L’âme du thé monta, bleuâtre et odorante, flotta, intime et confortable, dans l’atmosphère banale de ce salon d’hôtel, familiarisé pourtant déjà par les photographies encadrées, la lampe et la pendule de voyage, tous les bibelots inutiles et nécessaires dont la marquise Nani della Sorezana faisait, partout où elle allait, le décor portatif de sa vie cosmopolite.

Par les fenêtres, ouvertes pour l’accueil du printemps, le bruit fracassé de la rue de la Paix entrait avec le torrent poudreux des rayons solaires ; la gaieté tumultueuse du pavé de Paris, la santé pâle et délicieuse du ciel de France enveloppaient la causerie des deux amies retrouvées en ce point central d’Europe, l’une venue des pays verts et mornes de la Grande-Bretagne, l’autre des pays veloutés et bleus d’Italie.

Et lady Harriett Melfort murmura :

« Ma chère Béatrice, je ne vous reconnais pas tout à fait : il y a une ombre dans vos yeux, un reflet d’obscur et de triste. – Pourquoi ? Vous ne me dites rien que d’heureux sur les vôtres. Comment pouvez-vous avoir une peine sans moi ? »

Un soupir gonfla les narines palpitantes de la marquise, pendant qu’une confusion légère rosait la nacre de ses joues.

« Oh ! chère Harriett, c’est si stupide !

– Qu’est-ce qui est stupide ?

– La peur… l’horrible peur… »

Elle frissonna ces mots, regardant autour d’elle comme s’ils devaient être entendus par quelqu’un.

« Oui, j’ai peur, toujours ; toujours autour de moi, je sens la caresse d’une menace, le coup d’éventail du malheur… et c’est si ridicule, pourtant, chère…

– Vous, si brave ; vous qui avez tant ri de mes terreurs d’Anglaise ! Auriez-vous vu le fantôme de Cecil-Towers ?

– Pas de spectre, non. Pis que cela.

– Quoi donc ?

– La voiture de la mort.

– Tenez, je vais vous conter en deux mots cette histoire ; je ne l’ai dite à personne… personne – vous la saurez, vous. »
 

*

 

« Il y a quinze jours, j’étais chez moi, à Belmonte, où je voulais me reposer pendant les premières semaines de printemps. Mon mari retenu à Rome, j’étais seule dans le château avec ma femme de chambre Félicia et deux autres domestiques. Il faisait déjà très chaud et je passais toutes mes après-midi dans mon petit salon frais que vous connaissez, qui donne sur cette cour cloîtrée d’où, par la grand-porte ouverte sur l’horizon, on voit blanchir, même en août, les ondulations des Alpes. J’étais étendue sur ma chaise longue, fumant, je vous l’avoue, une de ces cigarettes que vous ne me pardonnez pas. L’éclat de la cour, pleine de lumière, frappait mes yeux, glissé à travers les planchettes du store : cette clarté m’avait assoupie un moment, quand soudain la sensation d’un obscurcissement léger passa sur mes paupières, les fit se lever.

Dans la cour, arrêté devant ma fenêtre, il y avait un corbillard attelé de deux chevaux. Un de ces corbillards si singuliers des villes de provinces italiennes. Je me levai, je regardai mieux… je ne me trompais pas. Un cocher tenait les guides ; je vois encore la figure de cet homme, de grosses moustaches noires dans une face aplatie et blême – et, chère Harriett, cet homme me faisait signe de monter !

– Quelle horreur !

– Vous savez que j’ai assez de sang-froid ; je l’ai bien fixé pour m’assurer que je ne dormais pas debout ; puis j’ai sonné Félicia. Je lui ai dit :

« Voyez donc dans la cour ; il me semble que j’ai entendu le bruit d’une voiture. »

Elle a regardé. « Non, madame, il n’y a pas de voiture. » En effet, je n’en voyais plus non plus. « C’est bien, lui dis-je ; je me suis trompée. » Elle s’en va et, de nouveau, je m’approche du store. La voiture était là, avec ses deux chevaux noirs et ce cocher blafard qui me faisait signe. Je sonne encore une fois ; Félicia arrive. « Je vous dis qu’il y a une voiture dans la cour ; regardez. » Elle avait l’air complètement ahurie : « Mais il n’y a rien ; que madame la marquise regarde elle-même. » En effet, plus de voiture. « Allez demander au portier s’il a vu entrer quelque chose. » Seule, mes yeux, malgré moi, se jettent vers la fenêtre : ils étaient là !

Ma foi, je me suis sauvée ; j’ai couru chez le portier, je lui ai crié : « Vous ne faites donc pas attention ; vous laissez entrer des voitures sans avertir ! » Il a dû me croire folle et Félicia aussi. Nous sommes sortis dans la cour et tous deux m’ont dit d’un ton narquois : « Madame la marquise voit bien qu’il n’y a rien. »

Et il n’y avait plus rien !

– Qu’est-ce que vous avez fait ?

– Je suis partie le soir même pour Rome et, comme là, j’ai trouvé votre lettre, je me suis décidée à aller au-devant de vous en France.

– Vraiment, chère amie, c’est très byronien, ce que vous me racontez ; cela donne le petit frisson. Mais vous avez dû être trompée par un jeu d’ombre et de lumière, peut-être par une hallucination, comme nous disons en anglais. C’est cela qui vous attriste ?

– Vous ne croyez pas que ce soit un présage ?

– That’s extravagant! Il ne faut pas vous laisser dominer par cette idée ; heureusement que je suis là ; allons, je vous emmène.

– Où donc ?

– Je vais voir la comtesse Sternitz qui m’a fait dire qu’elle était au Cosmopolitain-Hôtel depuis deux jours. Vous la connaissez, elle vous aime tant. Allons à pied, voulez-vous ?
 

*

 

Les deux femmes, avec cette allure lente des étrangères qui traversent nos foules sans s’y mêler, et comme gardant un peu d’extra-territorialité à la semelle de leurs bottines, remontèrent le boulevard.

L’heure était fiévreuse ; celle de cinq heures avec les terrasses des cafés pleines de monde, la descente et la montée continue des voitures entraînant avec elles, comme les icebergs d’une débâcle polaire, les masses jaunes des omnibus et l’atmosphère effarante de rumeurs et de cris créée par les mille voix des vendeurs de journaux. Un peu raides toutes deux dans leurs costumes britanniques, leurs blondeurs différentes, l’une pâlie et lunaire, glacée d’argent par les brumes décolores, l’autre maniée de soleil, tiède et vivante comme des rayons, laissèrent leur sillage dans un doux et rare parfum où flottait ce mot des Parisiens, – vocable sympathique et dédaigneux : « des étrangères. » Elles fendaient les courants de la foule, ignorantes de ces faufilades et de ces souplesses que savent les moins piétonnes des Parisiennes.

Au milieu de la cour, dans le hall vitré de l’hôtel, une gerbe d’eau mousseuse et blanche, retombant comme les pétales d’une grosse fleur, remplissait l’air sonore et figé du bruit cristallin de ses gouttes retentissantes ; à quelques pas de Paris, l’Italienne et l’Anglaise se trouvèrent loin ; de nouveau chez elles, dans la cosmopolite patrie. Aux tables du café, les buveurs confortables et distraits ne les gênèrent point d’œillades ; elles gravirent les marches du perron, s’approchèrent de l’ascenseur, prêt à s’élever dans sa cage.

L’interprète, debout devant la porte, le corps raide dans son uniforme et l’œil fixe sous sa casquette galonnée, les invitait d’un geste.

Et soudain, lady Harriett vit son amie reculer, affreusement pâlie. Son doigt se levait vers l’employé, et sa voix murmura, avec une terreur qui s’étranglait dans sa gorge :

« Lui, l’homme de Belmonte ; le cocher du corbillard ; je le reconnais, c’est lui. »

Elle contraignit sur lui ses regards, mais dans cette violence d’énergie ses nerfs se rompirent et la marquise Nani s’évanouit.

La machine en ce moment s’élevait de son mouvement aisé d’ascension facile ; elle disparaissait dans le trou carré du plafond, hissée sans effort apparent sur ses rails perpendiculaires. Dix secondes après, un cri immense, un seul cri déchirait les voûtes, et l’appareil, rompu par un inexplicable accident, venait, avec sa charge humaine, s’écraser sur le sol soudain rouge.

Les yeux de la marquise, en s’ouvrant, rencontrèrent ceux de son amie ; de la salle de lecture où on l’avait étendue sur un divan, on entendait au-dehors les gémissements, les fracas et les courses de la population de l’hôtel en fièvre.

« Tous morts ? » demanda-t-elle dans un sanglot.

Lady Harriet baissa silencieusement la tête.

« Ah ! ce cocher, s’écria la marquise, comme j’ai bien fait de ne pas vouloir qu’il m’emmène ! »
 
 

 

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(François de Nion, in Le Gaulois, trentième année, troisième série, n° 5261, jeudi 2 avril 1896 ; illustration de couverture pour Le Charretier de la Mort de Selma Lägerlof, « Bibliothèque Marabout fantastique, » n° 396, Gérard et Cie, 1972 ; « La Peste à Elliant » lithographie de J. Moynet d’après Louis Duveau, 1852)