En rouvrant les yeux, je fus ébloui : du ciel, d’un bleu et d’une pureté que nous n’avions pas rencontrés en Afrique, le soleil dardait une lumière aveuglante que la mer également bleue et sereine réverbérait. Quand je pus supporter cette crudité, j’aperçus à quelques mètres de moi mes trois camarades couchés sur la grève, et, m’étant traîné à grand peine sur le sable brûlant, je les rejoignis ; ils ne tardèrent pas à rouvrir les yeux, et notre premier soin, après nous être longuement embrassés, fut de chercher quelque source qui apaiserait notre soif ardente.

Nous nous retournâmes et demeurâmes stupides ; un massif de piques, un enchevêtrement inextricable de lances menaçait le ciel de ses pointes ; des plantes, si l’on peut appeler plantes ces monstres, dressaient des tiges dont la plus petite dépassait en hauteur nos plus grands arbres ; et dans ce fouillis, dormant sous la lourde chaleur, nous apercevions ces formes, des couleurs inimaginées dans nos pays : des doigts appartenant à quelque gigantesque main formant un dôme, une scie abandonnée sans doute par les Titans, d’immenses fleurs blanches voluptueuses, des sphères velues comme certaines araignées, des tuyaux de zinc découpé, des bâtons terminés par une houppe de coton, des palmes, des hérissons poilus, des cornets, des ressorts, au bout d’un long pédoncule, une boule avec une gueule formidablement dentée, une masse gélatineuse ; et sur ces choses, des couleurs insensées, du vin, du sang, des plaies, des maladies, de la neige, des dépôts métalliques… Nous regardions, étonnés, cette forêt inquiétante.

Mais, la soif nous brûlant, nous nous décidâmes à suivre le docteur qui déjà avait fait quelques pas.

Il approchait des arbres, quand soudain un tentacule, s’élançant, s’enroula autour de lui, suivi presque aussitôt de doigts qui lui saisirent les jambes, de ressorts qui, se détendant, l’enlacèrent, de longs cordons qui fixèrent leurs hameçons, de piques qui le harponnèrent, cependant que tout le bois s’agitait frénétiquement ; le tentacule, les doigts, les ressorts tiraient chacun de son côté… Tout à coup, les monstres, par une brusque secousse, furent rejetés en arrière, emportant chacun un morceau de notre malheureux ami, tandis que mille gouttelettes de sang nous arrivaient au visage. Après quelques oscillations, les plantes redevinrent immobiles ; à peine de légers mouvements trahissaient-ils la digestion.

Revenus de notre épouvante, nous nous retournâmes pour fuir : la mer, en montant, nous avait cernés.

Alors, affolés, nous nous élançâmes au hasard… Une troupe s’abattit sur moi, s’enroula autour de mon corps, et je fus enlevé de terre, étouffé par les cercles qui m’enlaçaient ; en vain mes doigts essayaient de déchirer la chair souple et gluante, ils s’y enfonçaient sans seulement l’écorcher. Je fus porté au sein d’une masse gélatineuse, mes pieds s’engagèrent dans une fente qui, s’élargissant, m’aspira… Je descendais doucement dans quelque chose de mou, tiède ; mon corps s’allongeait, mes os étaient broyés avec de petits craquements, mon sang ventousé sortait par tous les pores de ma peau gonflée ; je n’étais plus qu’un paquet de chair, s’allongeant, s’allongeant toujours, s’enfonçant de plus en plus.

Ma tête seule dépassait encore, enfouie sous des filaments, des poils sécrétant une humeur puante ; ma bouche vomissait mes intestins qui se dévidaient lentement ; mon crâne allait éclater sous la pression du sang en ébullition, qui sortait par les oreilles, le nez, les yeux.

Un monstre jaloux de la proie de son voisin lança sa scie sur mon cou ; les dents entrèrent dans la chair, grincèrent sur la colonne vertébrale, et, bientôt, tirée par les cheveux, ma tête céda et fut portée dans une mare de sang, à côté des têtes de mes camarades.

Les plantes avaient mis nos têtes dans du sang, comme, nous, nous mettons les fleurs dans de l’eau…
 
 

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(René Schwaeblé, in Le Phare littéraire et artistique, huitième année, deuxième série, n° 200, samedi 5 mai 1894 ; « Walking in Paradise, » collage anatomique de Bedelgeuse, réalisé à partir d’une gravure en couleur du Temple de la Flore de Robert Thornton, 1807)

 
 

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Les Plantes : On croirait lire la description d’un des cercles infernaux entrevus par Le Dante.
 

J. MANIN

 

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(« Notes de la rédaction, » in Le Phare littéraire et artistique, huitième année, deuxième série, n° 201, dimanche 20 mai 1894)