Aux camarades du Bois-le-Prêtre,

In memoriam.

 
 

Oui, je l’ai étranglé. Ici. De mes mains.

Je n’ai pas pu m’en empêcher.

Je l’ai étranglé il y a trois jours, bêtement, pour une plaisanterie, pour une simple plaisanterie.

Il s’est maintenant volatilisé. C’est fini. Il n’en reste rien.

Le corps des Martiens n’est pas fait comme le nôtre. Il ne laisse pas de résidu solide. Il se volatilise. Il s’évapore.

Et depuis trois jours, un remords atroce me hante. Je ne dors plus. Je deviens fou. J’ai dû me tromper. Je ne devais pas tuer cet être, car cet être apportait à la Terre une qualité d’humour inconnue des humains.

Mais il faut que je vous raconte.

J’ai trouvé le Martien dans mon jardin, il y a trois mois, un matin. Il m’a dit par la suite que l’appareil compliqué, résultat de cent années de travail personnel, qui l’avait transporté sur la Terre, s’était anéanti en tombant dans la rivière. Notre eau détruit, semble-t-il, la matière martienne.

Le Martien s’était traîné dans mon jardin et évanoui.

Quand j’aperçus cet être à l’apparence mécanique, pourvu d’un œil, de deux bouches et de quatre paires de membres propres indifféremment à tous les usages auxquels sont aptes nos bras et nos jambes, je fus stupéfait et un peu effrayé. Comme il paraissait faible et inoffensif, je tentai de le ranimer et y parvins assez rapidement.

Mais tout cela importe peu ; ce qu’il me faut raconter, c’est pourquoi je l’ai tué. Sachez seulement que je m’attachai à mon Martien et que j’entrepris de lui apprendre à parler, à lire et à écrire. Il fit preuve d’une intelligence, d’une faculté d’adaptation fantastiques. Au début, nous correspondîmes par gestes, mais, en moins de deux mois, il parlait couramment notre langue et il put commencer à me donner mille détails sur Mars, ses habitants, ses coutumes et le degré de sa civilisation, apparemment fort avancée. Les nombreuses notes que j’ai prises me permettront d’écrire un ouvrage considérable sur Mars et les Martiens, dont les mœurs sont, en somme, très voisines des nôtres. Si je ne deviens pas complètement fou ! Car le souvenir de cette soirée…

Cela s’est passé le jour qu’il aborda l’histoire de sa planète. Il m’en avait auparavant décrit la faune, la flore, la géographie, les peuplades et mille choses intéressantes. Les Martiens n’existent que depuis mille ans au plus, mais, comme l’intelligence du Martien moyen dépasse celle de l’Humain de génie et que sa vie dure couramment trois ou quatre cents ans, l’histoire de Mars est précipitée et dramatique. La civilisation actuelle de Mars n’est parvenue à dépasser la nôtre qu’au prix d’efforts « surmartiens » et de conflits violents entre les différents peuples de la planète.

Mon Martien en était arrivé au récit de la dernière guerre qui mit nécessairement aux prises les deux plus puissantes nations, l’une, la sienne, plus fine, plus cultivée, plus riche, ayant été attaquée par l’autre, plus grossière, plus méchante et douée d’une fécondité qui la pousse à chercher en dehors de ses limites des débouchés. Il me racontait comment son pays, après une lutte épique de plusieurs années qui lui coûta des millions de sujets et des monceaux de barine (le barine martien remplace là-haut notre or), réussit enfin à repousser l’invasion de l’ennemi, à libérer son sol et à obtenir la victoire des armes.

« Peut-être, dis-je, signez-vous aussi des traités de paix ?

– Oui, mais ils ne sont que de pure forme et n’engagent nullement l’avenir, » répondit le Martien de la curieuse petite voix qui sort de sa bouche gauche, la droite ne lui servant qu’à prendre sa nourriture.

Je m’étonnai.

« Oui, m’expliqua-t-il ; au gré des circonstances, on les modifie par la suite.

– Mais comment parvenez-vous à assurer votre sécurité ?

– Notre sécurité ? interrogea le Martien.

– Oui, vous cherchez évidemment à éviter le retour d’une nouvelle attaque de l’adversaire.

– Ah ! oui.

– Et, pour ce faire, vous lui imposez une contribution de guerre ?

– Non, repartit le Martien ; bien au contraire, nous lui prêtons du barine pour l’aider à relever ses finances.

– Vous le désarmez, alors ?

– Non, nous contrôlons seulement ses armements. Ainsi savons-nous avec précision à quelle époque la force de son armée dépasse la nôtre.

– Ah bah ! fis-je, stupéfait.

– Et nous ne risquons point d’être surpris ! »

Je crus comprendre et questionnai à nouveau :

« Vous augmentez donc vos armements dans la proportion voulue ?

– Nous désarmons au contraire.

– Non ?

– Et confions à notre adversaire la garde de nos frontières. »

Je le regardai. Il ne riait pas. Les Martiens, d’ailleurs, ne savent pas rire. Je demandai :

« Sans doute les chefs et les soldats qui vous ont donné la victoire gardent-ils le gouvernement du pays ?

– Vous ne voudriez pas ! rétorqua-t-il.

– Que font-ils donc ?

– J’avoue l’ignorer, dit-il avec une bonhomie désarmante. Je n’ai plus entendu parler d’eux depuis la guerre. D’ailleurs, l’atmosphère qu’ils respirent est nuisible au pays. De temps à autre, l’un d’eux meurt encore des suites de ses blessures. Bah ! c’est à passer aux profits et pertes de la guerre !… »

Je repris :

« Mais alors, qui donc assume le gouvernement ?

– Les autres, voyons !

– Quels autres ?

– Ceux qui n’ont pas combattu : ce sont les hommes de la paix.

– Les hommes de la paix ? » bégayai-je, stupide.

Sa voix s’enflait. J’y crus discerner la colère.

« Ceux qui n’ont pas fait la guerre font la paix. C’est pourtant bien simple. Le même ne peut être apte à toutes choses. »

J’essayai de préciser :

« Voulez-vous parler de ceux qui, trop âgés ou malades… »

Il m’interrompit :

« Oui, aussi ; mais ils sont moins désignés pour faire la paix que ceux qui ont montré par des actes leur dégoût de la guerre. »

Je réfléchis :

« Ainsi, selon vous, l’officier qui rendit son épée, ou vendit son bateau à l’ennemi…

– Doit être triomphalement élu député ! acheva le Martien.

– Le général qui fut responsable d’une défaite… »

Il n’hésita pas.

« Inutilisable pendant la guerre, il est le type même du général de la paix. On le charge d’un nouveau commandement, puisqu’il n’y a plus à se battre.

– Ce n’est pas possible !

– Comme les Terriens sont donc en retard ! fit-il, méprisant.

– Supposez cependant qu’un homme d’État ait tenté, pendant la guerre, de se rapprocher de l’ennemi à l’insu de son pays ? demandai-je encore.

– Il est tout désigné pour devenir le chef du gouvernement, répondit-il. Quelle meilleure garantie pouvons-nous, en effet, offrir à nos voisins qu’aucune haine, qu’aucun désir de revanche ne nous anime ? Quel meilleur moyen de leur enlever jusqu’à l’idée de nous attaquer de nouveau ?… »

Je n’en entendis pas davantage. Dans un éclair, j’entrevis les hommes apprenant ces méthodes de la bouche de mon Martien et j’imaginai ces méthodes exerçant sur notre Terre des ravages indescriptibles. Un réflexe me jeta à la gorge du Martien… Ensuite seulement, je réfléchis… Et maintenant, je frémis : j’ai tué l’être le plus remarquable qu’il me fût donné d’approcher… Tout à l’heure, j’en avais l’intuition. Depuis que j’ai posément reconstitué notre dialogue, j’en suis certain. Cet être était un génie de l’avenir. Que voudriez-vous qu’il fût d’autre ? Et pour une plaisanterie, pour une plaisanterie que je n’ai pas comprise sur-le-champ, je l’ai tué… Imbécile !
 
 

 

–––––

 
 

(Ivan Noé, in Le Nouveau Siècle, journal de la fraternité nationale, n° 12, jeudi 14 mai 1925 ; les illustrations de Félix Jobbé-Duval et de Jean Dharm sont extraites du numéro de La Baïonnette, consacré à « la Guerre vue des autres Planètes, » quatrième année, n° 175, 7 novembre 1918)