La route bifurquait à droite vers un bois de châtaigniers aux bogues entrouvertes, à gauche sur un sentier de chèvres. Je l’aperçus, ou plutôt il surgit devant moi, telles ces formes inconnues que rien n’appelle dans les rêves… D’où sortait-il ? Comment, sans s’être annoncé par son ombre ou le bruit de ses pas, le vis-je tout à coup appuyé à la croix de fer rouillée, planté sur le socle de pierre entre la châtaigneraie et le sentier de chèvres ? Je me le suis souvent demandé. Mais pourquoi s’étonner et soumettre aux lois habituelles celui qui tout seul supportait la plus grande exception du monde ?
Cette exception, je ne la découvris pas aussitôt. D’abord, je ne vis qu’un homme, jeune encore, grand, vêtu de noir, en veston et faux-col, dont les souliers se détachaient de leurs semelles comme sans doute ceux du juif errant. Un grossier sac de toile pendait à son épaule. Je devinais qu’il contenait ces morceaux de mie de pain que les mendiants vendent aux fermières pour leur volaille de maison en maison. Je l’interpellai.
« Où allez-vous ? »
Il me répondit :
« Tout droit.
– D’où venez-vous ? »
Il eut un geste vague.
« De loin. »
J’insistai :
« À quel endroit voulez-vous d’abord vous arrêter ? Je devine que vous n’êtes pas sûr de votre route. »
L’homme me regarda droit dans les yeux. Il avait des prunelles bleues un peu déteintes, comme celles des enfants naissants, des prunelles qui semblaient posées au bord des orbites sur les paupières mêmes. M’avait-il entendu ? Je réitérai mon offre par obligeance naturelle.
Ses yeux ne quittaient plus les miens et soudain, aussi nettement que si chaque lettre y avait été tracée en signes éclatants, j’y lus la réponse suivante :
« Votre amabilité, qui n’est que de la curiosité, m’importune. Passez votre chemin ! »
Fort penaud, j’allais me détourner, quand – hasard ou secrète attirance – mon regard de nouveau rencontra le sien, ce regard sans teinte et transparent que ne protégeait aucune paupière… Et pour la seconde fois, dans les yeux de l’homme, je lus sans effort :
« Va-t-en ! N’insiste pas. Oh ! que la solitude est bonne ! »
Avec aigreur, je m’apprêtais à répondre à ces yeux étrangement éloquents lorsqu’une voix douce parvint à mes oreilles (sa voix ! Comment en douter ? je voyais remuer ses lèvres).
« Merci, disait-elle. Comme vous êtes aimable ! Si ma présence ne vous importunait, je vous accompagnerais volontiers jusqu’au prochain village, mais je suis fatigué et préfère me reposer un peu… »
Et soudain une illumination se fit en moi. Je venais de comprendre ! Comprendre ? Pas tout à fait, mais du moins pressentir de quelle terrible anomalie souffrait cet homme appuyé à la croix de fer. Des yeux de très jeunes enfants que j’avais connus papillotaient en rangée lumineuse… Ce regard de la première enfance où se photographie sans discontinuer chaque pensée formulée ou secrète, serait-il possible que, depuis trente ou quarante ans, les yeux de cet homme l’ait conservé ! Une pitié horrifiée s’empara de moi. Le malheureux ! Comment pouvait-il vivre en société ? Pour mentir, il lui restait bien, il est vrai, une langue – aussi souple et servile que celle de ses frères civilisés. Était-ce suffisant ? Devina-t-il ma compassion ? Voici qu’il parlait à nouveau, tandis que ses yeux, pour la première fois, traduisaient exactement ses paroles :
« Avez-vous compris, et pouvez-vous encore m’en vouloir ? Une pensée qui s’inscrit dans les yeux ! Des yeux enregistreurs ! Vous n’en avez encore jamais rencontrés ? N’est-ce pas que c’est atroce, atroce ? »
Et parce que ses yeux, plus encore que sa voix, me parurent oh ! combien désespérés ! je n’osai plus m’éloigner de la croix de fer rouillée.
Il me dit alors :
« Je ne puis me rappeler quand je me suis, pour la première fois, aperçu de ma disgrâce. Avais-je cinq ans, six ans, sept ans ? Je trouvais ma mère sévère, mais surtout étonnamment perspicace. Je craignais beaucoup sa voix autoritaire et, sans sourciller, lui obéissais toujours. Mais la douceur acquise peut-elle entièrement étouffer les désirs de révolte ? Mes camarades de jeux, je le pressentais, ne valaient pas mieux que moi, mais leurs yeux à eux savaient mentir ! Quand ils répondaient : « Oui, maman, » en apparence soumis, secrètement révoltés, leur mère sans méfiance les embrassait tendrement. La mienne, hélas ! ne se contentait pas d’une obéissance extérieure… Elle prenait ma tête dans ses mains, me scrutait jusqu’au fond des yeux, puis, étouffant un cri de rage, à bras raccourcis, fonçait sur mes joues.
« Tiens… tiens… tiens… ça t’apprendra à penser que je suis ennuyeuse… qu’en cachette, tout à l’heure, tu me désobéiras… que les enfants sans famille sont bien heureux… »
Je n’y comprenais rien ! Qui me trahissait ainsi ? Ma mère était-elle devineresse ? Si passivement, si gentiment, je lui avais répondu : « Oui, maman ! »
Au collège, mes professeurs d’emblée me détestèrent. Je n’étais pourtant ni plus paresseux, ni plus indocile que la majorité des jeunes gens de mon âge, mais je ne pouvais comme eux celer mes tentations de paresse ni rendre secrète la riposte moqueuse que mes lèvres étouffaient par peur du châtiment. Quant à mes condisciples, bien que ma sympathie allât vers eux si franche, si nette que, dans mes yeux, mes pauvres yeux indiscrets, chacun pouvait s’en assurer, comment m’auraient-ils pardonné, de les jalouser parfois dans nos compétitions ? Or, qui, dans la vie, ne jalouse son prochain ? Personne peut-être, mais la jalousie se cache.
À dix-huit ans, j’aimais une femme. Elle se mira dans mes yeux, s’y trouva jolie, en fut flattée et m’en remercia. Un jour, où charmée d’elle-même et sûre de son pouvoir, elle riait à belles dents, je remarquai avec regret une ride au coin de sa bouche. Son rire s’étrangla. Elle pâlit, puis s’en alla. Je ne devais plus la revoir.
« Travaillons, me dis-je alors. Seul le travail sera capable de me faire oublier ma désespérante infirmité. »
Mes études achevées, je me trouvais fort embarrassé dans le choix d’une carrière. Mon père, vieux et fatigué, désirait que je prenne la suite de son commerce d’antiquités. J’acceptai pour lui faire plaisir. Je ne parvins pas, en un an, à traiter une seule affaire ! Même à travers les lunettes noires dont je m’affublais, les acheteurs apercevaient mes yeux et, impitoyablement, y traduisaient chacune de mes réticences. Or, comment faire fructifier un fonds de commerce, sans tromper le client ?
J’abandonnai sans regret le métier de mes ancêtres. Mais qu’allais-je devenir ? Préparer mon droit pour m’inscrire avocat, comme mon frère cadet ? Le métier par excellence du mensonge ! Avec une pensée qui s’inscrit dans les yeux, il ne fallait point y songer ! Prêtre ? En avais-je le droit ? Saurais-je cacher mes heures de doute à ceux qui viendraient puiser dans mon regard le bonheur d’une sécurité éternelle ? Médecin ? Je revoyais ma mère à son lit de mort… Horrifiée, apeurée, tremblante, elle détournait ses yeux des miens et mon père, dont le regard affirmait un espoir sans bornes que je savais héroïquement simulé, m’avait alors poussé hors de la chambre, par les deux épaules : « Méchant ! » Méchant ! parce que je n’avais pas su mentir, parce qu’à la mourante à qui je murmurais : « La guérison approche ; tu vas déjà beaucoup mieux… » mes yeux avouaient impitoyablement : « Le médecin a tenté sa dernière chance ; tu vas mourir. »
Des yeux où s’inscrit la pensée ! Je ne sais si vous vous imaginez ce mal horrible ? Ne jamais pouvoir mentir, ne jamais s’abriter derrière le silence, toujours parler ; voir se dérouler sans cesse, sur l’écran de vos yeux, les sentiments les plus enfouis, les plus informulés, ceux qui parfois – pudeur ou volonté ? – ne franchissent même pas le seuil de la conscience.
« Tu ne peux continuer à vivre en société !… Tu devrais t’isoler, » me dit enfin mon père. Et, parce que cette opinion impitoyable répondait à ma plus fréquente préoccupation, je résolus de m’y ranger.
J’avais hérité de ma mère une maison de campagne tapie dans un creux de vallon. Je ne vous dirai pas où s’élève cette maison, car il me déplairait que vous vous y arrêtiez pour surprendre, par-dessus le mur du jardin, son ancienne histoire… Sachez seulement qu’elle était basse, d’un seul étage, coiffée d’un pigeonnier branlant, et que des arbres très proches et très hauts laissaient parfois tomber leurs feuilles par ses fenêtres ouvertes. Des fleurs grimpantes, dont je ne sus jamais le nom, pareilles à des doigts sanglants, léchaient le mur tout autour de la porte. Un jardinet, planté de résédas, entourait la maison.
J’y arrivai un soir de printemps. Une femme du pays, qui connaissait autrefois ma mère, m’y avait, sur mon ordre, préparé mon ancienne chambre. J’en pris possession, défendis qu’on ouvrît les autres pièces et déclarai :
« Je désire ne voir âme qui vive. Les hommes ont peur de mes yeux, et moi j’ai peur des leurs… Vous seule, trois fois par jour, m’apporterez mes repas, dresserez la table au jardin s’il fait beau, ici, dans ma chambre les jours tristes, puis sans me regarder, vous repartirez. »
Je fus obéi à la lettre et un an se passa ainsi : lectures interminables, promenades solitaires autour du jardinet. Mais, à l’homme le plus amoureux de solitude, la solitude échappe…
Un matin du printemps suivant, comme j’étais assis devant la fenêtre de ma chambre ouverte sur un ciel de giboulées, je vis passer à hauteur de ma tête une femme jeune, une petite paysanne de comédie pastorale en corsage blanc et jupe rouge. Elle marchait lentement, frôlant le mur de la maison de sa main droite, comme une personne qui avancerait à tâtons. Je remarquai qu’elle tenait un pot de lait bien droit dans son autre main. Le plus poliment possible, je l’interpellai et m’informai de ce qui l’amenait chez moi. Elle s’arrêta, mais je fus surpris qu’elle ne se retournât pas vers la fenêtre. Le cou dressé, elle restait immobile. Je remarquai sur sa nuque veloutée un chignon de boucles blondes, puis, en me penchant de côté, son profil net, un peu tendu, et sur sa joue très fraîche l’ombre légère des cils baissés. Qui pouvait-elle être ? Son immobilité, son silence m’étonnèrent. Je me levai et sortis à sa rencontre. « Mademoiselle… (c’était une jeune fille ; au premier regard, je l’avais deviné) qui cherchez-vous ici ? »
Elle sursauta à ma voix toute proche, puis doucement répondit :
« Je cherche Monsieur… (Ici mon nom, que je préfère aussi ne pas vous dire.) Je suis la nièce de la femme qui vous prépare vos repas. Ma tante est malade ; elle a pris froid hier en lavant au ruisseau. Alors, c’est moi qui suis venue vous apporter votre lait. »
Et, d’un geste hésitant, un peu gauche, elle avança son petit pot de porcelaine blanche. Seulement, elle le tendit au hasard vers sa droite, alors que ma main à moi, pour s’en emparer, frôlait son bras gauche. Ces gestes non contrôlés m’incitèrent à chercher ses yeux, malgré ma crainte de rencontrer à nouveau un regard humain.
Les yeux de la jeune fille étaient grands, harmonieusement enchâssés ; ils me parurent clairs, mais étrangement fixes sous de très longues paupières.
« Venez, » lui dis-je en la guidant doucement vers la porte, car je croyais avoir deviné.
L’ébauche d’un sourire timide sur ses lèvres, elle me suivit docilement comme une enfant, dans la seule pièce habitée de la maison. Et moi de songer, tandis que je l’aidais à s’asseoir :
« Elle est bien, bien jolie, cette petite… serait-ce possible qu’elle fût aveugle ?
– Elle l’est ! » chantait au fond de moi une petite voix joyeuse. Pourquoi joyeuse ? Pressentais-je déjà une compagnie possible ? La solitude heureusement consentie n’est-elle que l’apanage des vieillards ou des âmes fortes ? J’étais encore jeune et ne devais pas être une âme forte.
La jeune fille était aveugle. Elle me l’avoua bientôt simplement, presque sans regret. « Ça m’est venu un dimanche d’hiver où j’avais eu cinq ans, en regardant trop longtemps la neige. »
Je lui baisai la main. Elle ajouta : « D’ailleurs, je ne le regrette presque pas. Les yeux voient de si belles choses lorsqu’ils sont fermés ! »
Je frissonnai, parcouru d’un grand espoir. « Que de choses, aussi, ils ne voient pas ! »
La jeune fille repartit ce matin de printemps, comme elle était venue, lentement, sa main gauche étendue vers le mur protecteur de ma longue maison. J’avais voulu la reconduire jusque chez elle ; elle avait refusé et, longtemps derrière les rideaux d’arbres, je poursuivis du regard la tache écarlate de sa jupe. Elle revint chaque jour, durant tout le temps que sa tante fut malade. Une fois, comme je préparais devant elle le café au lait de mon premier repas, je fis tourner entre mes doigts mon bol de porcelaine ancienne et, sans réfléchir, m’écriai :
« Quelle délicatesse de coloris ! Regardez au soleil…
– Même au soleil, je ne peux plus regarder, » me répondit-elle sans colère, avec ce même petit sourire ébauché qu’elle avait eu à sa première visite.
Mes yeux s’humectèrent – j’en fus surpris. « Quelle chance qu’elle soit aveugle ! » n’avais-je cessé de me répéter à chacune des allusions lointaines à son état, au moindre de ses gestes maladroits. Pour la première fois, je m’oubliais pour songer à elle. Le coloris de mon bol de porcelaine, elle ne le verrait jamais, pas plus que le soleil ! Ce matin-là, je compris que je l’aimais. Un mois plus tard, nous nous mariâmes. »
L’homme passa lentement le bout de ses doigts sur ses sourcils, comme s’il voulait tâter l’une après l’autre ses pensées, au fur et à mesure qu’elles envahissaient ses yeux. Mais, par discrétion, j’avais affecté, depuis le début de la confidence, de ne pas rencontrer son regard. Rassuré sans doute, il continua :
« Les premières semaines de notre mariage coïncidèrent avec les mois d’été. Ma femme chantait du matin au soir, exécutait fort habilement des travaux de macramé, de grossière tapisserie, parvenant même, aidée de sa tante, à réparer autour d’elle le désordre qu’elle ne voyait pas.
« Es-tu heureuse ?
– Très. »
On pouvait donc être heureux près de moi !
J’entourais ses joues de mes paumes et passionnément m’écriai, essayant de percer de mon regard ses prunelles pâles de « givre azuré, » comme je les appelais, à tout jamais refroidies par la neige :
« Que ne peux-tu lire dans mes yeux combien je t’aime ! mes yeux ! Comment ai-je pu souhaiter un seul instant te cacher leur secret ! Ah ! ne peux-tu les voir ? Tu serais la plus heureuse des femmes, celle qui ne peut douter de l’Amour… »
Un sourire ravissant illuminait son visage.
« De ton amour, je ne doute pas. »
Une fois, elle ajouta : « … encore… »
L’automne s’avançait. D’assez nombreuses personnes avec lesquelles je n’avais pas cru devoir cesser tout rapport épistolaire m’écrivirent. Leurs lettres dénonçaient à distance cette vie fiévreuse mais intense, émaillée de préoccupations mesquines comme de hauts soucis, de petites ambitions comme de grands espoirs, qui est le lot de la majorité des citadins à notre époque. Des images anciennes envahissaient mon cerveau, peureusement d’abord, puis en sarabande brusque. Ce qui, durant trente ans et plus, avait formé mon décor de vie ne pouvait entièrement s’estomper derrière les résédas de mon jardin. L’homme est ainsi fait, de préférer ce qu’il n’a plus à ce qu’il a. Elles s’oublient vite, les déceptions passées ! Je commençais à m’ennuyer. Mon cœur ne le reconnaissait pas encore ; sans aucun doute, mes yeux le proclamaient déjà ! Ma femme, gentiment, s’ingéniait à me plaire… Seulement c’était elle, et non plus moi, qui maintenant s’informait :
« Es-tu heureux ?
– Très. »
Je répondais sans hésiter. Pourquoi hochait-elle la tête en pâlissant un peu ? Est-ce que mes yeux ?… Mais non, quelle idée !… Puisqu’elle ne pouvait les voir… Ma voix seule ne devait pas être assez assurée. Je résolus de mieux surveiller mes intonations. Je l’aimais tant, tant, ma petite femme ! »
Dans un hoquet, la voix de l’homme s’étrangla et il eut un haut-le-corps avant de poursuivre :
« Oui, je l’aimais. Je l’aimais autant… autant que peut aimer un homme. (Ce n’est peut-être pas beaucoup dire.) Elle était, vous le savez, la nièce de la paysanne qui me servait de femme de ménage. Son instinct affiné d’infirme et une distinction naturelle de pensée la rendaient fort attrayante. Pouvait-elle toutefois rivaliser d’esprit, de beau langage, de culture surtout, avec tant de bourgeoises de son âge que j’avais connues au cours de mes études, ou plus tard dans certains salons de la ville ? Sans que je le veuille, des comparaisons s’effectuaient dans mon esprit ; bien peu tournaient à l’avantage de ma pauvre compagne. Elle écrivait avec deux « f » salsifis, prononçait Huysmans comme Hymen, et disait si souvent : « Attendez voir ! »
Un soir, je l’entendis se quereller avec sa tante dans la cuisine, au sujet, je le supposai, d’un détail de ménage. Les mots ne me parvenaient pas, mais je reconnus de loin, dans le bruit alterné des voix, certaines notes criardes assez populacières. Ma femme, un instant après, entra dans ma chambre. Je m’approchai tendrement d’elle. Une glace reflétait mes yeux. Ils contenaient une honte intense, née de la mesquine vanité du bourgeois de vieille souche. Ma femme était aveugle, grâce au ciel !
À l’approche de l’hiver, la pauvre petite tomba malade. Elle toussait à fendre l’âme et maigrissait beaucoup. Je la soignai de mon mieux et ne la quittai presque pas. Je m’ingéniais à l’égayer. En vain ! Chaque fois qu’à l’improviste je revenais près d’elle, c’était pour surprendre des larmes.
« Mais qu’as-tu donc ? lui disais-je. Je t’en supplie, réponds-moi. »
Elle pleurait plus fort et ne répondait rien. Et moi de torturer mon pauvre cœur, mes terribles yeux m’ayant appris à douter de lui depuis mon enfance.
« Voyons, me demandais-je, aurais-je quelque chose à me reprocher ? Ne suis-je pas attentif, affectueux, prêt même à tous les dévouements ?
– Non, répondaient mes yeux dans la glace, pas à tous les dévouements… Si tu ne pouvais, le samedi, sous le prétexte de courses diverses à la pharmacie de la ville, aller respirer un peu de liberté avec un air sans miasmes, t’asseoir à la terrasse d’un café, redevenir cet être anonyme qui sourit aux femmes, aux devantures, peut-être à des mirages d’avenir, comme la semaine te paraîtrait longue ! »
Yeux, implacables ennemis, n’aurez-vous jamais pitié ?
Je me détournai de la glace en serrant les poings.
À quelque temps de là, tandis que je caressais les mains moites aux phalanges squelettiques de ma femme alanguie sur ses coussins, je songeai brusquement :
« Combien de mois vivra-t-elle encore ? Jusqu’au printemps ? Oui ?… Non ?… Il faudra que je le demande au médecin. »
Je levais les yeux et ne retint un cri d’horreur qu’en me mordant les lèvres jusqu’au sang. Un contrevent tiré, formant tain derrière une vitre, me renvoyait mes yeux.
« Tu en auras beaucoup de peine… beaucoup de peine, de sa mort… me disaient-ils. Mais puisqu’elle ne peut être sauvée, mieux vaut, n’est-ce-pas, tout de suite ? Les nuits sont longues auprès d’un mourant, et les jours aussi… »
Un léger bruit me tira de ma contemplation horrifiée. Ma femme avait arraché ses mains des miennes pour les porter à son cœur. Je m’empressai. Elle s’était évanouie. Je la ranimai, mais avec peine. La nuit s’avançait. Je m’installai à son chevet, les joues trempées de larmes comme un enfant sans honte ni pudeur. Bien que d’une faiblesse extrême, elle paraissait rassérénée. Et Dieu m’est témoin qu’elle aurait pu surveiller mes yeux durant cette nuit-là, car, certes, ils ne durent refléter que tendresse désespérée.
À l’aurore, elle me tendit les bras.
« Embrasse-moi… pour la dernière fois. » Je me penchais sur son front quand, soulevant un peu la tête, elle protesta.
« Non, pas comme ça. »
Des bogues de châtaignes roulaient sous nos pas. L’homme se baissa et en ramassa deux ou trois. Ses mains crispées tremblaient très fort. Entre les doigts soudain détendus, les bogues une à une roulèrent à nouveau.
« Et alors ? murmurai-je timidement, voyant qu’il se taisait.
– Alors… alors, ce fut terrible ! Avec tout mon amour encore vivace, je l’embrassai. Hélas ! le contrevent derrière la vitre dessinait nos têtes unies… J’y lus, comme dans un livre, ce qui transcrivirent mes yeux :
« C’est très dangereux ce que je fais. Elle doit être terriblement contagieuse… »
L’homme, d’un geste accablé, laissa tomber ses bras.
« Voilà, voilà ce qui l’a tuée ! Elle est morte, et morte en comprenant qu’à sa dernière heure, c’était à moi que je pensais encore…
– Mais non, protestai-je doucement, comme devant un enfant que le chagrin ou le scrupule égare. Elle n’a pu rien deviner, puisqu’elle était aveugle. »
L’homme étouffa un cri.
« Écoutez-moi, car je n’ai pas encore fini… Comme je me redressais, le soleil inonda la chambre. C’était un pâle soleil d’hiver, un soleil d’anémique, un soleil de moribond, mais du soleil tout de même. Ma femme, par brusques secousses, s’arracha de mes bras ; ses longues paupières, d’un seul coup, se relevèrent ; comme en extase, ses mains se joignirent à hauteur de sa bouche et, dans un souffle, je l’entendis soupirer : « Le soleil. Oh ! le voir une dernière fois ! » Ce fut son invocation suprême. L’instant d’après, elle n’était plus.
Et maintenant, comprenez-vous enfin ? Avez-vous deviné ? Ma femme n’était pas aveugle ! Sa tante, accourue à mon appel, me l’avoua aussitôt. En aurais-je encore douté qu’il m’aurait suffi de consulter ses yeux grands ouverts dans la mort, ses yeux qui, pour la première fois, semblaient me regarder tristement mais sans reproches… Oui, ma femme n’était pas aveugle ; elle lisait à chaque instant dans mon regard, et c’était moi, moi, qui l’avais tuée ! Sa tante m’expliqua sa conduite. Lors de mon arrivée dans le pays, elle avait eu vent de la secrète raison de mon isolement. À quatre lieues à la ronde, personne d’ailleurs ne l’ignorait. Comment avais-je pu espérer ne pas intéresser les gens plus qu’ils ne m’intéressaient ? Bref, elle avait appris… et, de ce jour, désira me connaître, peut-être par curiosité féminine, surtout afin de créer une présence dans ma vie. Pauvre petite. Elle non plus ne pouvait croire à la solitude heureuse… Comme son touchant subterfuge lui réussissait, elle résolut, quoi qu’il arrive, de ne point le dénoncer.
« C’est la seule façon, expliquait-elle à sa tante, de lui faire un peu de bien, de toujours rester près de lui, de lui redonner le goût de la vie malgré lui, de l’aimer en lui enlevant tous ses scrupules. »
Lui, c’était moi ! Pour moi, pour « me faire du bien, » que n’a-t-elle supporté ? Toutes mes indélicatesses, toutes mes injustices, l’image de mes amours anciennes, de mes regrets les moins justifiés, de mes désirs les plus cruels, de mes rêves, de mes rêves mêmes… Vous ai-je dit qu’en dormant, mes yeux restent ouverts faute de paupières ? Pourquoi elle s’éteignit peu à peu en pleine santé, en pleine jeunesse, le comprenez-vous maintenant ? Le médecin m’a dit : « Le mal la rongeait peut-être depuis longtemps… » Non, il ne la rongeait pas ! Il ne s’était établi qu’avec son martyre, après les premières semaines de notre parfait amour. Jusqu’à sa dernière minute, mes yeux l’ont torturée. Je suis un misérable ! »
L’homme, à ce dernier mot, s’appuya de tout son poids à mon épaule. Instinctivement, j’éloignai ma tête de la sienne.
« Ah ! ah ! ricana-t-il, vous avez peur ? Je vous fais horreur ? Dites-moi que je vous fais horreur ! »
Je ne répondis rien ; alors, d’une voix basse, cette voix des êtres dégénérés qui semble jaillir des cavités les plus profondes de l’organisme avant de transpirer au-dehors comme à travers un voile ténu, l’homme continua :
« On m’a dit cependant, pour me consoler peut-être, que certains partagent avec moi mon triste apanage… Mais ceux-là, je le sais, peuvent au moins baisser leurs paupières sur leurs yeux indiscrets. Moi, je n’ai pas de paupières… Ah ! que Dieu m’a voulu du mal ! Serais-je vraiment plus mauvais qu’un autre homme ?
– Non, lui dis-je ; certainement pas plus que l’homme qui est en moi. »
Il haussa les épaules.
« Mais d’ailleurs, qu’importe ! On ne peut rien contre les faits. Mauvais ou non, conscient ou non, j’ai tué ma femme !
– Avec le temps, vous oublierez…
– Oublier ? Savez-vous que, depuis plusieurs mois, pour cela justement, je suis parti… droit devant moi ?… »
Il eut un geste accablé.
« L’oubli ne viendra jamais… je l’ai compris depuis ce matin – depuis ce matin où j’ai tenté plusieurs fois de me crever les yeux… Parfaitement, les yeux… avec des pierres, avec des bogues de châtaignes… Je n’ai pas encore tout à fait osé… tout à l’heure encore, oui… avec des bogues de châtaignes ! »
Comme il élevait la voix, un écho derrière lui répéta : « … Bogues de châtaignes… »
L’homme poussa un cri aigu, puis, d’un seul bond, franchit le fossé qui séparait la route du bois de châtaigniers. Derrière les troncs rapprochés, je vis s’amenuiser sa silhouette. Elle allait un peu titubante, puis soudain s’immobilisa, les bras levés vers une branche lourde…
Les mains plaquées contre mes oreilles, je pris la course sans me retourner.
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(Hélène Colomb, in La Revue française de Prague, douzième année, n° 62, 15 décembre 1933 ; Francis Picabia, « Idylle, » huile sur toile, 1927)