LE FILS
_____
Le révérend Parish était rigide comme un mort. Il vivait pourtant : depuis le matin jusqu’au soir, il s’adonnait à toutes les occupations commandée par le ciel au pasteur et à l’honnête homme. Il assurait le service du culte, prêchait, priait, méditait, parlait – tantôt comme l’on prêche, tantôt comme l’on prie – à ses fils, et même s’aventurait dans son petit jardin que sa haute silhouette triste faisait alors ressembler à un cimetière.
Sa parole n’avait pas d’accent ; sa figure pâle, point d’expression : elle s’était pétrifiée, statufiée, et ses rides étaient devenues aussi invariables que les lettres de son nom.
Ce n’était pas seulement son sentiment de la vie sacerdotale, son respect sévère pour les principes, sa passion inconsolable de la perfection qui lui donnaient cette attitude glacée, faisaient mourir sur son passage les rites des enfants, décourageaient la joie fragile qu’on a parfois à vivre…
Il traînait une blessure intérieure : le remords démesuré d’un crime, celui qu’avait commis son père en désobéissant ouvertement à Dieu. Le révérend Abel Parish s’était, en effet, suicidé.
En raison de ce suicide, Abel Parish se débattait en enfer. Cette idée n’était pas agréable à son descendant, gêné aussi pour professer, à l’égard de celui qui lui avait donné le jour, le culte qu’il fallait.
Comment l’action avait-elle pu s’accomplir ? Le pasteur se le demandait éperdument – cessant parfois soudain de parler pour tomber dans une méditation impérieuse qu’on respectait – ou bien seul dans le jardin, noir et immobile comme un cyprès.
Une nuit d’orage, il s’était retiré dans la chambre verte, et on l’y avait trouvé, le lendemain, râlant derrière la porte, fermée à clef.
Déposé sur le lit, entre ses deux fils debout comme des cierges, il avait ouvert les yeux et balbutié : « Le spectre vert !… » Puis il avait défailli, en répétant cette expression qui sembla aux assistants n’être rien de bon dans la bouche d’un chrétien.
Le médecin arriva. Il était jeune et ému ; fraternellement, il annonça aux jeunes gens que leur père était mort. Quelque temps après, ils savaient, grâce à l’examen et aux constatations du médecin, que l’auteur de leurs jours avait succombé par suite de l’injection de la substance diabolique dénommée arsenic. Ils baissèrent la tête, prévoyant tous les châtiments futurs, et de ce jour-là une énorme tristesse s’abattit sur eux.
Le plus jeune était mort depuis et l’aîné portait seul toute la détresse familiale.
Souvent, ses pas le menaient à la chambre verte, dans le pavillon ; souvent il pénétrait dans le réduit, où rien n’avait été changé depuis l’événement maudit et dont le papier en lambeaux se veloutait par places de taches d’un vert intense…
Assis sur le vieil escabeau, – seul et informe témoin du drame impardonné, – le fils s’entêtait à chercher les raisons du suicide de son père…
Parfois, la ferveur de la méditation à laquelle il s’acharnait, à la fois pour savoir et pour se mortifier, lui broyait les tempes et lui donnait des visions. Un soir, il lui sembla apercevoir une chose verte debout auprès de lui. Le léger cri qu’il poussa l’exorcisa. Il était bien seul dans la chambre blanchâtre à la lucarne d’azur noir. Il n’y avait rien de nouveau : il n’y avait, entre le souvenir ineffaçable du crime et la grandeur de Dieu, qu’un inutile suppléant.
Cette année-là, lorsque le jour anniversaire de la faute arriva, il lui paraissait qu’on pourrait désormais lire sur sa figure, en passant, comme sur un écriteau, son malheur et son effroi.
Il avait l’âge qu’avait son père lorsqu’il détruisit une existence qui ne lui avait été que prêtée, et punit d’avance tous les siens. Et même, ce fut par un soir d’orage semblable à l’autre que le fils vieilli gravit l’escalier de pierre de l’aile désaffectée, et pénétra pesamment dans la chambre verte.
Un brusque coup de vent abattit la porte sur lui. Il voulut la rouvrir et ne put y parvenir. La poussée de l’ouragan avait été si violente que le battant aux ais disjoints avait forcé le vieux cadre irrégulier où il s’encastrait et que le pêne de la serrure s’était fixé en se faussant dans une anfractuosité du bois.
Quand il se sentit emprisonné là jusqu’au matin, il s’assit sur l’escabeau. Il n’avait pas peur de rester toute une nuit dans ce funèbre local. Il n’avait peur de rien, sinon des desseins que le Seigneur méditait à son endroit – et il se mit à penser à l’unique pensée.
Une lourde fatigue émietta vite, effaça ses idées. Il s’endormit. Il s’éveilla, se rappela qu’il venait de se débattre et de gémir. Il ouvrit les yeux, et il vit un être vert effrayant qui flottait en face de lui. Le fantôme se jeta sur l’homme, et lui planta son ongle dans la tempe. Le ministre voulut exhaler une plainte, et tomba comme une masse. À ce moment, l’ouragan s’étant précipité plus fort que jamais sur le vieux pavillon, une poutre vermoulue céda. Le toit creva, et l’air tumultueux et ruisselant de la nuit s’engouffra dans la chambre verte où le pasteur était étendu, pareil à ces figures sculptées qui ont commencé çà et là, au cours des âges, à s’endormir éternellement sur les tombeaux.
Quand, le matin, ses fils l’eurent retrouvé et transporté, inerte, sur son lit, il s’agita un peu, battit des paupières, et dit : « Le spectre vert ! »
Les deux fils, debout et rigides, eurent dans leurs yeux quelque chose qui tressaillit comme des flammes de cierge. Le docteur – c’était celui qui était venu là, il y avait une génération – se pencha sur le mourant. Il entendit ce qu’il murmurait, et fut, lui aussi, pris d’un frisson. Au bout d’un instant, il dit pourtant : « Il ne mourra pas, cette fois-ci. »
Le médecin se retira, songeur, questionna, chercha. À la tombée du jour, il vint s’asseoir près du lit où le révérend était étendu, paralysé de faiblesse, mais les yeux ouverts…
« C’est le vert, » dit le médecin.
Il expliqua que la chambre était empoisonnée à cause de la poussière verte qui s’accumulait sur la tenture en lambeaux. Cette poussière, résidu de la peinture antérieure, était un dépôt très divisé de vert de Scheele. Il est avéré que le séjour prolongé dans les locaux où de subtiles particules de ce corps peuvent se trouver en suspension provoque d’épouvantables hallucinations… Et il est admissible que ces hallucinations, chez des sujets très sensibles et affaiblis par l’âge ou toute autre cause, peuvent donner lieu à de terribles désordres organiques…
Il allait continuer… Un cri rauque lui coupa la parole… Soulevé à demi, le malade le dévisageait avec une expression indicible d’avidité et d’extase… Il bégaya :
« Alors, mon père ne s’est pas tué ?… »
Il éclata d’un rire au son étrange, d’un rire ressuscité après tant d’années, et cria :
« Il ne s’est pas tué ! Alors, je suis innocent ! Je suis innocent ! »
_____
(Henri Barbusse, « Contes des mille et un matins, » in Le Matin, vingt-huitième année, n° 9983, 28 juin 1911 ; ce texte a été repris dans le recueil Nous autres, Paris : « Bibliothèque-Charpentier, » Eugène Fasquelle, 1914. Illutration d’Arthur Rackham (1915), pour A Christmas Carol de Charles Dickens)
☞ Ce récit d’empoisonnement par le vert de Scheele s’inspire d’un « fait divers » du XIXe siècle, qui connut une belle postérité journalistique et littéraire. Nous avons pu en identifier deux versions différentes dans la presse. La plus récente a été reprise d’un entrefilet du Temps du 8 janvier 1870, signé Charles du Bouzet ; elle met en scène un attaché d’ambassade, M. V…, pris de malaise après une nuit passée dans la chambre verte de sa propriété de la Sablière. Il faut néanmoins remonter une dizaine d’années en arrière pour trouver la version originale de ce « canard, » attribuée à une source tantôt anglaise tantôt belge, qui a cette fois pour cadre un manoir écossais ; en réalité, il convient de chercher son origine dans une pure fantaisie scientifique due à la plume de Samuel Henry Berthoud, déjà bien connu des lecteurs de la Porte ouverte.
DU DANGER QUI RÉSULTE DE l’HABITATION DE CHAMBRES
TAPISSÉES EN PAPIER VERT ARSENICAL
_____
Le sieur V…, âgé de 28 ans, attaché d’ambassade, demeurant rue Richelieu, avait hérité, il y a peu de temps, de plusieurs propriétés situées dans les environs de Paris, dont l’une au lieu dit la Sablière, près de Chevry.
Là se trouvait une chambre dite la chambre Verte, où l’on ne pénétrait jamais, parce que, d’après une croyance remontant fort loin, elle était hantée par les esprits.
Assez incrédule, le sieur V… voulut braver le préjugé et coucher dans cette chambre ; mais il fut en proie à un horrible cauchemar qui le rendit très malade.
Il attribua cette grave indisposition soit à l’humidité naturelle d’une pièce inhabitée depuis plus d’un demi-siècle, soit au voisinage d’un petit étang.
L’étang fut desséché, la chambre assainie au moyen d’un grand feu entretenu jour et nuit, et, deux mois après, le sieur V…, piqué au jeu, y coucha de nouveau.
Le lendemain, on l’y trouva mourant, presque sans vie.
Ce ne fut qu’en revenant à Paris qu’il parvint à se rétablir. Encore lui resta-t-il une conjonctivite palpébrale, variété d’ophtalmie douloureuse et tenace.
Le sieur V… crut d’abord à un empoisonnement, et des investigations furent faites.
Il en est résulté que le coupable était le papier de la chambre, préparé avec du vert de Scheele. Soumis au procédé de Reinsch, il a donné 450 grains (22 grammes) d’une matière qui contenait assez d’arsenic pour que 5 grains couvrissent une lame de cuivre de 30 centimètres carrés ; traitée ensuite par la chaleur, cette matière a formé des cristaux octaèdres d’arsenic.
En venant habiter la chambre Verte, le sieur V… avait mis en mouvement la poussière empoisonnée qui, depuis longtemps, recouvrait les meubles, les livres, les tentures, les rideaux du lit. Elle avait pénétré jusque dans les voies pulmonaires du jeune homme et mis son existence en danger.
_____
(Ch. du Bouzet, « Faits divers, » in Le Temps, dixième année, n° 3238, samedi 8 janvier 1870 ; in Le Petit Journal quotidien, huitième année, n° 2565, dimanche 9 janvier 1870 ; sous le titre : « La Chambre aux revenants, » in La Petite Presse, journal quotidien, cinquième année, n° 1361, dimanche 9 janvier 1870 ; in Le Petit Moniteur universel du soir, n° 9, dimanche 9 janvier 1870 ; in Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire, vingt-sixième année, n° 6131, lundi 10 janvier 1870 ; Aubry-Foucault, « Nouvelles diverses, » in La Gazette de France, deux cent quarantième année, lundi 10 janvier 1870 ; L. Laborde, « Nouvelles diverses, » in La Réforme politique et sociale, troisième année, mercredi 12 janvier 1870 ; in Journal de Roanne, feuille politique, quinzième année, n° 767, dimanche 16 janvier 1870 ; sous le titre : « Une chambre dangereuse à habiter, » dans la Gazette du Village, septième année, n° 3, 16 janvier 1870 ; puis dans l’article « Toxicologie, » in Journal de chimie médicale, de pharmacie et de toxicologie, publié sous la direction de M. A. Chevallier, tome VI, cinquième série, n° 2, février 1870. Illustration d’Edwin Austin Abbey (1876), pour A Christmas Carol de Charles Dickens)
SAMUEL HENRY BERTHOUD : LA CHAMBRE VERTE
_____
La plupart d’entre nous haussent les épaules et rient de pitié quand on parle de ces mystérieuses chambres, si communes autrefois dans les vieux châteaux, où l’on ne pouvait dormir en repos, et que hantaient des esprits. Cependant, les plus courageux et les moins crédules sortaient, et parfois encore sortent aujourd’hui, de ces lieux sinistres dans un état de malaise irrécusable, pâles, effrayés d’étranges visions, et peu disposés à recommencer une si rude épreuve.
Au moyen-âge, on expliquait de pareils phénomènes, soit par la visite d’une âme en peine sollicitant des prières qui la tirassent du Purgatoire, soit par la présence de quelque démon mis en possession d’une partie du château, grâce à un crime commis entre ses vieux murs.
Au dix-huitième siècle, les esprits forts nièrent ces histoires, ridicules selon eux, et traitèrent d’imbéciles ceux qui ne partageaient pas leur incrédulité à ce sujet.
Voici venir le dix-neuvième siècle qui, dans son âge mûr, non seulement constate, mais encore explique la réalité des fantasmagories dont s’effrayaient nos aïeux, auxquelles ne croyaient point les philosophes de l’école de Voltaire, et dont, à l’heure qu’il est, se moquent tant de gens.
C’est aux journaux de médecine anglais et français que nous empruntons les faits qu’on va lire.
L’année dernière, c’est-à-dire en 1858, un jeune lord hérita, en Écosse, au milieu des montagnes, d’un château fort ancien, et dans lequel se trouvait une chambre verte où personne n’osait passer la nuit. On racontait que deux ou trois audacieux qui avaient tenté d’y dormir n’en étaient sortis que morts ou dans un état à faire pitié ; il avait fallu au plus heureux plusieurs semaines pour se rétablir.
Le jour même où il prit possession de son château, lord Mac-M… ordonna qu’on lui préparât la chambre verte, et annonça l’intention de l’habiter pendant toute la durée de son séjour. En agissant ainsi, le nouvel héritier voulait montrer aux domestiques et aux tenanciers qu’il n’était point dupe de quelque grossier manège, inventé sans doute pour tenir éloigné de son domaine un maître dont on ne voulait point subir la surveillance.
Il s’endormit paisiblement d’abord dans la chambre verte, assez petite d’ailleurs, et où, comme l’indiquait son nom, tout était vert : tentures, rideaux, plafond, boiseries et tapis. Après quelques heures de sommeil, il éprouva des coliques violentes, des douleurs d’estomac intolérables, des vertiges et des hallucinations qui ne ne dissipèrent qu’au bout de plusieurs jours, et lorsqu’on l’eut transporté dans une autre chambre.
Il attribua cette grave indisposition, soit à l’humidité naturelle d’une chambre inhabitée depuis plus d’un demi-siècle, soit au voisinage d’un petit étang situé à peu de distance des fenêtres, et dont les eaux stagnantes pouvaient, par leurs miasmes pestilentiels, avoir produit les symptômes dont il avait tant souffert. L’étang fut desséché, la chambre assainie au moyen d’un grand feu de charbon de terre qu’on y entretenait jour et nuit ; et, deux mois après, le jeune lord, piqué au jeu, coucha de nouveau dans la chambre verte.
Il n’y dormait pas depuis une heure qu’on l’entendit pousser des gémissements ; personne n’osa entrer et lui porter des soins, car il s’était enfermé au verrou et avait défendu qu’aucun de ses gens pénétrât auprès de lui. Cependant, comme, le lendemain matin, il ne sortait point de cette fatale chambre verte, on enfonça les portes, et on trouva lord Mac-M… mourant sur son lit.
Par un heureux hasard, le docteur S. Taylor, professeur de médecine légale à l’Hôpital de Guy, se trouvait en Écosse et dans le voisinage du château. On courut en toute hâte le chercher, et il trouva le jeune lord assez malade pour inspirer de sérieuses inquiétudes.
Ce ne fut qu’en changeant de résidence et en revenant habiter une autre de ses propriétés près d’Édimbourg que lord Mac-M… parvint à se rétablir. Encore ne se guérit-il que d’une façon incomplète, et souffrit-il plusieurs mois d’une conjonctivite palpébrale, variété d’ophtalmie douloureuse et tenace.
Le propriétaire du manoir écossais raconta au docteur Taylor qu’après s’être endormi paisiblement, il avait vu tout à coup, soit en rêve, soit dans cet état étrange de torpeur qui n’est ni la veille ni le sommeil, se dresser devant lui un monstre vert qui le regarda d’un œil sinistre. Puis le fantôme se jeta brusquement sur le lit, enfonça ses ongles aigus jusqu’au fond de la poitrine du jeune homme, et y fouilla longtemps en lui causant d’intolérables douleurs. Enfin, il ne disparut qu’après avoir passé sur les yeux de sa victime la fourche de fer rougie à blanc qu’il tenait dans une de ses mains.
« Milord, dit M. Taylor, si vous le désirez, avant un mois j’aurai exorcisé le démon qui, deux fois, vous a si cruellement fait sentir son pouvoir.
– Docteur, je vais écrire à mon intendant d’exécuter à la lettre tous les ordres que vous lui donnerez.
– Ces ordres seront bien simples, reprit le docteur. Vous avez été empoisonné par de l’arséniate de cuivre.
– Qui donc a osé attenter à ma vie ? Dites-moi le nom de l’assassin, que je le livre à la justice.
– Le criminel ne relève point des cours d’assises. C’est tout bonnement le papier peint de votre chambre qui a été préparé avec du vert de Scheele. Avant de vous ramener à Édimbourg, j’ai secoué les livres qui, depuis bien des années, se trouvaient dans la chambre maudite, et j’ai recueilli la poussière qui les recouvrait ; enfin, j’ai arraché une partie du papier collé sur les murailles, et j’ai soumis poussière et papier au procédé de Reinsch. Le papier seul m’a donné 450 grains (22 grammes) d’une matière qui contenait assez d’arsenic pour que cinq grains couvrissent une lame de cuivre de dix pouces carrés ; traitée ensuite par la chaleur, cette matière a formé des cristaux octaédriques d’arsenic.
En venant habiter la chambre verte, vous avez mis en mouvement la poussière empoisonnée qui, depuis longtemps, recouvrait les meubles, les livres, les tentures, les parquets et les rideaux du lit. Elle a pénétré par le nez, par les yeux, par la gorge, jusque dans les voies pulmonaires, et elle a mis votre existence en danger. Quant au démon, la suffocation de votre poitrine et votre cerveau en fièvre l’ont enfanté. Faites arracher et brûler tout ce qui est vert dans la chambre ensorcelée, et vous habiterez ensuite cette chambre aussi impunément que le beau salon blanc et or dans lequel nous devisons à l’heure qu’il est. »
La chambre verte devint en effet une chambre jaune, et dès lors on put y passer la nuit sans avoir à y subir ni cauchemar, ni empoisonnement, ni conjonctivite palpébrale.
_____
(Sam [pseudonyme de Samuel Henry Berthoud], « Chronique, » in La Patrie, dix-neuvième année, lundi 28 février 1859 ; « Faits divers, » in Le Pays, journal de l’Empire, onzième année, n° 64, samedi 5 mars 1859 ; C. Laurent, « Nouvelles diverses, » in Journal du Loiret, quarante-deuxième année, n° 54, samedi 5 mars 1859, attribue cette anecdote à un journal belge ; « Nouvelles diverses, » in Messager du Midi, douzième année, n° 65, lundi 7 mars 1859 ; in Vert-Vert, programme des spectacles, mercredi 9 mars 1859 ; in La Chronique parisienne, deuxième année, n° 30, jeudi 10 mars 1859 ; in Journal de Seine-et-Marne, nouvelles locales, faits divers, agriculture, industrie, sciences et arts, littérature, vingt-cinquième année, n° 1081, samedi 13 mars 1859 ; in Journal de St-Quentin et de l’Aisne, quarante-et-unième année, n° 3035, mercredi 23 mars 1859 ; in La Ruche Littéraire, n° 3, mai 1859 ; puis, sous la signature d’Emmanuel D***, dans le Musée littéraire et scientifique de l’école et de la famille, par Thomas Lefebvre et Ferdinand Piérot-Olry, tome IV, Paris : Larousse et Boyer, 1862 ; dans Les Promenades du jeudi, ou les visites à la ferme par la comtesse Drohojowska, Paris : E. Gauguet, 1865 ; dans l’article « Superstition », in Recueil alphabétique de citations morales des meilleurs écrivains, ou encyclopédie morale, Émile Loubens, Paris : Charles Delagrave, 1867 ; cette anecdote a été reprise dans les Récréations chimiques, par A. Castillon, professeur au collège Sainte-Barbe, ouvrage illustré de 34 vignettes par H. Castelli, Paris : « Bibliothèque rose illustrée, » Librairie de L. Hachette et Cie, 1869 ; sous le titre « Le Fantôme de la chambre verte », dans Le Courrier du Canada, journal des intérêts canadiens, vingt-et-unième année, n° 6, mercredi 14 février 1877, qui précise que ce fait divers est tiré d’un journal anglais ; et enfin dans La Première Année de lecture courante, par Jean-Marie Guyau, Librairie Armand Colin, 1906. On notera qu’une anecdote assez semblable, mettant en scène deux habitants de Birmingham, M. Hinds et sa femme, et leur perroquet, se trouve également dans Empoisonneurs-empoisonnés, Venins et poisons, par A. Coutance, Paris, J. Rothschild, 1888. Illustration de John Leech (1843), pour A Christmas Carol de Charles Dickens)
☞ Samuel Henry Berthoud a repris in extenso cette anecdote dans le chapitre « Une Chambre à revenants » des Fantaisies scientifiques de Sam, troisième série, partie Minéralogie, Paris : Garnier frères, 1862.
Une réfutation de la Chambre verte
–––––
L’ARSENIC JOUANT LE RÔLE DE DIABLE ET DE CAUCHEMAR
–––––
(Conte arsenical emprunté à une vérité de la Revue)
« L’année dernière, c’est-à-dire en 1858 (c’est le narrateur qui précise ainsi la date), un jeune lord hérita, en Écosse, au milieu des montagnes, d’un château fort ancien et dans lequel se trouvait une chambre verte où personne n’osait passer la nuit. On racontait que deux ou trois audacieux qui avaient tenté d’y dormir n’en étaient sortis que morts ou dans un état à faire pitié ; il avait fallu aux plus heureux plusieurs semaines pour se rétablir. Le jour même où il prit possession de son château, lord Mac-M… ordonna qu’on lui préparât un lit dans la chambre verte, c’est-à-dire dans la chambre où tout était vert : tentures, rideaux, plafond, boiseries et tapis. Après quelques heures de sommeil, il éprouva des coliques violentes, des douleurs d’estomac intolérables, des vertiges, des hallucinations qui ne se dissipèrent qu’au bout de plusieurs jours et lorsqu’on l’eut transporté dans une autre chambre. Il attribua son indisposition à l’humidité d’une chambre inhabitée et au voisinage de l’étang ; la chambre fut aérée et assainie au moyen d’un grand feu de cheminée qu’on y entretint nuit et jour, et l’étang fut desséché. Deux mois après le premier événement, le jeune lord, piqué au jeu, voulut coucher de nouveau dans la terrible chambre verte. Mais il n’y dormait pas depuis une heure, qu’on l’entendit pousser des gémissements. Personne n’osa entrer pour lui porter des soins (par une bonne raison qui dispense de toutes les autres) ; car il s’était enfermé au verrou. Cependant, comme, le lendemain matin, il ne sortait pas de cette fatale chambre verte, on enfonça les portes et on trouva lord Mac-M… mourant sur son lit. » (Voici où perce le bout d’oreille médical :) Par un hasard heureux (pour le médecin autant que pour le malade), le docteur S. Taylor (cette fois, le nom est écrit en toutes lettres), professeur de médecine légale à l’hôpital de Guy, se trouvait en Écosse et dans le voisinage du château. On courut en toute hâte le chercher, et le malade lui inspira des craintes sérieuses. Ce ne fut qu’en changeant de résidence et en revenant habiter une de ses propriétés près d’Édimbourg, que lord Mac-M… parvint à se rétablir. Encore ne se guérit-il que d’une façon incomplète et souffrit-il plusieurs mois d’une conjonctivite palpébrale, variété d’ophthalmie, d’après le narrateur, douloureuse et tenace.
Le malade raconta au docteur (qui est l’auteur sans doute de ce conte à la Radcliffe) qu’après s’être endormi paisiblement, il avait vu tout à coup, soit en rêve, soit dans un état étrange de torpeur qui n’est ni la veille ni le sommeil, se dresser devant lui un monstre vert (comme toute la chambre) qui le regarda d’un œil sinistre (et vert sans doute aussi). Puis le fantôme se jeta brusquement sur le lit, enfonça ses ongles aigus jusqu’au fond de la poitrine du jeune homme et y fouilla longtemps en lui causant d’intolérables douleurs. Enfin, il ne disparut qu’après avoir passé sur les yeux de sa victime la fourche de fer rougie à blanc qu’il tenait dans une de ses mains.
« Milord, lui dit (et nous dit) M. Taylor, si vous le désirez, avant un mois j’aurai exorcisé le démon qui, deux fois, vous a si cruellement fait sentir son pouvoir.
– Docteur, répondit le lord (qui ne demandait pas mieux), je vais écrire à mon intendant d’exécuter à la lettre tous les ordres que vous lui donnerez.
– Ces ordres seront bien simples, reprit le docteur ; vous avez été empoisonné par de l’arséniate de cuivre.
– Qui donc a osé attenter à ma vie ? Dites-m’en le nom, que je le livre à la justice.
– Le criminel ne relève pas des cours de la justice ; c’est tout bonnement le papier peint de votre chambre qui a été préparé au vert de Scheele. Avant de vous ramener à Édimbourg, j’ai secoué les livres qui depuis bien des années se trouvaient dans la chambre maudite, et j’ai recueilli la poussière qui les recouvrait ; j’ai arraché une partie du papier collé sur les murailles, et j’ai soumis la poussière et le papier au procédé de Marsh. Le papier seul m’a donné 450 grains (22 grammes), qui contenaient assez d’arsenic pour que cinq grains couvrissent une lame de cuivre de dix pouces carrés ; traitée ensuite par la chaleur, cette matière a formé des cristaux octaédriques d’arsenic. En venant habiter la chambre verte, vous avez mis en mouvement la poussière empoisonnée qui a pénétré par le nez, par les yeux, par la gorge, jusque dans les voies pulmonaires, et mis votre existence en danger. »
Cela dit, on transforma la chambre verte en chambre jaune, et dès lors on put y passer impunément les nuits.
*
La narration de M. Taylor a ravivé les souvenirs d’une foule de médecins légistes, et chacun depuis lors est venu mettre quelque chose de semblable de sa façon dans le corbillon.
Nous avons laissé parler le narrateur ; nous allons maintenant prendre à notre tour la parole.
Nous plaignons sincèrement M. Taylor, s’il n’est pas l’auteur de cet article, dont la rédaction a un peu l’air d’un puff anglais, le plus digne que nous ayons jamais connu de porter le nom de réclame. Il importe à sa dignité de professeur de médecine légale dans l’hôpital de Guy, d’abjurer la paternité de ce drame en cinq actes, dont l’auteur, apocryphe sans doute, aura puisé l’intention dans l’article que la Revue complémentaire a consacré à faire ressortir le danger toxicologique de l’emploi des PAPIERS PEINTS EN VERT (1), et dans ce que nous avons dit de ces sortes de tentures depuis près de six ans.
1° Dans l’article de la Revue, nous parlions des papiers peints et non collés, dont la poussière se détache par la sécheresse, comme par les froids et les fortes gelées.
2° Les papiers vernis ou même simplement collés ne laissent jamais se détacher une semblable poussière. Or, on ne saurait pas supposer que la chambre à coucher, la chambre d’honneur d’un château de lord, ait été décorée avec des papiers sans colle, papiers de 20 centimes le rouleau, comme l’avait fait pour nous l’économe propriétaire. Il y a plus, c’est que les tentures de ces chambres de châteaux antiques n’ont jamais été en papier peint.
3° Comment supposer que l’économe et les gens du château aient laissé les meubles et livres couverts de poussière, non seulement la première fois, mais surtout la seconde, qu’ils ont procédé à un assainissement général qui a duré deux mois, jour et nuit ? Les lords en Angleterre ne sont pas endurants, en fait de rappropriements négligés.
4° Comment se fait-il que les gens qui se sont occupés de tout épousseter, laver, frotter, récurer, secouer, ce qui suppose qu’ils ont avalé des doses considérables de la poussière séculaire de l’appartement, n’aient pas ressenti le moindre des symptômes qui ont mis la vie du lord en danger ? et que M. Taylor lui-même ait secoué si impunément une dose de poussière dont le lord n’aurait pas pu, si fort qu’on veuille pousser l’exagération, aspirer la millième partie ? Singulière poussière qui épargne ceux qui en avalent des tourbillons, et qui écrase et anéantit, sous les étreintes du cauchemar, un lord qui en aspire un atome !
5° Par un autre ordre de considérations, si l’arsenic était le vrai coupable des souffrances démoniaques endurées par le lord, ses hallucinations auraient continué avec tous les autres symptômes, et il aurait bien pu prendre les cornes du bonnet doctoral de M. Taylor pour les cornes du diable. Ah ! si l’arsenic était doué de la propriété de faire voir ainsi le diable, il n’oublierait pas de faire apparaître les traits de l’empoisonneur et de signaler le coupable, vrai démon sorti des enfers ; nous regrettons qu’il n’en soit pas ainsi, dans l’intérêt de la justice et de la société.
6° L’analyse de M. Taylor nous semble porter le cachet d’une exagération pondérale égale au moins à l’exagération fantasmagorique de l’événement. Vingt-deux grammes d’arsenic, obtenus par l’analyse, peste ! c’est une analyse bien importante par le poids du résultat, mais qui sort un tant soit peu des habitudes pondérales des analyses de médecine légale ; on serait convaincu à 10000 fois moins.
7° Enfin, il est temps que nous intervenions, comme Deus ex machina, pour le dénouement quelconque de cette chimico-fantasmagorie. L’appartement au sujet duquel nous avons signalé, dans la Revue (loc. cit.), la circonstance toxicologique que l’entrefilet a brodée à sa manière pour le compte ou sous la dictée de M. Taylor, cet appartement, tapissé d’un papier arsenical non collé, était très humide, l’hiver surtout ; il laissait échapper la poussière verte en si grande abondance que l’on était obligé de nettoyer chaque jour le châssis des vitres et les tablettes des fenêtres. Nous avons signalé le danger que l’on aurait couru, si l’on avait abandonné des mets pendant trop longtemps et par certaines secousses, à l’endroit où pleuvait cette poussière ; mais jamais, ni nous ni les étrangers, ni ceux qui ont passé le jour ou la nuit dans cette pièce, n’y ont vu le bout des cornes d’un diable, et n’ont ressenti le moindre symptôme d’intoxication ; et pourtant, il suffisait de s’adosser contre le mur ou d’y passer le doigt, pour en effriter la couleur arsenicale.
8° CONCLUSION. Je vous l’ai dit et redit cent fois : quand nous émettons une nouvelle idée, la médecine se tait d’abord ; si quelqu’un lui en parle, elle traite la vérité avec un certain air d’outrecuidance qui semble dire fi donc ! Une fois que l’idée a fait son chemin dans la voie de l’évidence et qu’il s’agit de la rendre classique, on badigeonne la plume empruntée dont on veut se parer, et de telle manière qu’elle ne ressemble plus à rien. D’une vérité simple, comme elles le sont toutes, on en fait une merveilleuse absurdité ou une vérité plâtrée ; et il nous faut ensuite autant de temps pour la nettoyer et lui rendre son naturel qu’il nous en avait fallu pour la découvrir et la produire, ce qui fait que nous avons toujours beaucoup plus à détruire qu’à édifier, beaucoup plus à déblayer de la route du progrès qu’à continuer à la frayer.
–––––
(1) Revue complémentaire des sciences, livr. de sept. 1854, tom. Ier, pag. 44 :
–––––
(François-Vincent Raspail, in Revue complémentaire des sciences appliquées à la médecine et pharmacie, à l’agriculture, aux arts et à l’industrie, neuvième livraison, 1er avril 1859 ; illustration de H. Castelli pour les Récréations chimiques par A. Castillon, Paris : « Bibliothèque rose illustrée, » Librairie de L. Hachette et Cie, 1869)
JEANNE-BÉNITA AZAÏS : LE SECRET DE LA CHAMBRE VERTE, HISTOIRE VRAIE
–––––
Dans une gorge profonde et sauvage des montagnes d’Écosse, par un soir du mois d’octobre 1858, une calèche, traînée par quatre beaux chevaux, s’avançait avec rapidité. Deux hommes, assis à l’intérieur, causaient avec animation et semblaient discuter. L’un d’eux, gros et joufflu, le visage à demi-caché par une barbe épaisse qui dissimulait presque ses yeux, était assis sur la banquette la plus étroite : on devinait un inférieur en face de son maître. En face de lui, à demi étendu sur la banquette du fond, un jeune homme vêtu de noir l’écoutait parler.
« Non, disait le premier, non, lord Mac-Maw, tout le château n’est pas habitable. Feu votre oncle, qui vient de mourir, le savait bien, lui ! aussi jamais n’entra-t-il dans « la chambre hantée » autrement que de jour et escorté d’une suite nombreuse.
– Qu’a donc de si redoutable cette fameuse chambre ? dit en souriant celui que l’on venait de nommer lord Mac-Maw.
– Ceux qui sont morts pour y être entrés, pourraient seuls vous le dire !
– Voudriez-vous me faire croire par là que des revenants ont tué les vivants qui ont pénétré dans cette pièce ?
– Oui, milord ! dit lentement le premier interlocuteur, intendant des propriétés de lord Mac-Maw ; votre tante y est morte dans d’horribles convulsions. Depuis cet affreux événement, deux hommes ont été assez audacieux pour vouloir braver les esprits de la chambre hantée. L’un est mort dans la nuit, emportant son secret ; le second a été trouvé râlant, au matin, dans son lit, et a succombé quelques heures plus tard, sans prononcer une parole !
– Sornettes que tout cela ! Contes d’enfants bons à dire à la veillée !
– Si vous aviez vécu au moment de ces événements sinistres, vous ne parleriez pas ainsi, Monseigneur !
– Je ne parlerais pas ainsi, maître Douglar ? Nous allons bien voir ! Cette nuit, je coucherai dans la chambre hantée ! J’ai dit ! »
L’intendant eut un haut-le-corps, mais, accoutumé au respect et à l’obéissance, il se tut. Le jeune lord, sa belle et noble figure reposant sur les coussins de la voiture, le fixa longtemps avec attention.
« Pourquoi se disait-il, maître Douglar ne veut-il pas qu’on entre dans cette chambre ? A-t-il un intérêt à cela ? Mon oncle avait pour lui une très grande estime, mais ne cherche-t-il pas à me tromper, à me dissimuler quelque chose, à moi, l’héritier ? »
Pendant ce temps, le soir tombait et la voiture avançait toujours. Enfin, à un détour du chemin, le château apparut, se découpant fièrement sur le ciel rouge des rayons du soleil couchant. Autour du château, s’étendait un parc immense, aux arbres verts et sombres, baignant leurs branches dans des étangs, sur lesquels se formaient, à cette heure tardive, des brouillards légers et blanchâtres. Une profonde mélancolie se dégageait de ce château que la mort venait d’effleurer de son aile.
La voiture, après un virage savant, s’arrêta devant le perron où toute la domesticité était massée. Lord Mac-Maw descendit lestement et salua tous ces fidèles serviteurs. Une femme à bandeaux noirs était à leur tête ; ses yeux étaient bruns et brillants ; son aspect était froid, mais digne. Elle était vêtue d’une robe de soie noire et portait, dans un petit panier pendu à son côté, un énorme trousseau de clefs.
« Mistress Douglar ! » dit l’intendant, présentant sa femme à lord Mac-Maw.
Le jeune homme salua aimablement l’intendante.
« Quelle chambre doit-on préparer à Monseigneur ? demanda celle-ci d’une voix profonde.
– La chambre hantée, mistress ! » dit-il lentement.
Le visage, jusqu’alors impassible, de l’intendante tressaillit, et les serviteurs eurent tous un mouvement de terreur, tandis que lord Mac-Maw répétait en les regardant attentivement :
« Je veux savoir le secret de la chambre hantée, et j’entends y dormir ce soir ! Est-ce compris ?
– Soit, Monseigneur ! dit mistress Douglar. Vous l’aurez voulu ! »
Et elle sortit pour donner des ordres.
Resté seul, lord Mac-Maw soupa de fort bon appétit dans la grande salle à manger de ses ancêtres. Le repas fini, il s’approcha du feu et se perdit dans une longue rêverie.
Enfin, la porte s’ouvrit à deux battants, et mistress Douglar entra, précédée de deux valets portant des torches d’argent.
D’un pas rapide, elle s’approcha du jeune homme.
« Persistez-vous toujours à vouloir coucher dans la chambre hantée ? » dit-elle avec anxiété.
Pour toute réponse, il inclina la tête, en regardant fixement l’intendante.
« Alors, Monseigneur, je vais vous guider ! Mais souvenez-vous que j’aurai fait tout ce qui a été en mon pouvoir pour vous dissuader de ce projet ! »
À la suite de ses guides, lord Mac-Maw traversa une longue enfilade de pièces froides et sévères. Il monta un large escalier de pierre et s’engagea dans un corridor obscur.
« C’est là ! » dit soudain mistress Douglar, en montrant une petite porte.
Mac-Maw leva le loquet, et, prenant une torchère des mains d’un laquais, pénétra dans la pièce redoutée.
D’un mouvement fébrile, mistress Douglar posa sa main tremblante sur le bras du jeune homme.
« Monseigneur !… » dit-elle.
Mais, fermement et froidement, Mac-Maw se dégagea, et, d’un ton calme :
« Je vous remercie, madame ! » fit-il, et il ferma la porte.
Avec lenteur, il se retourna. Il était donc dans cette fameuse chambre, objet de terreur !… Il en fit le tour avec une attention soutenue, tâtant les murs pour voir si aucune ouverture ne s’y dissimulait. Rien de suspect ne s’offrit à sa vue. Il ouvrit la fenêtre : à ses pieds, un étang luisait ; aucun arbre proche ne permettait l’escalade. La chambre elle-même ne justifiait en rien les appréhensions de mistress Douglar, dont le zèle à l’en éloigner lui avait paru étrange.
La pièce, relativement petite et meublée avec luxe, ne méritait en rien son renom de terreur. Tout était d’un vert harmonieux : le papier, les tentures, les rideaux, le plafond, les boiseries, les meubles ; et la lueur des bougies trouait seule d’une teinte différente cet ensemble parfait.
Après avoir posé, à portée de sa main, les pistolets qu’il sortit de sa malle, lord Mac-Maw se coucha et s’endormit profondément.
Et voilà qu’au milieu de la nuit, en voulant se déplacer, il ne put bouger ! Un poids affreux pesait sur sa poitrine ! Il voulut ouvrir les yeux ; il sentit comme une main froide lui fermer les paupières ! Il entendait un bourdonnement confus et un étrange malaise le saisit tout entier !… Un lourd sommeil le paralysa et il essaya en vain de le secouer !
Enfin, le jour vint, un jour radieux d’octobre où le soleil semble prendre à cœur de se faire plus beau pour se faire plus regretter. D’une main faible, le jeune lord sonna ; bientôt, des pas précipités se firent entendre et maître Douglar parut, suivi de plusieurs domestiques.
Mais, à la vue du jeune comte, la petite troupe s’arrêta, interdite : une pâleur livide couvrait son visage, creusé et ravagé comme après une longue et pénible maladie. Il essaya de parler, mais sa langue se glaça sous son palais ; il ne put proférer un seul mot et s’évanouit !…
On emporta le jeune lord loin de cette chambre funeste et on referma à clef cette porte derrière laquelle se cachait un funèbre secret ! Pendant de longs jours, lord Mac-Maw fut entre la vie et la mort. Auprès de lui, mistress Douglar veillait comme une mère vigilante, et force fut au jeune homme de reconnaître que ses soupçons sur l’intendant et sa femme n’avaient aucun fondement.
Quand il fut remis, le jeune lord, attribuant au voisinage des eaux stagnantes du petit étang l’étrange malaise qui l’avait terrassé, ordonna de le dessécher. Ses ordres furent exécutés, et tout rentra dans le calme, après une si grande alerte !
De longs mois avaient passé depuis ces événements, lorsque Mac-Maw résolut de recevoir quelques amis, afin de distraire un peu sa solitude. De tous les points des montagnes, les lords et leur famille se rendirent à son invitation, et le château, si morne naguère, sembla secouer son engourdissement dans les fêtes somptueuses qui se donnèrent dans les salles jadis abandonnées.
Toutes les chambres étaient occupées par de jeunes seigneurs gais et aimables ; les escaliers retentissaient de frais éclats de rire et la joie régnait en maîtresse. Seule une chambre restait vide au fond d’un corridor obscur : c’était la chambre hantée ! Un soir que la nombreuse assemblée était réunie autour d’une table bien servie, on entendit frapper à la porte du dehors, et bientôt un homme à l’aspect noble et fier parut.
« Excusez-moi, messieurs, dit-il d’une voix ferme, de me présenter à une heure aussi avancée. Mais un essieu s’est rompu à ma voiture, et me voici obligé de vous demander l’hospitalité pour la nuit ! Je suis le docteur Taylor. »
À ce nom, respecté et universellement connu, les convives se levèrent avec déférence et lord Mac-Maw s’empressa de faire place à l’hôte illustre que le hasard lui envoyait.
La soirée se passa gaiement à deviser. Quand le moment de se retirer fut venu, lord Mac-Mac accompagna son hôte dans sa propre chambre, et, appelant l’intendant, il lui dit :
« Maître Douglar, je viens de donner ma chambre au docteur Taylor. Toutes les pièces sont occupées par mes invités ; une seule reste et…
– Vous n’allez pas retourner dans la chambre hantée ! répondit précipitamment l’intendant. Un lit sera vite dressé dans un salon. Avez-vous donc oublié la nuit qui faillit vous coûter la vie ?
– Je ne l’ai pas oubliée, dit affectueusement le jeune lord, car elle m a permis d’apprécier votre dévouement et celui de mistress Douglar. Du reste, je ne risque plus rien. Ma maladie a été due aux miasmes pestilentiels sortant des eaux de l’étang ; cela ne saurait se renouveler, l’étang étant desséché ! Allons, Douglar, laissez-moi passer ; je tombe de sommeil ! »
Et, écartant l’intendant, le comte monta de nouveau dans la chambre hantée.
Rien ne semblait être changé dans cette luxueuse pièce qu’on n’avait pas ouverte depuis la fatale nuit, et, fatigué, il se coucha et ne tarda pas à s’endormir.
Il pouvait être à peu près deux heures du matin. Les invités dormaient profondément dans le château paisible, quand de sourds gémissements se firent entendre. Le zélé serviteur, inquiet de l’imprudence de son jeune maître, avait dressé un lit dans une mansarde au-dessus de la chambre funeste. Prêtant l’oreille, il entendit les plaintes se faisant de plus en plus espacées et moins distinctes. D’un bond, il fut debout, se vêtit à la hâte, et, une lampe à la main, traversa les longs corridors.
« Je ne me trompe pas ! disait-il, en redoublant de vitesse ; le bruit vient de la chambre hantée !… »
Déjà il était contre la chambre et, collant son oreille à la porte, il lui sembla entendre un râle prolongé. En même temps, un pas précipité retentit derrière lui, et le docteur Taylor parut.
« Quelqu’un souffre là ! dit-il, en montrant la porte du doigt. Il nous faut entrer ! »
Maître Douglar essaya d’ouvrir ; la porte était fermée au verrou. En dedans, on n’entendait plus rien. D’un coup d’épaule, l’intendant l’enfonça et pénétra dans la pièce, suivi du docteur.
Étendu sur son lit, lord Mac-Maw était immobile. La pâleur de la mort était répandue sur son visage, et une rigidité cadavérique raidissait ses membres.
Le docteur s’élança vers la fenêtre, l’ouvrit toute grande et, venant vers le lit, plaça sa main sur le cœur du lord ; il battait encore ! Un cri de joie s’échappa des lèvres de Douglar, tandis que le docteur prodiguait ses soins au malade.
Après quelques instants, la vie reparut sur ce visage livide, et le jeune comte reprit ses sens. Dès qu’il put parler, il raconta au docteur sa nuit terrible.
« Après m’être endormi paisiblement, dit-il, j’ai cru voir, ou plutôt j’ai vu un fantôme vert qui venait vers moi. Il s’assit sur mon lit, et, de ses doigts crochus, enfonça ses ongles dans ma poitrine qu’il fouilla dans tous les sens, me causant une souffrance atroce. Ah ! je crois maintenant que, véritablement, cette chambre est hantée !… »
Pendant qu’il parlait, le docteur avait fait le tour de la pièce et secoué deux ou trois objets.
« Milord, dit-il, la chambre n’est pas hantée ; ce n’est pas un fantôme qui vous a visité… vous êtes tout simplement empoisonné !
– Empoisonné, docteur ? Y songez-vous ? Et par qui ? » dit le jeune homme avec horreur.
Lord Taylor prit un livre qui se trouvait sur un rayon de la bibliothèque, le secoua et en fit tomber une poussière verdâtre.
« Voici le poison, dit-il. C’est un des plus violents qui existe : c’est un composé d’arsenic et de cuivre. Le seul coupable, c’est la teinture verte de cette chambre qui doit sa couleur à une matière bien connue des peintres : le « vert de Scheele. » Les tentures sont vieilles ; la peinture du papier s’est peu à peu réduite en une fine poussière, composée, comme je vous l’ai dit, de cuivre et d’arsenic, a été mise en mouvement quand vous êtes entré. Vous avez marché, vous avez dû agiter les rideaux de votre lit, et cette poussière est entrée dans votre nez et dans votre bouche. Quant au fantôme, la fièvre et le délire seuls l’ont fait naître, mais vous avez couru un réel danger ! »
Ainsi étaient expliquées les morts successives de tous les habitants de la mystérieuse chambre hantée ! Le comte remercia beaucoup le docteur Taylor et, quelques jours après, il fit enlever les tentures, retapisser les murs, repeindre les meubles, et bientôt la chambre ainsi renouvelée ne fut plus hantée que par des rêves riants et enchanteurs.
–––––
(Jeanne-Bénita Azaïs, « Contes et nouvelles, » in Les Belles Images, huitième année, n° 374, 15 juin 1911 ; in Le Petit Écho de la mode, quarante-et-unième année, n° 27, dimanche 6 juillet 1919 ; repris sous le titre : « La Chambre hantée, » « Le Coin des enfants : Conte du jeudi, » in Le Nouvelliste, Anjou, Bretagne, Maine et Normandie, vingt-cinquième année, n° 83, jeudi 25 mars 1926 ; « Conte du jeudi, » in Le Télégramme des Vosges, quotidien régional républicain, douzième année, n° 3732, jeudi 7 mars 1929. Paul Hoecker, « Grünes Zimmer » [La Chambre verte], huile sur toile, c. 1900 ; les deux illustrations suivantes sont extraites de la publication originale)