Je me rendais aux courses de Bilbao.
Venu de San-Sebastian, je longeais la côte basque et m’arrêtai, pour y coucher, dans le bourg de Guettaria. Les hôtels étaient pleins. Il était onze heures du soir. Et l’idée de passer la nuit en plein air, par ce temps de pluie, ne me souriait pas. Sur l’indication d’un marchand de cigares, je me rendis dans une auberge dont le patron m’accueillit comme ailleurs : « Toute nos chambres sont prises, monsieur. » Comme j’insistais, en protestant que je dormirais sur un fauteuil, je vis la femme de l’aubergiste le tirer à l’écart, lui parler à l’oreille. Ils discutèrent, un moment, à voix basse. Enfin l’homme fit, hésitant :
« Nous avons bien une chambre, monsieur. Seulement, elle devrait rester occupée…
– Qu’est-ce à dire ? Est-elle libre ou non ? Si elle l’est, donnez-la-moi vite, car je suis recru de fatigue.
– Elle est libre et elle ne l’est pas. Elle est occupée par un voyageur, ou plutôt par le corps d’un voyageur, qui vient de succomber, ce matin, à une attaque. Le médecin des morts sort d’ici et nous avons le certificat de décès en règle. On devait mettre le corps en bière demain, au petit jour. Mais, si vous y tenez, on peut l’y porter tout de suite, et nous vous donnerons la chambre. »
J’étais fourbu. Un orage éclatait. La pensée de me remettre en quête d’un logement m’accablait. Je demandai à voir le certificat de décès et vérifiai que la mort n’était pas due à une maladie contagieuse. On me fit entrer dans la chambre. L’homme reposait sur le lit, tout rigide. Aucune odeur cadavérique. L’aubergiste et deux garçons le transportèrent hors de la pièce, que je fis aérer pendant une heure, tandis qu’on changeait la literie. Je dormais debout. Enfin, tout fut prêt. Je me déshabillai et me couchai.
Je ne suis pas peureux. D’esprit très rassis, je considère toutes choses du seul point de vue de la raison. M’allonger dans le lit d’un mort ne me gênait qu’hygiéniquement. Or, à cet égard, j’avais pris toutes les précautions possibles. « À l’auberge comme à l’auberge, me dis-je. Si mon hôte m’avait caché la situation, il aurait pu me faire dormir, sans que je m’en doute, dans les draps mêmes du trépassé. Tout va bien. » Et je me laissai aller au sommeil.
Au milieu de la nuit, je m’éveillai. Il me semblait être interpellé par une voix sourde et rancunière. Je prêtai l’oreille, dans les ténèbres. Et tout à coup, ma chambre s’éclaira d’une sorte de lueur violette Et, peu à peu, je distinguai l’homme qu’on avait mis en bière. Il se tenait debout, au pied de mon lit, drapé dans son linceul, nimbé d’une fluorescence mauve, et ses yeux luisaient méchamment. Immobile, il dardait sur moi son regard, et, un bras tendu vers moi, m’apostrophait. Il me signifiait que j’étais un criminel, qu’il n’était pas mort et qu’en le chassant du lit qu’il occupait, je l’avais tué ; que je porterais ce remords toute ma vie…
À ce moment, je m’ébrouai, et me dressai brusquement sur mon séant, croyant avoir rêvé. L’homme était toujours là au pied de mon lit, me regardant. Alors, je l’avoue, j’eus peur, peur à crier. Affolé, haletant, je fis craquer une allumette, et, la lumière une fois faite, je poussai un profond soupir de soulagement : la vision avait disparu. Oui, je devais avoir rêvé ; ou bien je venais de subir une hallucination. Je me recouchai, laissant la lumière allumée. Mais, malgré tous mes efforts, je n’arrivai pas à me rendormir.
Le lendemain matin, je me levai assez mal en point, n’ayant qu’une idée en tête : quitter au plus vite cette désagréable auberge. En descendant payer mon hôte, je le vis sortir d’une salle basse, d’où s’échappaient des voix. Je l’interrogeai. Il me dit, fort troublé :
« Une chose étonnante, Monsieur ! Et qui nous angoisse tous… Hier soir, nous avons cloué proprement sur le mort le couvercle de la bière. Eh bien, ce matin, nous avons trouvé ce couvercle fendu, presque brisé, et le cadavre… Mais venez voir, si vous voulez… »
Je le suivis dans la salle basse. On avait retiré le couvercle du cercueil. Et je vis le mort qu’on y voyait étendu, la veille, tout droit, je le vis crispé dans des contorsions figées du corps et du visage comme si, mis en bière vivant, il avait tenté des efforts suprêmes pour s’évader de sa prison.
Je faillis laisser échapper un cri. Je faillis raconter ma vision nocturne. Je me tus, payai l’hôte et m’enfuis.
… Il y a longtemps que m’advint cette aventure. Mais, sans croire à la réalité de la vision, je me demande, encore aujourd’hui, si, entre cet homme et moi, depuis le moment où il tenta de briser sa bière jusqu’à celui où, de la léthargie, il passa à la mort vraie par étouffement, je me demande s’il n’est pas né, entre nous, une correspondance télépathique, et s’il n’a point jeté, du fond de son cercueil, les reproches affreux que sa forme me lança, au pied du lit dont je l’avais chassé.
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(Henri Falk, « Les Contes du Gil Blas, » in Gil Blas, trente-sixième année, n° 18547, mercredi 25 mars 1914 ; Vincent van Gogh, « Crâne de squelette fumant une cigarette, » huile sur toile, 1885-1886)
☞ Ce conte a été repris, avec quelques modifications, sous le titre : « Télépathie ?… » dans L’Avenir du vendredi 9 avril 1920.
HENRI FALK : TÉLÉPATHIE ?…
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Au cours d’un voyage en Italie, je m’arrêtai, pour y passer la nuit, dans une auberge de village. Il était tard, près de dix heures, et la pluie tombait avec force. Mais l’aubergiste me déclara :
« Je regrette de ne pouvoir vous loger. C’est demain jour de marché et toutes nos chambres sont pleines. »
L’averse redoublait. Où aller ? Point d’autre hôtellerie. J’insistai, déclarant au patron que je dormirais où il voudrait, même dans sa remise. Je vis alors sa femme le tirer à l’écart et lui parler bas. Ils discutèrent un moment. Enfin l’homme me dit, hésitant :
« Nous avons bien une chambre qui ne sert point. Seulement… elle est occupée… sans l’être… »
Je m’impatientai :
« Que voulez-vous dire ? Est-elle libre ou non ? Si elle est disponible, donnez-la-moi tout de suite. Je paierai ce qu’il faudra. Mais dépêchez-vous. Je suis recru de fatigue.
– Je vous répète, Monsieur, me dit le patron à mi-voix, que la chambre est libre et ne l’est pas. Il y a dedans un voyageur, ou plutôt le corps d’un voyageur qui est mort, tantôt, d’une attaque… Le médecin qui constate les décès sort d’ici. Il est venu du bourg en hâte… Un docteur bien savant, mais bien affairé, Monsieur !… Bref, il nous a signé le certificat en règle : nous devons mettre le corps en bière, au petit jour, et nous préviendrons la famille. Si vous tenez tant à coucher ici, nous pouvons le porter tout de suite dans son cercueil, qui se trouve au fond de la remise. Nous vous donnerons la chambre jusqu’à demain. »
Je demandai à voir le certificat de décès et constatai que l’aubergiste disait vrai. La mort n’était pas due à une maladie contagieuse. J’étais fourbu, après une marche de six lieues en pleine campagne. Par ailleurs, je ne suis pas superstitieux : me coucher dans le lit d’un mort ne me préoccupait qu’au point de vue de l’hygiène.
« Menez- moi dans la chambre, » répondis-je à l’homme.
*
Point d’odeur. Le cadavre était étendu sur le lit. L’aubergiste et deux garçons le transportèrent hors de la pièce que je fis aérer largement, tandis qu’on changeait la literie. Je dormais debout. Enfin, tout fut prêt. Je me déshabillai et me couchai.
« À l’auberge comme à l’auberge, songeais-je en me glissant sous la couverture. En somme, mon hôte est consciencieux. Il aurait pu me cacher la situation et me faire coucher dans les draps mêmes du trépassé. Si j’avais appris la vérité le lendemain, voilà qui m’eût été désagréable ! Enfin, tout va bien… »
Et je me laissai aller peu à peu au sommeil.
… Durant la nuit, je m’éveillai : il me semblait entendre une voix m’interpeller, une voix sourde et courroucée… Je soulevai la tête et prêtai l’oreille, le cœur battant, dans les ténèbres… Et, tout à coup, ma chambre s’éclaira d’une sorte de lueur livide… Et, dans cette lueur, je distinguai, soudain, l’homme que l’on avait mis en bière ! Il se tenait debout, an pied de mon lit ; son corps demeurait vague, mais son visage apparaissait précisément, baigné d’une étrange lumière fluorescente. Immobile, il dardait vers moi son regard, à la fois furieux et chagrin, et, le bras tendu, m’apostrophait… Il m’injuriait en déclarant que j’étais un criminel, qu’il n’était pas mort comme on l’avait dit, et qu’en le chassant du lit qu’il occupait, je l’avais tué ; que je porterais ce remords toute ma vie…
À ce moment je m’ébrouai, je me dressai brusquement sur mon séant, croyant avoir rêvé jusqu’à présent : l’homme était toujours là, immobile, au pied du lit, me regardant ! Alors, je l’avoue, j’eus peur, peur à hurler ! Affolé, haletant, je fis craquer, les mains tremblantes, une allumette, les yeux fixés sur l’homme qui, peu à peu, recula… Quand l’allumette enfin projeta sa lumière, la lueur livide s’effaça et, quand la bougie placée sur ma table de nuit éclaira la pièce, je poussai un profond soupir : la vision avait disparu…
Je laissai la flamme allumée… Et je me mis à réfléchir : un rêve ? Non : j’étais certain d’avoir vu, éveillé… Alors, une hallucination ?… Oui, une hallucination persistante, due à mon état nerveux, à la fatigue… Deux heures du matin, seulement… Je me recouchai, mais, malgré mes efforts, ne parvins pas à me rendormir.
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Dès l’aube, je me levai, mal à l’aise, n’ayant qu’une idée : quitter au plus tôt cette auberge. Je m’habillai rapidement et descendis payer mon hôte. Je le vis sortir d’une salle basse d’où s’échappaient des éclats de voix. J’allai à lui et remarquai son trouble, dont je lui demandai la cause. Il me répondit, fort ému :
« Une chose étonnante, Monsieur… Et qui nous serre le cœur… Vous êtes dans le secret : on peut vous dire… Hier soir, après avoir transporté le corps dans la remise, nous l’avons couché dans la bière, dont nous avons soigneusement cloué le couvercle… Eh bien, ce matin, un de mes garçons a trouvé le couvercle fendu, presque brisé, et le cadavre… Mais venez voir, si vous voulez… »
Je le suivis. On avait retiré le couvercle du cercueil. Et je vis le mort que, la veille, on y avait étendu droit, je le vis crispé dans des contorsions pétrifiées, comme si, mis en bière vivant, il avait tenté des efforts suprêmes pour s’échapper de sa prison.
Je faillis pousser un cri… Je fus sur le point de raconter ma vision nocturne… Je trouvai la force de me taire, payai l’hôte et m’enfuis.
… L’aventure date de longtemps. Mais j’y ai souvent songé. Bien entendu, je ne crois pas à la réalité de ma visite. Mais je me demande, si, entre cet homme et moi, depuis le moment où il tenta de briser sa bière jusqu’à celui où il succomba aux efforts, depuis l’instant où il sortit de sa léthargie jusqu’à celui où il subit la mort vraie, par étouffement, je me demande et me demanderai toujours s’il ne s’est pas noué, entre moi et cet homme, une correspondance psychique, une communication télépathique, et s’il n’a point jeté, du fond de son cercueil, les reproches affreux que sa forme me lança, au pied du lit dont je l’avais chassé.
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(Henri Falk, in L’Avenir, troisième année, n° 760, vendredi 9 avril 1920 ; Paul Delvaux, « Squelette, » huile et media sur panneau, 1944)