La maison se dressait assez loin du village, à la lisière d’un petit bois. Une rivière serpentait sur sa droite. Entre les berges plates bordées de roseaux, elle coulait si lentement que les grands nénuphars et les herbes qui montaient du fond vers le courant s’y balançaient à peine. Peut-être, au plus fort de l’été, quand le soleil faisait tourner sur les allées l’ombre des arbres et flamber au couchant les vitres des fenêtres, prenait-elle une gaieté un peu timide. Maintenant, sous le ciel d’automne, avec ses murs couverts de lierre, sa grille mangée de rouille, son toit chargé de feuilles mortes, ses volets clos et ses gouttières par où la pluie, déjà tarie sur la campagne, continuait de sourdre à petit bruit, elle avait je ne sais quoi de mélancolique et de mystérieux.

Le notaire à qui je m’adressai pour la visiter m’assura qu’en dépit de son air délabré, elle était confortable et pas humide.

« Mais pourquoi est-elle dans un aussi triste état ? » lui demandai-je.

Il haussa les épaules.

« Les gens de ce pays sont des imbéciles. Ils ne veulent pas l’habiter. Ils la déprécient même avec des tas d’histoires. Et comme les gens auxquels elle appartient ne s’en occupent plus et ne donnent d’ordres ni pour l’entretenir ni pour la démolir… »

Je signai le bail. Il attendit que mon paraphe fût terminé, prit le papier, le mit dans son tiroir et poursuivit :

« Ils parlent ici de sorciers, de revenants, que sais-je ?… »

Je me mis à rire. Il donna un tour de clé à son tiroir, me tendit le double de l’acte et reprit, sans ironie cette fois :

« Évidemment, il se passe là des choses assez mystérieuses. Des gens prétendent y apercevoir la nuit des lumières… Mais s’il fallait croire ce que racontent les bonnes gens ! »

Et il ajouta en se frottant les mains :

« Heureusement, un Parisien ne recule pas devant de telles balivernes… »

Je répondis sans conviction :

« Sans doute ! »

Mais j’avoue que cela me fit une impression plutôt désagréable et que je regrettai presque d’avoir signé si vite. Mais c’était fait.

Des gens du pays parurent s’étonner de mon choix. Une femme que j’avais retenue pour faire mon ménage s’excusa au dernier moment, quand elle sut où j’avais loué, et je n’aurais probablement trouvé personne si une pauvresse, qui vivait seule dans une cabane, presque en forêt, glanant des épis et se louant pour les durs travaux, ne s’était spontanément offerte. Les misérables n’ont pas les moyens d’être superstitieux ; et j’emménageai le soir même.

Je dormis mal cette nuit-là dans ma nouvelle demeure. J’eus des rêves étranges, presque des cauchemars : un sommeil inquiet, en tout cas. Deux ou trois fois, je me dressai avec la sensation que quelque chose m’éveillait. Je ne m’assoupis vraiment qu’au matin. Déjà le jour faisait pâlir la flamme de ma lampe, et des coqs se répondaient depuis longtemps de ferme à ferme. À la pluie de la veille avait succédé un petit froid sec. La gelée blanche poudrait le gazon du jardin et le ciel bleu, sans un nuage, se voilait à peine vers l’horizon de vapeurs mouvantes. En bas, le salon était inondé de lumière. Un grand feu de sarments chantait en brûlant, mettant une odeur vague d’encens, de terre parfumée et sur les murs des lueurs d’or qui se joignaient à celles que coulait le soleil tardif.
 
 

 

La femme de ménage allait et venait, époussetant, tirant les housses, sans un mot, marchant sans bruit, et les meubles apparaissaient un à un, de vieux meubles sans style, pareils à ceux qu’on voit chez les très vieilles gens, mais avec je ne sais quoi de plus intime. Deux bergères surtout, où le temps n’avait point effacé le sillon des têtes appuyées, semblaient garder entre leurs petits bras l’admirable et tendre mystère que laissent après eux les disparus. Elles étaient toutes pareilles, sous leur soie fanée, avec leur or éteint et depuis des années, sans doute, nul n’était venu là, car (je le vis en les changeant de place) leurs quatre pieds avaient marqué quatre ronds clairs sur le tapis décoloré. Et puis, il y avait aussi aux murs, côte à côte, deux portraits. L’un d’une femme toute jeune avec un haut chignon, d’étroits bandeaux et des anglaises qui descendaient sur ses joues roses ; l’autre d’un homme souriant d’un sourire heureux, mais un peu grave et réfléchi, le cou serré dans une large cravate qui laissait voir comme un liseré le col blanc. Quelque peintre sans grand talent avait brossé ces toiles, mais je ne me souviens pas avoir vu de portraits qui fussent mieux chez eux que ceux-ci ne l’étaient dans ce cadre vieillot. Je m’assis, sans penser à rien. La femme de ménage avait quitté la pièce. Seul, parfaitement tranquille et reposé, je me mis à écrire. Mais le silence était si grand que, tout d’abord, il me gêna ; je posai ma plume, je levai la tête. Les portraits étaient en face de moi, et le contre-jour qui noyait les couleurs faisait mieux ressortir leurs yeux et leur sourire. En vérité, pendant une seconde, j’eus la sensation que quelqu’un, qui eût été chez lui, me regardait, et je l’eus si bien que je détournai la tête et demeurai quelques secondes ainsi, et mon regard s’arrêta, par hasard, sur une pendule placée au milieu de la cheminée. C’était une pendule Louis XVI en marbre blanc, toute petite, assez jolie. Sur son cadre fendillé, les aiguilles s’étaient arrêtées à onze heures et quart. Machinalement, je tirai ma montre : elle marquait la même heure exactement.

« Tiens, me dis-je, drôle de coïncidence ! »

Le mystère de l’heure qui passe et qui s’éteint m’a toujours troublé, et je rêvai :

« Pour qui a battu ta dernière seconde, petite chose ? »

Dans le silence, il me sembla entendre un bruit léger : rêve encore ?

Je me levai ; le bruit devint plus proche. Je me penchai… Non, je ne rêvais pas. C’était un tic-tac régulier : la pendule marchait. Cela ne m’étonna pas outre-mesure. Je pensai : « La femme de ménage l’a remontée. » Et comme elle entrait à ce moment, je lui dis :

« Vous avez eu raison de monter la pendule ; mais où avez-vous trouvé la clef ? »

Elle leva brusquement la tête :

« Je n’ai point monté la pendule.

– Pourtant, répliquai-je, elle marche.

– Ce n’est pas possible…

– Si, écoutez ; et elle est à l’heure. »

Elle écouta, pinça les lèvres, redit :

« Je ne l’ai pas montée. »

Dans la seconde, la même question nous traversa certainement l’esprit. Mais aucun de nous ne la posa. Elle sortit sans rien ajouter ; je me rassis sans rien lui dire.

Je n’aurais sans doute pas attaché plus d’importance qu’il ne fallait à cet incident si, les jours suivants, une série d’événements assez bizarres n’avait mis ma curiosité en éveil.

Comme j’entrais dans le salon, le lendemain, je m’aperçus que ma table avait été déplacée ; de plus, les deux bergères que j’avais mises de chaque côté de la cheminée étaient de nouveau côte à côte, si exactement posées à leur place de la veille que leurs pieds recouvraient la trace plus claire du tapis. Enfin, un petit service à liqueur avait remplacé sur le guéridon les livres que j’y avais déposés le soir.

« Au diable cette vieille sorcière de femme de ménage qui dérange ce que j’ai rangé, » pensai-je.

Et j’eus soin de lui dire :

« Balayez, époussetez autant que vous voudrez, mais ne touchez ni à mes papiers ni aux choses que je dispose selon ma convenance. C’est bien compris ? »

Elle inclina la tête en signe d’assentiment et sortit.

Or, le lendemain, ma table était de nouveau déplacée, les deux bergères de nouveau côte à côte et le service à liqueur trônait sur le guéridon. Du coup, je perdis patience.

« Voyons, dis-je à la vieille, n’avez-vous pas compris ce que je vous ai dit hier ? Je vous ai priée de ne toucher à rien. Si ma façon de disposer les meubles ne vous convient pas, elle me plaît, à moi. »

La vieille me répondit de sa voix morte :

« Je n’ai touché à rien.

– Comment ? Et ces fauteuils ? et cette table ? et ces verres ? Étaient-ils là hier ?

– Non.

– Ils n’y sont pas venus tout seuls ? »

Elle soupira, sans lever les yeux :

« Qui sait ?… »

Le jour suivant, en poussant la porte, je m’aperçus que le même ordre avait remplacé mon désordre. J’allais m’emporter quand je vis entrer la vieille servante. Elle était très pâle, ses mains tremblaient et elle me dit :

« Monsieur, je préfère ne plus rester à votre service. Il se passe ici des choses… Voyez, je n’ai pas encore mis les pieds dans ce salon et les meubles ont été remués. Ce n’est pas naturel.

– Eh bien, vous partirez demain. »

Mais elle secoua la tête.

« Non, non. Tout de suite. Je ne resterai pas une heure de plus ici… Je vous en fais excuse, mais j’ai peur… »

Je haussai les épaules, mais une espèce d’angoisse me traversa. Trouver une autre bonne, il n’y fallait pas songer ; partir, je ne le voulais pas. Je résolus donc de rester sans domestique et de prendre mes repas à l’auberge. Ainsi, nul autre que moi ne pénétrant dans la maison, je verrais bien si les esprits seraient assez malins pour venir défaire ce que, moi, je faisais.

Et, pour la troisième fois, je trouvai, le matin, en entrant dans le salon, les meubles déplacés. Du coup, je fus forcé de convenir qu’il y avait là quelque chose d’extraordinaire. Voulant en avoir le cœur net, je résolus de veiller toute la nuit. Malheureusement, je m’endormis vers une heure du matin. En m’éveillant, vers les cinq heures, pris par le froid du petit jour, je crus bien percevoir un léger bruit. Je descendis en hâte l’escalier. Mais je ne vis personne… Je ne vis que les deux bergères à nouveau rapprochées, la table dérangée et le service à liqueur sur le guéridon.

Si l’on avait dérobé le moindre objet, l’événement eût été facilement explicable. Mais j’avais, par hasard, laissé deux pièces d’or sur la cheminée et on n’y avait pas touché. Ma boîte à cigares était intacte, mes papiers scrupuleusement respectés.

Comme la peur est une étrange chose ! Bien que rien ne parût me menacer en tout ceci, j’avoue que, sans une sorte de honte à me déjuger, je serais parti de suite. Je décidai donc de passer encore une nuit sous ce toit, quitte à abandonner la place si je ne découvrais le mot de cette énigme le lendemain. Durant toute la journée, je visitai la maison de la cave au grenier ; j’en fouillai les moindres recoins, sans y rien trouver de suspect. La nuit venue, je dînai chez moi ; je bus, pour être sûr de ne pas succomber au sommeil, deux tasses de café et je m’installai tant bien que mal dans la salle à manger. Je vérifiai mon revolver et le plaçai tout chargé à portée de ma main. Afin de ne pas éveiller l’attention du ou des visiteurs nocturnes, je n’allumai ni lampe ni bougie, et j’attendis.

J’attendis assez longtemps, si longtemps que je crus d’abord que personne ne viendrait. Mais, vers une heure du matin, il me sembla entendre crier le gravier de l’allée, puis les pas se rapprochèrent, une clef fit grincer – oh ! imperceptiblement – la serrure ; la porte s’ouvrit, se referma ; je devinai plutôt que je n’entendis qu’on entrait dans le salon, je perçus un frôlement très doux, une lumière glissa sous la porte et tout se tut.

Alors seulement, je me levai. Je pris mon revolver et j’avançai sur la pointe des pieds. Je n’entendais rien, mais je voyais toujours la lumière sous la porte. Je collai mon oreille : pas même un murmure. Je mis la main sur le bouton, mais au moment de le tourner, j’hésitai. Une frayeur réelle me clouait sur place. Qu’allais-je apercevoir ? Je m’entendais respirer. Le contact de mon browning me rendit quelque courage ; je tournai le bouton, je poussai rudement le battant en criant :

« Haut les mains ! »
 
 

 

Et je vis… je vis une petite vieille toute menue, ratatinée, une vieille qui venait à moi en souriant, à petits pas et qui me dit, après une révérence à l’ancien temps :

« Soyez le bienvenu, monsieur. »

Ensuite, elle me prit la main, revint jusqu’à la cheminée, m’indiqua un siège en face d’elle et s’assit elle-même dans une des bergères jumelles. J’étais à ce point stupéfait que je ne sus d’abord que balbutier des phrases sans suite. Mais elle, ne paraissant pas remarquer mon trouble :

« Je m’excuse, monsieur, de ne pas mieux vous recevoir, mais je suis seule ici pour le moment ; les domestiques sont absents, et j’attends mon mari qui ne saurait tarder à revenir. Figurez-vous, monsieur, qu’il est parti il y a un moment, quarante ans tout au plus, et qu’il n’est pas encore de retour ! Nous nous adorons. Je ne suis pas très bien avec sa famille, de sorte qu’aussitôt après son départ, on m’a chassée. On a tout essayé pour m’empêcher de revenir ici ; on m’a dit qu’il était mort. J’ai même suivi son enterrement. Mais je n’en crois rien. Il ne peut mourir tant que je suis là ; nous nous aimons tant ! Seulement, comme on lui ferait toutes sortes de misères si l’on savait qu’il me revoit, je comprends, le pauvre chéri, qu’il ne revienne pas de jour. Alors, je fais semblant de l’avoir quitté. Sitôt que le soleil se lève, je regagne le village. Dès que la nuit est close, comme j’ai conservé la clef, je rentre chez moi. Il ne faut pas, s’il revient, qu’il trouve notre maison vide : il serait si inquiet ! Vous comprenez ? »

Je murmurai :

« Oui, je comprends… je comprends… »

Alors, elle ajouta :

« Jugez à quel point ses parents sont méchants : jusqu’ici, chaque nuit, en arrivant, je trouvais toutes choses à leur place accoutumée. Et voici que, depuis une semaine, par taquinerie ils déplacent tout : cette table, ils la mettent là ; sur ce guéridon, ils posent des livres ; ils séparent nos bergères… Et c’est tout un travail pour moi qui suis vieille de ranger tout en arrivant. Songez comme il serait fâché en entrant s’il trouvait son salon changé !… »

Elle parla longtemps d’une voix très douce, très calme. La pendule sonna cinq heures. Elle se leva.

« Allons, il n’arrivera pas encore cette nuit. Je vous demande encore pardon… Je retourne au village. Bonjour, monsieur… »

Et comme elle me faisait une révérence, l’espace d’une seconde il me sembla qu’elle reprenait subitement la figure douce et rose avec un haut chignon, d’étroits bandeaux et des anglaises, qui souriait doucement dans son cadre.
 
 

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(Maurice Level, in Le Miroir, revue hebdomadaire des actualités, troisième année, nouvelle série, n° 7, dimanche 11 janvier 1914. Sauf erreur de notre part, cette nouvelle n’a jamais été reprise en volume)