CHAPITRE VII

 
 

Peu de temps après son arrivée à Herraë, Kjoès se trouva mêlé à un incident singulier.

Une explosion avait éventré, à quelque distance de la ville, l’un des tubes pneumatiques qui cheminent à fleur de terre, parmi les étendues désertes, pour amener aux usines les matières premières indispensables à la fabrication des aliments. Un train portant différentes substances marines avait été détérioré par le choc et se trouvait immobilisé à l’endroit de la rupture. Il s’agissait d’en décharger le contenu afin de faciliter le travail des spécialistes qui viendraient ensuite effectuer les réparations nécessaires.

Cette grossière besogne de déblaiement concerne, bien entendu, les Gouls. Kjoès reçut l’ordre d’en assurer l’exécution. Il s’embarqua sur un petit train de secours prévu pour de semblables occasions. À cause des avaries possibles, le long du chemin, la vitesse était fort réduite. Elle décrut encore lorsqu’on arriva dans les parages où s’était produit l’accident ; aussi le voyage fut-il extrêmement long. Enfin, le cylindre s’immobilisa, et la sortie s’effectua par les portes auxiliaires, ouvertes à l’avant.

En quittant le wagon clos pour descendre sur le sol, Kjoès frissonna, comme un homme subitement plongé dans un bain froid : le tube crevé était envahi par l’air brut du dehors, si différent de l’atmosphère tiède et délicate des villes. Il regarda ses hommes ; tous éprouvaient la même impression de malaise que ressent un être brusquement tiré de son élément naturel. Plusieurs jeunes gens, qui n’avaient jamais eu encore l’occasion d’accueillir dans leurs poumons ce gaz lourd et brutal, s’étaient arrêtés, suffocants. Kjoès dut les encourager de la voix pour qu’ils reprissent leur marche. Bientôt, pourtant, ils stoppèrent de nouveau, imités cette fois par tous leurs compagnons.

Au-dessus des têtes, la voûte déchirée s’ouvrait sur une large portion de ciel. C’est un spectacle qui frappe toujours les hommes de notre époque, même ceux que des stages accomplis aux régions sportives ont familiarisés avec les étrangetés du dehors. Deux couleurs éclatantes, le blanc et le bleu, se disputaient le dôme céleste ; d’un côté, un azur franc, d’une inconcevable profondeur, de l’autre, des nuages éblouissants, aux courbes nettes. Les nuages, d’une marche insensible, empiétaient sur l’étendue bleue.

Les Gouls se concertèrent. L’un d’eux, que Kjoès investissait volontiers de sa confiance, vint lui dire quel était le désir de ses camarades. Tous, poussés par la curiosité inhérente à leur race, souhaitaient ardemment quitter le tube crevé afin de contempler durant quelques minutes les espaces déserts. Kjoès essaya de les retenir ; il savait combien le contact brutal de l’air libre peut être dangereux pour certains sujets de complexion délicate. Il savait aussi qu’il est imprudent de s’exposer aux rayons du soleil sans avoir pris certaines précautions.

« Vous allez vous faire brûler !… » leur dit-il.

Mais personne ne l’écouta.

En utilisant les débris du train brisé, l’on pouvait aisément atteindre le sommet du tube ; les plus hardis se hissèrent jusque-là, puis, délibérément, sautèrent sur le sol. Entraînés par cet exemple, les autres suivirent. Après une courte hésitation, Kjoès comprit qu’il devait les imiter.

Bien que son récent voyage à Tchipol l’eût aguerri contre le vertige des grandes étendues, il ne put réprimer un mouvement de crainte et d’horreur devant le spectacle offert à ses yeux. Aussi loin que le regard pouvait porter, jusqu’à l’extrême limite de l’horizon, s’étendait un immense plateau de terre morte, teintée de rouille par les produits stérilisants dont il a fallu l’abreuver durant des siècles quand il s’est agi d’exterminer tous les germes dont la présence constituait une perpétuelle menace pour la santé humaine.

La description des solitudes interurbaines a été faite trop de fois, par maints auteurs, pour qu’il soit opportun de la reprendre ici. Tout le monde connaît – au moins par ouï-dire ou par suggestion – l’impression qu’en reçoit invariablement le visiteur : il lui semble accomplir un voyage à la surface de quelque planète inhabitée. Un seul détail pouvait dissiper cette illusion : on apercevait, de loin en loin, les superstructures écrasées des vieilles usines de décarbonisation. Ces édifices, d’une morne laideur, ont été pour la plupart construits vers la fin de l’ère révolue, à l’époque où il fallut suppléer en hâte, par des procédés artificiels, l’action purificatrice de la végétation expirante, bientôt disparue.

Par places, les bourrelets rectilignes des tubes-transports, inhumés à demi, dessinaient sur le sol oxydé un faible relief.

Un soleil brutal frappait les crânes, brûlait les mains et les visages, offensait l’œil par l’insupportable éclat de ses rayons réverbérés sur la steppe rouge.

L’air était calme, mais parfois un souffle mystérieux parcourait la plaine, transportant avec lui une colonne tournoyante de poussière.

Les Gouls s’étaient arrêtés, troupeau muet. Instinctivement rapprochés pour la défense, ils semblaient attendre la décision d’un obscur combat que se livraient en eux des forces contraires : la Prudence, conseillant la retraite immédiate vers le tube ; la Curiosité, instigatrice d’absurdes aventures.

À quelque distance, les ruines calcinées d’une ancienne station formaient un amoncellement mystérieux. Tout à coup, sans s’être concertés, d’un seul mouvement, tous les hommes s’avancèrent dans cette direction, telle une masse métallique soudain ébranlée par l’attraction d’un aimant.

La Curiosité avait vaincu !

Dans le désert, mille objets inconnus deviennent sujets d’effroi pour l’habitant de nos cités closes ; aussi voit-il bientôt se produire dans son être affolé un singulier phénomène : chaque organe, refusant le contrôle de l’encéphale, s’anime d’une vie propre et réagit à sa façon contre tant de nouveautés menaçantes. L’oreille, troublée par le silence, s’emplit d’un bourdonnement immense, l’œil scrute anxieusement les moindres accidents de terrain, les narines frémissantes s’efforcent de capter d’insaisissables émanations…

Les Gouls, toujours groupés, avançaient lentement, les mains tendues en avant, à la manière des aveugles ou des somnambules. Leurs pieds, accoutumés au sol uniformément élastique de la ville, se rétractaient peureusement au contact de cette terre inégale, couverte d’aspérités et percée de trous perfides comme des pièges. De grosses gouttes de sueur perlaient au front de chacun.

Parfois, la troupe entière s’arrêtait d’un seul coup, influencée par quelque phénomène invisible. On voyait alors un homme se baisser, recueillir furtivement une poignée rougeâtre, puis examiner de près, soupçonneusement, cette substance ennemie.

Enfin, les travailleurs, accompagnés de Kjoès, arrivèrent aux ruines. Vues de près, celles-ci déçurent leur attente : quelques blocs de béton effondrés, irrémédiablement dépouillés de tout mystère. De place en place, le caprice des éboulements avait formé une sorte de caverne dont l’obscurité exhalait une odeur froide et humide. Un large trait foncé soulignait sur le sol le contour fantastique des matériaux amoncelés, car la lumière naturelle, provenant d’une source unique et mal diffusée par l’atmosphère, marque d’une ombre nettement dessinée la trace de chaque objet. Les Gouls remarquèrent avec surprise qu’ils étaient eux-mêmes accompagnés dans leur marche par une tache noire qu’ils semblaient traîner derrière leurs pas ou pousser devant eux.

D’ailleurs, la crainte commençait à se dissiper dans l’âme mobile des manuels. Ses premières embûches impunément affrontées, le désert perdait de son prestige. On foulait plus librement le sol raboteux ; on aspirait sans appréhension l’air naturel. Des hommes intrépides s’enhardirent jusqu’à escalader le sommet des ruines, d’autres soulevèrent de lourdes pierres, dans l’espoir d’improbables trouvailles.

C’est alors que Charibe, un tout jeune travailleur, aperçut la chose, dressée parmi les éboulements, du côté opposé au tube, en plein soleil. L’objet, vertical, fixé au sol par un procédé inconnu, pouvait atteindre, en hauteur, le genou d’un homme de taille moyenne. Une tige frêle, garnie de poils délicats, portait plusieurs petites palettes d’un vert pâle, allongées comme des mains ouvertes. Au sommet, une tête large et rouge, creusée en forme de coupe, se dressait vers le ciel, pour des fins impossibles à deviner.

Charibe avait poussé un cri de surprise. Toute la troupe accourue considérait à distance l’énigmatique créature, sans que personne pût prendre sur soi d’en approcher. Un long silence suivit, peuplé d’hypothèses inexprimées. La peur, un instant éloignée, rentra sournoisement dans les cœurs. À n’en pas douter, cet inconnu vivait, de quelque vie mystérieuse et malfaisante. Sa faible taille, sa fragilité apparente inspiraient à tous une invincible méfiance. Quels pièges inattendus ne recélaient pas ces faibles organes ? De quel venin mortel, de quels effluves foudroyants n’étaient-ils pas chargés ?…

Parfois, tourmentée par le vent, la chose s’agitait d’une façon menaçante ; alors, toute l’équipe, terrifiée, battit en retraite.

Soudain, on vit Charibe ramasser vivement sur le sol une grosse pierre, qu’il lança de toutes ses forces dans la direction de l’ennemi vert et rouge. Ce fut comme un signal. Sans rien dire, d’un mouvement uniforme, avec une maladroite fureur, chacun se mit à lapider la faible chose. La mince tige verte fut brisée, les feuilles lacérées se dispersèrent en menus fragments, la cocarde éclatante, sauvagement écrasée, joncha le sol de ses rouges pétales. Bientôt, le tout eut disparu sous un amoncellement de pierres et de fragments de béton.

Alors, un immense sentiment d’orgueil saisit la troupe victorieuse.
 

*

 

De retour à Herraë, Kjoès s’empressa de téléphoner au vieux Charles pour lui conter l’extraordinaire événement dont il avait été le témoin. Ce récit provoqua chez l’historien un enthousiasme démesuré.

« C’est une plante, s’écria-t-il. Que dis-je, une plante : une fleur !… On a découvert une fleur vivante, la dernière peut-être que nourrissait encore notre globe stérile !… Et c’est vous, Kjoès, qui avez rencontré cet ultime vestige d’un passé fabuleux ! C’est à vous, mon ami, qu’il a été donné de retrouver, pour l’anéantir aussitôt, toute la poésie du monde ! Quel symbole et quel augure ! Kjoès ! Kjoès ! je vous le répète, vous êtes marqué pour accomplir de grandes choses ! »

Pourtant, comme l’archéologue, en lui, ne perdait jamais ses droits, il ajouta, avec un soupir de regret :

« Combien il est fâcheux que vous l’ayez détruite, cette plante ; elle aurait si bien fait dans mes collections ! »
 

(À suivre)

 
 

 

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(in Paris-Soir, quatrième année, n° 856 et 857, lundi 8 et mardi 9 février 1926)