Je ne sais dans quel but on essaie de mettre en doute la mort du célèbre professeur Hartenstatter ; moi, je suis particulièrement qualifié pour établir la vérité : le grand botaniste n’est pas simplement disparu ; il est bien mort ; je l’ai vu mourant, puis mort, et j’ai été un des deux témoins qui ont signé son acte de décès, tandis que j’étais mobilisé, en novembre 1918.
Il ne saurait donc exister aucun doute sur sa disparition finale. Le mot finale est nécessaire, s’appliquant à un original que plusieurs fois on avait dit mort, alors qu’il n’était que disparu ; il était coutumier de ces disparitions mystérieuses de deux ou trois ans, durant lesquelles il vivait, perdu dans les forêts vierges de l’Afrique ou de l’Amérique du Sud, à la recherche de plantes inconnues, dont la découverte et la classification avaient fait de lui le plus grand botaniste contemporain.
Le drame où il a perdu la vie a été si abominable que la censure avait interdit aux journaux mêmes d’imprimer le nom de Hartenstatter ; il ne fallait publier aucune information capable de surexciter l’émotivité déjà bien trop hypertendue du public.
Vous vous souvenez que Hartenstatter s’était passionné à étudier les plantes carnivores et qu’il était arrivé à donner à quelques-unes d’entre elles un développement monstrueux.
Dans la grande serre de douze mètres d’élévation qu’il avait construite près de sa villa de Rothmunster, et où personne, pas même son domestique, n’avait le droit de pénétrer, son drosera longifolia, notamment, atteignait près de trente pieds de hauteur et l’illustre professeur prétendait pouvoir obtenir encore un accroissement de plus de moitié en moins de deux ans.
Sur le carnet où Hartenstatter résumait ses observations quotidiennes, j’ai relevé des notes absolument fantastiques, écrites avec l’inconscience d’un chercheur penché sur son scalpel ; on le sent préoccupé uniquement, en dehors de toute considération de pitié, d’humanité, de morale, d’arriver à arracher un secret à la Nature, un maître bourreau torturant son patient pour lui arracher un aveu.
Hartenstatter a noté tous les faits et gestes des droséras, doués, comme chacun sait, de la faculté de saisir les mouches, les insectes qui se posent sur leurs feuilles ; ces plantes se referment sur ces victimes immédiatement engluées et, en quelques heures, les digèrent, grâce à une abondante sécrétion d’une pepsine extrêmement active, les absorbent sans qu’il en subsiste aucune trace, aucun déchet.
Dès longtemps Hartenstatter s’était appliqué à exciter, à développer particulièrement l’appétit d’un droséra géant, spécialement entraîné et devenu un arbre aux tiges énormes, capable progressivement de dévorer des sauterelles, des cobayes, des souris, des lapins, des agneaux.
Il y a dans le cahier d’Hartenstatter des descriptions faites, on le sent, avec une joie presque sadique de cette lente et totale absorption d’animaux par ces végétaux monstrueux, cruels peut-être, puisque leur pourvoyeur note qu’ils dévorent avec plus d’appétit – c’est son propre terme – les êtres vivants que les morts.
Et quel triomphe lorsque le savant est arrivé à avoir la preuve que ces plantes sont douées de la faculté de voir !
Oui, il le démontre : les plantes voient ; la mort ne lui a pas laissé le temps de découvrir où sont les organes de vision et comment ils fonctionnent ; mais il relate cette expérience qu’il a faite plusieurs fois, de placer une souris ou un cobaye sous une cloche de cristal, derrière un écran ; le droséra n’a pas bougé, aucun instinct, aucune divination ne lui ont révélé l’existence d’une proie à portée de ses tentacules ; mais ils se sont agités et lentement tendus vers elle, dès que l’écran a été enlevé et que les organes de la vision ont donc été émus.
Les plantes, chacun l’avait remarqué, poussent leurs rameaux dans la direction de la lumière ; elles l’apprécient, elles l’aiment ; mais Hartenstatter a démontré par ses droséras qu’elles regardent, et, de plus, qu’elles ne voient pas dans l’obscurité, car sa même expérience répétée la nuit n’a pas eu le don de les émouvoir.
« J’ai la preuve, écrit-il dans son carnet, que les plantes regardent et voient, et je le démontre aussi nettement que Sir Jagadis Chunder Bosc a démontré, à Calcutta, grâce à son ingénieux crescographe qui multiplie le moindre mouvement par dix millions, que la plante est une petite personne impressionnable, agitée de mouvements divers et incessants. Sir Jagadis Chunder Bosc a démontré avec l’aiguille de son appareil que les plantes ne sont pas telles le jour que la nuit, qu’elles ont des positions diverses, qu’elles s’installent pour dormir ; je confirme ses découvertes en disant : les plantes voient durant le jour, mais elles ne voient plus la nuit ; les plantes sont sensibles, oui, elles ont des sens ; depuis longtemps déjà, nous savions qu’elles avaient un sexe.
Cette activité générale démontre le lien qui unit les végétaux aux animaux et confirme la thèse géniale de Claude Bernard qui a proclamé la communauté de toutes les choses vivantes. »
En notant que son droséra semble mieux dévorer les animaux vivants que les morts, Hartenstatter ajoute que les victimes ne paraissent pas souffrir jusqu’à la minute où la vie les abandonne ; elles ne semblent même pas se rendre compte de leur situation, alors qu’elles ont déjà commencé d’être absorbées.
Et chaque engloutissement par le monstre, qui paraît insatiable, amène, dans les deux ou trois jours, une augmentation dans la circonférence du tronc et la longueur, la robustesse des rameaux et des feuilles.
Un jour, Hartenstatter se décide à orienter ses recherches dans une voie nouvelle et, de l’hôpital militaire où il se rend chaque matin à son service médical, il rapporte la main d’un blessé, dont il vient de faire l’amputation, et qu’il a habilement subtilisée dans le baquet des débris chirurgicaux destinés au four crématoire.
Et le carnet porte que son drosera gigantis a complètement absorbé cette main en cinq heures 48 minutes.
Alors qu’un poids triple de nourriture fournie par la dépouille d’un lapin, la semaine précédente, n’avait augmenté le tronc du droséra que d’un demi-millimètre, la chair humaine cette fois l’a développé de deux tiers de millimètre.
Le docteur Hartenstatter triomphe ; il a découvert la plante anthropophage : le drosera cannibalis !
À partir de ce jour, l’horrible docteur emploie toute son astuce à se procurer de la chair humaine et ses fonctions ne lui rendent son approvisionnement que trop facile.
Mais une hantise pointe dans une note du carnet, au bout de quelques semaines ; puisque le droséra préférait les animaux vivants et en tirait un profit bien plus considérable, n’en serait-il pas de même avec la chair humaine vivante ?
Horreur ! à la date du 2 janvier 1917, Hartenstatter rapporte chez lui un bébé de deux mois qu’il a volé dans la campagne !
Le carnet note que le droséra a, plus rapidement que de coutume, englué sa « nourriture » ; Hartenstatter n’a pas osé écrire l’enfant ; mais pas de doute, car il décrit le bâillon qu’il a mis sur la bouche de sa victime, qui ne paraît pas souffrir, et qui, cinq heures après avoir eu les jambes saisies par le monstre végétal, a encore assez le goût de vivre pour téter le biberon que l’abominable savant lui met dans la bouche, afin de prolonger l’existence du patient et la durée des observations du savant.
Hartenstatter, sa loupe à la main, suit toutes les phases de l’infernal repas ; elles sont notées, toutes les quinze minutes.
Malheureusement, il manque beaucoup de pages à son carnet que j’ai retrouvé, sauvé par hasard, dans les ruines de son habitation saccagée et brûlée par un peuple furieux, lorsque ses expériences épouvantables et ses rapts d’enfants furent découverts.
Mais les pages qui ont subsisté sont effroyables, en même temps que pleines d’aperçus hardis, fous, qui, peut-être plus tard, seront confirmés et alors déclarés géniaux.
Peut-on lire sans frémir un aveu aussi cynique :
« 12 mai 1918. – Les imbéciles qui s’émeuvent de la vivisection ! Ah bien ! qu’est-ce que c’est que la disparition de neuf marmots (il en était là, seize mois après son premier crime !) quand on veut arracher un tel secret à la Nature ? N’est-elle pas impitoyable elle-même, la Nature, notre Mère, notre Marâtre !
Mes expériences, dépourvues de souffrance, sont moins cruelles, au fond, que celle de sir Jagadis Chunder Bosc, qui asphyxie des fleurs ; sa description de la lente agonie d’un mimosa sous sa cloche à chloroforme est plus cruelle que l’assimilation lente et inconsciente de tous ces embryons d’humanité.
Pas plus que les autres, celui-ci ne dénote aucune souffrance, aucun malaise, et pourtant le tiers de son corps a déjà disparu et à présent les tentacules enserrent les épaules ; la tête seule émerge libre ; comme pour les autres, c’est lorsqu’un tentacule enserrera le nœud vital que la vie psychique disparaîtra.
C’est autrement beau et plus propre que l’engloutissement d’un être par un boa ou une pieuvre.
21 novembre 1918, 7 heures. – Mon expérience est aujourd’hui magnifiquement probante ; les enfants de quelques mois que mon drosera cannibalis a absorbés jusqu’alors étaient de la chair humaine sans intelligence ; mais celui-ci, qui a sûrement plus de trois ans, comprend, doit comprendre qu’il est absorbé, qu’il disparaît ; or ses yeux ne traduisent aucun effroi, il n’a pas une plainte ; ce n’est pas de la résignation, ce n’est pas de l’anesthésie non plus, puisque tout à l’heure il a senti la piqûre d’épingle que j’ai essayée sur son cou ; il n’y a pas d’agonie.
Je peux conclure que l’assimilation au « végétatisme » est une phase normale, bien entendu sous une forme inconnue jusqu’à ce jour, mais qui vient à l’appui de ma thèse de l’asservissement final du règne animal sous le règne végétal.
Le premier peut être anéanti demain sur notre planète et la Vie continuera, quelque temps au moins ; c’est presque enfantin de constater, une fois de plus, que si le règne végétal venait à disparaître subitement, le règne animal mourrait quelques jours après.
Et je crois qu’une destinée parfaitement consciente dirige l’idéal de la vie des végétaux vers ce but, plein d’une abnégation mystérieuse, de devenir, par leur transformation, des éléments nécessaires au règne animal. L’Homme, qui se croit le roi de la Nature, n’est qu’un des principaux esclaves du Végétatisme ; il n’en est que le tâcheron plus ou moins laborieux. Les végétaux, les arbres le dominent et leur inamovibilité ne les empêche pas de le conduire, de l’inspirer.
Le véritable animateur, c’est le règne végétal dont les racines, les antennes vont recueillir sous la terre, non seulement des agents purement chimiques, mais des émanations, des radiations, des inspirations, des vibrations, des ondes qui, par leur activité, extirpent du grand réservoir mystérieux, dont nous ne connaissons rien encore, la matière psychique qui alimente nos cerveaux ; elle n’est pas à demeure dans l’air, dans l’atmosphère, où elle ne réside que provisoirement en suspens ; elle est dans la terre où vont la puiser les végétaux.
Et dans l’apaisement des nuits, durant l’engourdissement du cerveau par le sommeil, le règne végétal, dominateur conscient ou préposé, insuffle au règne animal, particulièrement à l’Homme, les grands courants de pensée qui changent peu à peu la face du Monde, qui fermentent plus ou moins dans tel ou tel cerveau, ravageant à leur fantaisie notre libre arbitre ; par le règne végétal, nos esprits reçoivent les idées qui nous ouvrent les paradis des enthousiasmes ou nous plongent dans les ténèbres de l’inquiétude et du pessimisme.
S’il n’existait pas des grands courants d’idées, comment expliquer ce vent de folie qui a amené la guerre, cette absurdité raisonnée ?
Avec leurs allures de protecteurs, ces grands arbres, ce sont des tyrans, des despotes qui jouent avec nos destinées. »
*
« Si le docteur Bœrnstein a démontré que la Terre respirait, absorbant de l’air pendant 10 ou 11 heures et le rendant pendant les 13 ou 14 heures de jour, moi je démontrerai que les végétaux vont chercher, bien plus loin que leurs racines, les éléments de l’enveloppe matérielle de notre planète, car l’atmosphère contient certainement une matière, toute autre chose qu’un fluide, qui se renouvelle non par l’extérieur, mais vient de la profondeur de la Terre.
C’est par le règne végétal, qui nous domine de toute son impassibilité, que s’opère le renouvellement du milieu vital. C’est le règne végétal qui fait respirer la Terre.
Et, je le répète, ce n’est pas dans l’air que se forme la Matière psychique dont nos cerveaux font des pensées ; c’est dans la terre où vont la puiser les végétaux qui la jettent dans la circulation, où des antennes cérébrales, plus ou moins puissantes, vont la saisir.
Demain, les chercheurs nous révéleront la vie réelle et non pas inerte des minéraux ; car déjà Becquerel, Curie ont surpris le secret de quelques-uns, tels que l’uranium, le baryum, le radium qui engendrent ou restituent de l’électricité, de la chaleur, de la lumière.
La durée de la matière, si elle n’est pas immortelle, est incalculable ; et en admettant qu’elle ait, avec ses transformations, l’immortalité, Weissman n’a vu qu’une partie de la vérité : oui, notre enveloppe, soma, est promptement périssable ; mais, si, d’après lui, notre germen est immortel, c’est qu’il est fonction du règne végétal.
21 novembre 1918, 17 heures 20. – Le regard de l’enfant semble changer d’expression ; il est fâcheux que je ne comprenne rien à ses paroles ; ce doit être un enfant de réfugiés flamands.
Il est étrange qu’après avoir pleuré pendant les deux heures d’auto de mon voyage de retour, il se soit tranquillisé à ce point, depuis qu’il est au pouvoir du droséra.
22 novembre 1918, 4 h. 40. – J’ai dû m’endormir pendant quelques instants, depuis 27 heures ininterrompues que je veille, car voici qu’une tige du drosera dévore à présent l’œil gauche, tout à l’heure encore hors de portée. »
La résistance au sommeil a des limites et Hartenstatter devait en faire la dangereuse expérience ; car, lorsque chargé d’une mission de réquisition, je pénétrai à midi, seul, dans sa grande serre, malgré l’opposition de son personnel effaré, je trouvai le docteur Hartensttater la tête happée, comme dans un étau, par trois énormes tiges de son droséra ; le monstre végétal avait de plus glissé sous la chemise deux tentacules qui enserraient et « s’assimilaient » sans doute les épaules du savant, surpris évidemment pendant son sommeil ; il était à présent éveillé, lucide et en pleine conscience du danger qui le menaçait.
J’avais aperçu en même temps ce qui restait du cadavre du pauvre petit, à peine la moitié d’un visage exsangue, et, connaissant les nombreuses disparitions d’enfants dans la région, je compris d’un seul coup le drame atroce dont le savant était l’auteur, puis la victime.
Aussi, quand le docteur me supplia de couper en hâte les tiges du droséra avec mon sabre, mon indignation me dicta de laisser le châtiment suivre son cours.
Fidèle à la consigne militaire, qui est en toutes choses de faire un rapport, je rédigeai ce que j’avais surpris et je sortis, emportant la clef de la porte, fermée par mes soins, pour aller en référer à mes supérieurs.
Malheureusement, pendant les quelques instants que me prit cette démarche, un domestique, plus curieux, moins discipliné, était entré, je ne sais comment, dans la serre ; il avait appelé au secours et un peuple furieux avait assommé à coups de bâton le savant pris dans l’étau du monstre, son élève, saccagé la serre, arrosé de pétrole et brûlé, brûlé vif, le drosera cannibalis.
Dans les décombres, je trouvai ces quelques pages de son carnet déchiré, aux trois quarts consumé malheureusement, car sa lecture entière eût été passionnément intéressante.
Qui donc à présent pourra mettre en doute la mort du professeur Hartenstatter ?
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(René Morot, in Mercure de France, trente-deuxième année, n° 564, 15 décembre 1921 ; lithographie de Philipp Banken, 2011)
☞ La nouvelle de René Morot a fait l’objet d’une adaptation écourtée dans la revue américaine The Living Age, volume 312, n° 4051, du 25 février 1922.
☞ Elle a également été traduite en tchèque par Josef Florian en 1930, dans une publication éditée à Prague et illustrée par Otto Coester. Cette somptueuse plaquette, rare et recherchée comme tous les ouvrages de cet éditeur artisanal, a été tirée seulement à 45 exemplaires sur japon.