Depuis combien de temps marchait-il ? Il allait lourdement d’un pas sûr, en faisant sonner sa canne. Emporté par le rythme de la cadence, il n’entendait que le bruit de ses souliers ferrés, ne voyait que la route blanche. Le soleil l’avait aveuglé tout le jour. Les yeux fixés sur la terre, il allait sans penser.

Il savait seulement qu’il ne voulait pas s’arrêter, de peur d’être écrasé par sa fatigue. Des pâtres devaient revenir en chantant ; des enfants, jouer le long des chemins ; des oiseaux faire un concert dans les buissons rougissant au couchant.

Lui n’avait pas besoin de chanson pour se donner du courage ; il descendait, puis remontait les vallons ; suivant la courbe harmonieuse des routes ; apparaissant au sommet des côtes, et là-bas, encore, au tournant.

Longtemps, longtemps après, on aurait pu le voir encore, point minuscule marchant dans la montagne.

À la nuit tombante, il arrivait au faîte d’une colline : toutes les routes avaient blanchi. Il les voyait tracer des lacets clairs dans les paysages, faire des auréoles aux carrefours ; tisser les plaines d’un réseau étrange qu’il n’aurait pas vu en plein jour.

À l’entrée de la forêt, à mi-côte, une maison se détachait sur la nuit. Une lumière filtrait sur la route : il comprit que c’était là qu’il allait s’arrêter.

De loin, une chanson s’envolait par les fenêtres ouvertes : c’était la complainte d’une femme qui devait filer ou bercer un enfant.

Une fumée légère montait d’une cheminée ; en approchant, il entendit le bruit du couvercle en fonte que l’on pose sur une marmite ; le rire d’un enfant, et, toujours, la chanson de la femme.

Sur le seuil, il hésita. Allait-il entrer ? Personne ne l’avait entendu venir : une femme, assise devant la table, était penchée et devait écosser des pois, à la lueur de la lampe ; près de l’âtre, un vieux tisonnait le feu ; au fond de la salle, il devait y avoir un enfant qui jouait, mais il ne le voyait pas.

Il frappa contre la porte. Le vieux lui répondit d’une voix cassée, en fixant sur lui un regard morne.

« Bonsoir, la compagnie , dit le voyageur. Je viens d’être surpris par la nuit à l’entrée de la forêt… Je suis bien fatigué et j’ai pensé que vous me donneriez peut-être un refuge… Je ne demande qu’une paillasse pour dormir jusqu’au petit jour… » ajouta-t-il en voyant le vieux, courbé en deux, froncer les sourcils ; puis, d’un mouvement lent de la tête, il acquiesça.

La femme, les bras écartés sur la table, ne se détourna même pas. Vêtue d’un sarrau ample, les cheveux presque défaits, elle chantait en triant des lentilles.

Le vieux avait tendu un tabouret au voyageur. Il lui versa, dans une écuelle de bois, une bouillie lourde et fumante qui chauffait dans la marmite.

« Vous êtes la dernière maison avant la forêt, expliquait le voyageur en mangeant. Les autres sont bien au moins à deux lieues d’ici…

– Oh ! oui, répéta le vieux. Bien deux lieues, pour sûr…

– Il a fait si chaud le jour, reprit l’arrivant, qu’il y aura peut-être bien du vilain cette nuit. »

Il se retourna pour regarder la campagne. L’autre leva les yeux. Il faisait toujours très chaud dehors. On entendait seulement le chant monotone des grillons qui berçait le silence. Au loin, des éclairs faisaient parfois une lueur furtive à l’horizon.

Longtemps, ils restèrent à regarder la nuit, le vieux marmottant parfois ; lui, à demi retourné, mordant dans son pain ; mâchant lentement.

La femme l’intriguait. Elle ne paraissait guère préoccupée de sa venue. Elle chantait à tue-tête, depuis un moment.

« Après tout, pensa le voyageur, il n’y a rien là de bien étrange. Elle n’est pas curieuse, ni bavarde, voilà tout. »

Elle devait chanter une espèce d’opéra. Tantôt faisant les chœurs ; tantôt les rires, les voix d’hommes ou de femmes.

Il la voyait seulement de dos : elle mettait tant d’âme dans sa chanson qu’elle remuait un peu la tête ; la levait, ou l’inclinait, comme si elle mimait un spectacle.

Il eut envie de dire au vieux, pour savoir :

«  C’est là, sans doute, Madame votre fille ? Elle a, pour sûr, une bien belle voix, » ou bien il aurait pu encore dire : « C’est rare d’entendre par ici chanter aussi bien. Madame est une vraie chanteuse d’opéra. »

Mais le vieux ne semblait prendre garde à rien.

La lampe, à demi baissée, voilée par un abat-jour vert en cône, éclairait les mains blanches de la femme, qui brassait les lentilles sur la table.

Elle les faisait glisser entre ses doigts, les rejetant, les reprenant sans cesse : il s’aperçut alors qu’elle ne devait pas les trier : elle prenait les grains à pleine poignée ; les faisait couler dans son autre main, à demi fermée, comme un enfant qui s’amuse.

« Bien sûr, pensa le voyageur, elle a fini de trier ses pois, et maintenant qu’elle n’a plus rien à faire, elle chante pour se distraire. »

Le vieux remuait de nouveau la braise. Lui, appesanti, rêvait presque.

Soudain, la femme lui parla, sans même se retourner.

« Ah ! criait-elle, vous deviez aller comme ça à Sens. Bien sûr, vous avez dû rencontrer le Jean-Claude ; le charretier, qui fait la poste. Il est passé ici vers les six heures avec ses chars de bois… Dame, il a dû faire chaud, comme ça, sur les routes… »

Elle s’arrêta et reprit : « Sur le banc, le vieux a failli en perdre la tête, à se cuire au soleil. Comme ça, vous ne trouvez pas que c’est du vilain temps ? Le maïs va sécher, pour sûr, et les courges roussir, mais les prés sont comme des paillasses, à cette heure… Pas chez vous ? vous avez bien de la chance… »

Elle parlait avec hâte, continuant à faire aller ses mains dans le tas de lentilles. Il l’écoutait, sans surprise, faire les questions, les réponses.

Elle parla des récoltes ; des voisins qui étaient morts cette année ; du Jean-Claude.

« Le Jean-Claude aurait bien pu vous donner le journal, cria-t-elle soudain. Vous avez dû le rencontrer au carrefour, quand on prend la grand’route. Le soir, comme ça, il donne le journal aux gens qui passent par ici. Le matin, c’est un rude détour de pousser jusqu’à nous. On n’y passe jamais par ce chemin-ci. »

Elle parlait, parlait. L’enfant riait parfois, immobile sur sa chaise haute.

Le voyageur ne cherchait pas à répondre. Il s’était donc trompé de route ? Il n’était donc pas sur le chemin qu’il croyait ? Cela seulement le préoccupait maintenant… Il est vrai que cette femme avait l’air un peu dérangée. Ce vieux était bizarre… et cet enfant ? pourquoi n’était-il pas couché à pareille heure ? Un gamin de six ans, au plus ! Il regarda l’horloge, qui marchait sûrement, car il entendait le bruit pesant du balancier ; mais elle marquait une heure de fantaisie.

Le voyageur, penché, les jambes écartées, son écuelle vide à la main, regardait tantôt l’âtre, tantôt le carrelage, où la lampe venait confondre son reflet avec celui du feu mourant.

Le sommeil gagnait le vieux, qui s’essuyait souvent la bouche d’un revers de manche.

Une chauve-souris entra dans la salle, rasa les murs en faisant passer un grand songe dans les yeux des dormeurs.

La femme faisait des trémolos qui montaient dans le silence ; elle étalait ses lentilles, comme une voyante ses cartes, les ramenait en brassées, puis les éparpillait nerveusement. L’enfant, calmé par le sommeil, assis sur la chaise haute, tenait la tête penchée ; le bilboquet avait roulé par terre.

Le voyageur ne pensait plus. Sa fatigue l’enrobait doucement.

Il n’avait pas peur pourtant : l’air frais de la nuit ; une flamme ravivait les murs ; le vieillard assoupi, qu’il entendait respirer, donnait encore à la demeure un air de vie. Les jambes brisées, il se leva et s’approcha de la fenêtre.

La route était toute blanche. Au loin, la lueur des orages lui faisaient entrevoir un horizon inconnu.

Sa solitude l’effraya. Rien tout autour, point de maisons.

Il songea que peut-être il ne les voyait pas, enfouies dans les vallons, à flanc de coteau. Les maisons vues à vol d’oiseau n’ont-elles pas l’air de se confondre avec la terre ?

Il se retourna et regarda la femme. Elle continuait son jeu avec passion. Sentant que ses yeux étaient posés sur elle, elle se mit à parler.

« Ne suivez pas, comme ça, la grand’route. L’an passé, il courait de mauvais bruits ; ça ne m’étonne pas que vous ayez rencontré quelqu’un. C’est l’assassin des bois qui rôdait par là. Vous dites, comme ça, qu’il était roux ? Vous voyez, c’est bien lui. Il faudra prévenir les gendarmes… »

Elle était sûrement folle. S’il partait ? Non, par les bois, une nuit aussi dangereuse… dans un pays inconnu.

« Il y aura du vilain cette nuit, » dit-il très haut pour se donner du courage.

Le vieux se souleva et vint près de lui.

« Pour sûr, » dit-il. Et il se signa, quand il y eut un grand éclair.

Le voyageur voulut compter les secondes avant le coup de tonnerre : « un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit… » mais le roulement fut si lointain qu’il avait renoncé à compter.

« Je crois que ce serait bien l’heure de se coucher, » murmura-t-il.

Le vieillard lui fit signe de le suivre. Ils montèrent par un escalier raide qui prenait dans la salle, comme au théâtre.

Ils entrèrent dans une petite chambre qui avait une lucarne ouvrant sur la vallée. La chandelle éclairait un lit de fer ; la table en osier ; une chaise de paille.

Dès que l’autre fut sorti, le voyageur poussa le verrou.

Déchaussé, étendu sur la couche dure, il lutta un moment contre le sommeil, regardant la lueur incertaine de la bougie. Bientôt, il dormait comme une brute. Des cauchemars assaillirent son sommeil.

Il aurait voulu se libérer de ses songes, se retournait sur le lit, prenait l’oreiller dans ses mains, le collant contre sa figure comme pour étouffer un bruit infernal.

La femme aux lentilles lui apparut ensuite. Elle comptait les grains : le dernier qu’elle allait jeter sur la table serait son arrêt de mort.

Il courait maintenant, poursuivi par la femme, les cheveux au vent.

Autour de lui se pressait une foule d’êtres traqués qu’elle voulait assassiner.

La campagne était illuminée d’éclairs ; de grandes nappes de feu enrobaient les fuyards. Soudain, il resta seul sur un tertre avec le vieux, qui se transforma en démon et voulut l’étrangler.

Dressé sur son séant, il resta un moment immobile. Le roulement du tonnerre remplissait la nuit. La pluie frappait le carreau en grandes vagues ; des éclairs longs et répétés stupéfiaient la chambre.

Quelle heure pouvait-il être ? Cela sentait le brûlé… il y avait longtemps que la chandelle était consumée…

Il écouta. Il lui semblait entendre une voix en bas ; c’était un chant plaintif, très doux. Il prit peur. Le vent s’engouffrant dans la maison avait l’air de la posséder tout entière. Il était tard dans la nuit… et la femme était toujours dans la salle, en train de chanter ?…

Debout, devant la lucarne, il regardait la campagne. Il faisait très froid maintenant ; l’eau coulait de partout, ruisselant sur la route. La campagne, sous l’orage, pendant la nuit, refléta le visage des jours futurs où il n’y aura plus ni voyageurs, ni lune, ni soleil.

Cela paraissait une scène de dévastation.

Il voulut se raisonner ; maintenant, il percevait nettement le bruit de la chanson.

Au fond, il ne se souvenait même pas du visage de cette femme… Et l’enfant ? Il ne l’avait même pas regardé. Il ne se souvenait que du vieillard.

Il hésitait à sortir de la chambre. À quoi bon ? Son verrou était mis… Mieux valait attendre le jour… Il n’avait plus sommeil, maintenant.

Il s’habilla lentement et, sans bruit, il entrouvrit sa porte.

Il entendait, en bas, la pluie battre le carrelage ; la femme chantonnait toujours. Une odeur de brûlé remplissait la salle. Il n’y avait pas le feu pourtant. À la lueur des éclairs, il vit la fenêtre et la porte ouvertes, la route ; la femme toujours assise.

Retenant son souffle, il descendit à pas lents. La femme l’entendit, leva les yeux, puis reprit sa complainte.

« Que faites-vous là, à cette heure ? » lui dit-il d’une voix blanche.

Elle ne répondit rien.

« … Ce n’est pas possible, reprit-il ; il y a le feu ici… »

Ne sachant que faire, n’osant pas fermer la fenêtre, il s’approcha d’elle, plus près.

Elle avait un visage pâle, avec des yeux immenses, douloureux, rougis, saccagés par les veilles. Seule, sa bouche entrouverte avait la force de vivre.

Il regarda autour de lui. Allait-il remonter chercher sa besace ?… et vite partir ?… La pluie faisait des reflets sur le carrelage, les vitres de la fenêtre étaient hissées… Il cherchait le vieillard, se raccrochant à l’espoir de voir une face humaine.

Il n’était pas fou, pourtant, celui-là. Ils avaient parlé ensemble, mangé la soupe. Ses yeux s’attachèrent sur l’âtre, dans la pénombre… Il distingua, accroupie, une forme noire, immobile.

Les yeux agrandis par la curiosité, la peur, il regardait le corps calciné, statufié, du vieux.

Il comprenait maintenant le fracas de la nuit… Il n’osa pas aller regarder l’enfant ; on ne distinguait plus de visage, rien d’autre que la silhouette noire.

Elle seule restait vivante… avec sa chanson désespérée qui le faisait trembler.

Il heurta l’écuelle et manqua de tomber. Tout le monde était mort… La voix seule de la folle continuait de donner à la demeure une apparence de vie.

Appuyé à la table, il la regarda : elle prenait toujours ses lentilles, les faisant glisser entre ses doigts avec une dextérité étonnante.

Il lui toucha l’épaule. Il saisit le bras frêle avec force… Elle sembla sortir d’un rêve : son visage se contracta d’un rictus douloureux.

« Laissez-moi, laissez-moi, » dit-elle d’une voix suppliante, lointaine…

Il desserra l’étreinte et elle continua son jeu avec une attention passionnée.

« Ils sont morts, dit-il ; vous ne voyez pas qu’ils sont morts ?… »

Elle le regarda fixement et lui prit le poignet ; penché sur la table, il regardait, envahi par une sorte de sommeil…

Elle lui toucha encore la main ; le tira même par la manche ; alors, il s’assit en face d’elle, les bras écartés, les yeux tantôt fixés sur l’âtre, tantôt sur les doigts diaphanes…

Longtemps, longtemps, il resta là. Il allait peut-être s’assoupir. Soudain, il frissonna. Elle venait de lui glisser une poignée de lentilles dans la paume. Il la garda, pétrissant les grains durs, et bientôt il se mit à imiter le geste de l’autre…

Il allait déjà plus vite maintenant, ne pensant plus à rien ; oubliant les morts d’à côté, l’orage qui continuait plus loin…

Le chant de la femme était devenu un rythme accompagnant leur jeu.

Fasciné par les mains souples qui dansaient devant ses yeux, lui-même, allant à la même cadence, transporté dans un autre monde, ne voyait, n’entendait plus.
 
 

 

–––––

 
 

(Henri d’Amfreville, in La Revue française, vingt-sixième année, n° 32, 9 août 1931 ; Pierre Puvis de Chavannes, « La Folle au bord de la mer, » huile sur toile, c. 1887)