VI
LE MAÎTRE DES TROIS ÉTATS
Là-dessus, il se dirigea vers la cabine portant l’inscription : « Vestiaire. » Comme je l’interrogeais du regard :
« Les habits ne gênent en rien l’opération, me dit-il. Mais le courant magnétique les ronge. De sorte qu’il convient du revêtir le moins d’effets possible ; il est bon d’enlever également toute bague, chaîne, montre, etc., dont le métal se trouverait profondément altéré. Je vous demande une minute. »
Il entra dans la cabine et reparut un peu après.
Il monta sur l’estrade et opéra sur la plaque de marbre appliquée au mur les manœuvres nécessaires à l’envoi du courant. Puis il escalada le plateau de graphite.
« Peut-être n’avez-vous pas remarqué ceci, » me dit-il. Et il me désigna, contre la face interne du tableau de marbre placé près du plateau, une sorte de compteur sur le cadran duquel j’aperçus une aiguille et deux mots inscrits : « pâte » – « brume. »
« C’est une simple horloge électrique. Je place, selon le cas, l’aiguille face au mot « pâte » ou au mot « brume. » L’état demandé sitôt obtenu, le courant se trouve automatiquement coupé. En effet, je n’aurais plus la force de manœuvrer les commutateurs ni de descendre du plateau où me maintient la puissance du champ magnétique. Pâte ou brume ?
– Vous allez me trouver exigeant, maître. Je voudrais pâte et brume.
– Soit. Allons-y. »
Pitoulet se tenait debout sur le plateau ; il mit l’aiguille au mot « pâte, » manœuvra les commutateurs, eut un tressaillement. Ses cheveux se dressèrent un peu ; puis il sembla éprouver une courte nausée. Un instant après, il parla :
« L’expérience n’empêche pas de causer. Seulement, ma voix va devenir de plus en plus maigre et ténue.
– Alors, maître, dites-moi ce que vous éprouvez.
– Un vague mal de cœur, passager ; j’éprouve à présent l’impression que je ne sais quoi d’élémentaire fuse de moi, par tous mes pores ; qu’une espèce de densité moindre de tout mon être s’élabore… c’est une sensation très curieuse d’allégement et d’affaissement à la fois… Voyez, je commence malgré moi à fléchir sur mes jambes… crac… »
Il avait dû s’agenouiller ; à leur tour, ses cuisses faiblirent et il prit la position du crapaud. Je me plaçai à sa hauteur ; il poursuivit :
« Tout en moi s’amollit, mon cerveau comme le reste. Cependant, mes facultés demeurent : c’est donc que le cerveau comporte autre chose que la matière cérébrale. Contribution intéressante à l’étude des « relations du corps à l’esprit. » M’entendez-vous toujours bien ?
– Votre voix faiblit, maître. »
Il s’écroula sur le ventre et se tassa de plus en plus, mollusque humain. Tout à coup une sonnerie tinta.
« Le courant est coupé, me dit-il. Écartez-vous un peu, je vous prie. Je vais descendre. »
Ses bras glissèrent le long du plateau que ses mains dépassèrent : elles s’allongèrent alors, coulèrent, si l’on peut dire, sirupeuses, vers le plancher ; les bras suivirent, puis la tête, puis tout le corps. Et, comme le fox, comme le cobaye, ce grand savant se mit à ramper poussivement. Après avoir parcouru deux mètres, il m’appela : « Cabri » ; et sa voix ressemblait au bêlement d’un agnelet. Il essayait de relever la tête qu’il maintenait avec effort à quelques centimètres au-dessus du sol. Je me jetai à quatre pattes et prêtai l’oreille. Il me dit :
« Vous allez m’aider à me tasser dans un coin. Nous causerons plus commodément. »
Je compris alors tout le sens de l’expression populaire « ramasser à la cuiller. » Je rassemblai, – toutes proportions gardées, – cet amas mou, comme un pâtissier ferait une pâte de tarte, et l’accotai contre le mur, en ayant soin de disposer le séant en bas et la tête en haut. L’opération terminée, Pitoulet me gratifia d’un sourire aplati qui me parut du dernier ridicule. Il me semblait voir son image réfléchie dans un miroir terriblement convexe.
« Asseyez-vous près de moi, dit-il. Vous aller m’aider dans quelques expériences auxquelles je n’ai pu procéder seul. Ouvrez un placard que vous verrez dans la cabine ; vous y trouverez un entonnoir, un litre de lait et des œufs. Apportez-les. »
J’obéis et j’expérimentai, – sur ses indications, – la possibilité de nourrir l’organisme pâteux en versant, à l’aide de l’entonnoir, du lait et des œufs crus dans la bouche.
« Excellent, déclara-t-il. Ces aliments zigzaguent en moi de la façon la plus agréable. Placez devant mes yeux un journal. »
Ainsi fis-je. Il lut avec difficulté, la vue étant gênée par les paupières trop flasques ; son nez demeurait sensible aux odeurs ; l’ouïe était améliorée, par une heureuse influence de l’état pâteux, – croyait-il, – sur la périlymphe et sur l’endolymphe de l’oreille interne. Puis je le couchai et lui étirai le corps jusqu’à la longueur de quatre mètres quarante ; je le tassai de nouveau et le comprimai jusqu’à en faire un ballot de cinquante centimètres, sans qu’il éprouvât la moindre douleur ; mais il fut pris de suffocations et je desserrai mon étreinte. Les poils demeuraient tels ; les ongles et les dents, un peu plus durs que le reste du corps, avaient la consistance du caoutchouc. Je pus exercer sur ses membres toutes les torsions imaginables, et lui nouai les bras en tresse sans l’incommoder un moment. Les parties du corps soutenues par le squelette étaient un peu moins molles que les autres, et j’éprouvai une résistance plus forte en imprimant mon doigt dans le crâne qu’en l’enfonçant dans l’abdomen.
« Et alors, demandai-je, vous en avez pour trois heures ?
– Mais non, ami Cabri, puisque vous êtes ici. Hier, j’ai dû passer la nuit pâteux, ne pouvant redresser mon corps ni mes bras jusqu’aux commutateurs. Mais vous allez, vous, me reposer sur le plateau, placer l’aiguille du cadran au mot « brume, » tourner les commutateurs dans le sens que je vais vous indiquer. Et vous m’allez voir brumeux.
– C’est entendu, maître. Toutefois, je me demande comment vous avez pu, hier, voyager à l’état pâteux depuis le laboratoire à votre chambre.
– En rampant une petite heure. Arrivé dans ma chambre, j’ai voulu me rendre compte de la puissance d’allongement d’une partie de mon organisme sous l’action de la pesanteur. Non sans peine, je passai, par la croisée très basse, ma main, qui se mit à couler le long du mur. C’est alors que vous l’avez remarquée. Il me fallut les plus grands efforts pour la ramener jusqu’à moi ; mais je fus aidé en cela par les aspérités de la pierre, points d’appui pour la reptation. Après quoi, je me glissai au creux d’un matelas préparé sur le sol et m’endormis jusqu’au moment de redevenir le Pitoulet normal. Voulez-vous me poser sur le plateau ?
– Voici, maître. »
Moitié tirant, moitié poussant, je le hissai sur l’appareil, fixai l’aiguille sur « brume » et redonnai le courant, selon ses indications. Après un moment, je le vis s’estomper ; en un instant, son corps devint flou, translucide, sans transparence à la façon d’un carreau dépoli. En même temps, il grandit jusqu’à toucher le plafond, ombre démesurée. Puis la sonnerie tinta. Il s’avança vers moi. Je reculai. Alors, j’entendis sa voix minuscule, pareille au miaulement d’un chaton, me demander :
« Vous avez peur ? Ne bougez pas. »
Je restai immobile et Pitoulet me traversa, ou plutôt je traversai Pitoulet sans difficulté aucune. Après quoi, je m’aperçus qu’un léger enduit gras revêtait ma face et mes mains. J’entendis un rire menu et, tendant vers le plafond mon oreille, je perçus l’explication :
« Les lipoïdes, autrement dit les graisses, ne passent pas complètement à l’état brumeux ; aussi laissent-elle une légère trace sur les corps qui les traversent ; et votre visage a justement franchi la partie la plus grasse de mon individu. C’est un détail sans importance. Transpercez-moi de cette canne. »
Je lui passai une canne au travers du corps et rencontrai le mur. Puis il posa ses mains sur mes joues : ce fut une tiédeur sans contact ; il me demanda de lui marcher sur les pieds et ma semelle ne rencontra que le plancher. Il demeurait, quoi que je fisse, indivisible, parce qu’il était insaisissable. Il reprit :
« Cette fois, j’en ai pour trois heures. Je ne veux pas vous retenir tout ce temps. Vous partirez quand vous voudrez. Je n’ai besoin de rien. À l’état brumeux, c’est l’euphorie parfaite. »
Il était deux heures du tantôt. Je lui tins encore compagnie un moment, et m’en allai faire quelques courses, après avoir promis de revenir dîner. À huit heures du soir, j’étais là, et le retrouvai solidifié, très gai.
« À table ! s’écria-t-il. J’ai un appétit féroce.
– Et tout s’est passé, demandai-je, sans incident ?
– Sans incident aucun. Une demi-heure avant la solidification, on éprouve une souffrance vague, à la fois superficielle et profonde, une vibration suraiguë de tout l’être. Il y a là une sorte de « point critique » qui coïncide avec les prodromes du retour à l’état normal. Au cours de ce travail intérieur des tissus, l’état brumeux persiste ; soudain, douleur instantanée. Et c’est fini, l’on se trouve dispos, solide comme devant. À présent, il s’agit d’imprégner de vin vieux l’ensemble de nos colloïdes. Qu’en pensez-vous ?
– Je pense, fis-je en m’asseyant, que c’est une idée géniale, comme toutes les vôtres, mon cher maître, et que je demeure, en face de votre découverte, confondu d’admiration.
– Vous avez raison, dit-il, non sans fierté. J’ai, en résumé, réussi à provoquer sur les corps organiques la série des changements d’état correspondant à celle qu’on opère sur les corps inanimés. On fait passer la matière inorganique par les trois stades : solide, liquide, gazeux ; je fais passer, moi, la matière animée par les trois états : solide, pâteux, brumeux…
– Et vous méritez de ce fait, m’exclamai-je, en portant à mes lèvres un verre de Clos-Vougeot, vous méritez, comme les savants les plus illustres, une épithète étincelante ou un surnom rutilant, dont s’illumine votre mémoire à travers la postérité : je bois au « Maître des Trois États. »
Et nous trinquâmes, les yeux mouillés de tendresse.
(À suivre)
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(Henri Falk, in Mercure de France, vingt-huitième année, n° 460, 16 aout 1917 ; repris en volume sous la signature de Paul Plançon et Henri Falk, et sous le titre : La Fantastique Invention de César Pitoulet, roman extraordinaire, Lyon-Brotteaux : Edition Filmagazine, 1939. Illustration extraite de Jugend, 1917)