CHAPITRE XVI
Après le départ des Vieux, commença une longue période d’anarchie dont il est fort difficile de rendre compte selon les procédés ordinaires de la chronique. Les documents dignes de foi font, en effet, presque entièrement défaut, soit que les annalistes officiels eussent abandonné dès le début de la révolution les fonctions qui leur avaient été confiées, soit que la passion politique dont ils se trouvèrent pour la plupart animés rendent leurs travaux suspects aux yeux de l’historien impartial.
Dans ces conditions, nous avons cru bien faire en nous bornant à reproduire un certain nombre d’anecdotes puisées aux sources les plus diverses. Ces petits tableaux, d’importance très inégale, ont été posés par nous les uns auprès des autres un peu au hasard et sans qu’il nous fût possible d’assigner à chacun une place correspondante à l’ordre chronologique. Cette nouvelle méthode ne peut manquer de donner au chapitre ainsi composé une apparence de mosaïque dont l’étrangeté et l’incohérence même aideront sans doute puissamment le lecteur à se faire une idée de ce que fut l’existence d’une grande ville en ces temps troublés.
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L’abolition des anciens codes plongea dans le plus pénible embarras maints citoyens habitués à trouver dans la loi ou dans l’usage des commandements applicables à toutes les circonstances de la vie. Après avoir vainement cherché dans leur imagination le moyen de désobéir avec quelque originalité aux règles périmées, la plupart tournèrent la difficulté en adoptant une ligne de conduite diamétralement opposée à l’esprit des anciens préceptes. Il en résulta, dans les aspects familiers de la Révolution, une certaine monotonie dont les membres des différents gouvernements provisoires se montrèrent fort affectés.
On cite pourtant, à cette époque, divers exemples intéressants d’initiative individuelle, entre autres celui d’un nommé Grapone 012-A4-117, employé au Magasin Vestimentaire UV 3. Désirant ardemment accomplir un acte séditieux, cet homme eut l’idée de laisser pousser sa barbe. Cette innovation inattendue obtint le plus vif succès et suscita de nombreux imitateurs.
Peu de temps après, Grapone était nommé par acclamations président du comité réformiste de la 113e section.
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Les actes révolutionnaires se multiplient à travers la cité avec une rapidité satisfaisante. Aujourd’hui, vers 19 h. 30 (nouveau style), un groupe de citoyens, remplis de l’admirable zèle des néophytes, se mirent à danser entre eux au milieu du carrefour Pantecotte (14 H2 B) situé, comme on sait, fort loin du temple de la Danse. Ils s’accompagnaient aux accents d’une musique barbare et nasillarde que produisait un antique instrument à soufflets dérobé dans quelque musée rétrospectif.
Jamais encore on n’avait vu de libres citoyens parodier avec autant de verve les rites abolis de l’ancienne superstition chorégraphique. De nombreux spectateurs, attirés sur les lieux par l’étrangeté de la scène, ne ménagèrent pas leurs applaudissements à ceux qui s’en étaient faits les protagonistes.
(Extrait de la Gazette parlée.)
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Il y a quelques jours, on arrêtait dans une cabine diurésique de la voie Up 12 (ci-devant AS 4) un individu appartenant aux partis de la réaction. Cet homme avait été surpris au moment où, feignant de satisfaire un besoin naturel, il griffonnait furtivement sur les murs d’affreuses injures à l’adresse du Gouvernement Provisoire n° 7.
L’inculpé qui, depuis lors, était gardé à vue, vient d’être remis en liberté sur l’ordre des Légistes révolutionnaires. Après de longues délibérations, ceux-ci ont, en effet, décidé que, loin d’être un délit punissable, le fait d’afficher ses opinions dans un lieu public constitue l’exercice légitime d’un droit imprescriptible dont il convient de faciliter la libre pratique à tous les citoyens.
En conséquence, des instructions ont été aussitôt données pour que toutes les cellules urinaires de la ville soient désormais pourvues de revêtements intérieurs en ardoise sur lesquels chacun pourra inscrire, au moyen d’un crayon spécial, l’expression de ses vues politiques.
(Gazette parlée.)
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En manière de protestation contre l’ancien ordre de choses, un grand nombre de Cristallisés refusent maintenant de se faire renouveler et montrent le spectacle depuis longtemps oublié de la décrépitude humaine.
Beaucoup d’entre eux, qui ont dépassé les limites normales de la longévité, succombent brusquement sur la voie publique. Aussi a-t-on pris, depuis quelque temps, la sage habitude de ménager dans la foule, autour des survivants, un espace assez. étendu pour qu’ils puissent tomber, le cas échéant, sans blesser personne.
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Le 7 1/2-4, Potomax 811-G3-118-2, lucifériste à la station BN2, animé d’une intention de défi demeurée assez obscure, avala coup sur coup vingt-deux tablettes de kolébi et mourut d’indigestion.
Lors des funérailles solennelles faites à ce martyr de la Révolution, soixante-douze personnes périrent étouffées dans la foule.
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Hottimé 402-C2-320, se trouvait ce jour-là dans une des alvéoles du Bureau Directeur où elle continuait de se rendre, à heures fixes, en vertu d’une vieille habitude, bien que tout travail y eût été interrompu lors du départ des Vieux.
Silencieuse et désœuvrée, la jeune fille se tenait devant ses différentes machines, livrées comme elle à l’immobilité. Tout à coup, il y eut dehors quelques cris indistincts, puis la porte s’ouvrit ; plusieurs personnages firent irruption dans la pièce : des Gouls. Ils semblaient fort animés, mais, par contre, assez irrésolus quant à l’objet de leur visite. Sans doute s’attendaient-ils à rencontrer, dans les bureaux, un nombreux personnel et, peut-être même, quelques Maîtres.
« Nous venons perquisitionner, déclara cependant l’un d’eux après une longue hésitation.
– Oui, c’est cela, nous venons perquisitionner, » répétèrent les autres, heureux d’être enfin éclairés sur leurs propres intentions.
Sans que Hottimé tentât de les en empêcher, ils se mirent à fouiller les meubles avec une absence complète de méthode. Plusieurs appareils, dont l’usage leur semblait suspect, furent détruits.
Enfin, ils se retirèrent, emportant des papiers, des disques, des pellicules pris au hasard.
Hottimé, vaguement attristée par le bouleversement de son bureau, était en train de remettre un peu d’ordre autour de la table où elle travaillait d’ordinaire, quand la porte s’ouvrit de nouveau. Un homme entra. La jeune fille reconnut en lui un des Gouls qui venaient d’opérer la perquisition.
« Que voulez-vous encore ? » demanda-t-elle sèchement.
L’homme montrait un visage travaillé par des sentiments contraires : la convoitise, le respect, la peur, l’audace. Il eut du mal à trouver une phrase capable d’exprimer ses désirs.
« Citoyenne, dit-il pourtant, je t’ai regardée tout à l’heure, pendant que les autres fouillaient partout ; tu es jolie.
– Vraiment ! fit Hottimé d’un ton sarcastique.
– Oui, reprit-il, tu es jolie, tu me plais beaucoup ; je voudrais que tu sois à moi ! »
Hottimé n’en croyait pas ses oreilles.
« À vous ! s’écria-t-elle ; moi, une femme burupe, me donner à un Goul ! Mais, mon pauvre ami, vous êtes fou !
– Il n’y a plus de Gouls, il n’y a plus de Burupes, protesta l’intrus ; le Prophète l’a dit. »
Hottimé le considérait avec une sorte d’horreur méprisante.
« Vous êtes un Goul ! dit-elle encore, un Goul !… Allez-vous-en ! »
L’homme, dompté, recula, mais comme il approchait de la sortie, un flot de sang envahit soudain ses joues, son front, ses yeux. Il marcha résolument sur la femme, qu’il saisit à la taille.
Hottimé, indignée, voulut le repousser ; il la renversa. Elle essaya de crier, il lui couvrit la bouche de sa main.
Sur le sol, parmi les objets répandus, il y eut une courte lutte puis la femme, vite épuisée, s’abandonna.
Ainsi s’accomplit, dans le Bureau Directeur n° 17 bis, le premier viol de la Révolution.
Une plaque commémorative, apposée depuis sur la façade de l’édifice, rappelle le souvenir de cet événement mémorable.
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En un laps de temps très restreint, tous les établissements sanitaires des villes insurgées se trouvèrent remplis de malades atteints d’affections inflammatoires de la gorge et du larynx. Chargés de rechercher la cause de cette étrange épidémie, les médecins furent unanimes à dénoncer la fréquence des manifestations publiques, au cours desquelles des cris furieux étaient sans cesse proférés.
Ce diagnostic ayant été assez maladroitement rendu public, la crainte du mal agit à l’instant sur les masses et, à partir de ce jour, toutes les démonstrations populaires se firent à la muette, ce qui était d’un effet déplorablement lugubre.
Pour rendre un peu d’animation aux cortèges, il fallut que le Conseil d’Hygiène Révolutionnaire fît fabriquer et distribuer à tous les citoyens ces ingénieux crieurs portatifs qui eurent un si grand succès durant toute la période des troubles.
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C’est sous le règne éphémère du 11e groupe de gouvernements provisoires que le philosophe Sacalave prononça solennellement la déchéance de la raison humaine. Voici quelques-uns des considérants sur lesquels le célèbre penseur appuyait cette impitoyable sentence :
En dépit de l’opinion communément professée à cet égard, l’homme n’est pas un animal intelligent. S’il a pu accomplir, au cours des siècles, quelques progrès plus apparents que réels, s’il a pu jadis vaincre, asservir et finalement exterminer toutes les autres espèces animées, ce n’est point, comme on le prétendit longtemps, en raison de la supériorité de ses facultés mentales, mais bien parce que, seul entre tous, il possédait le don de la parole et, par conséquent, la possibilité de transmettre à ses semblables de proche en proche, et à ses descendants de génération en génération, le fruit de son expérience.
Alors que, pour les autres représentants du règne animal, les quelques vérités péniblement acquises par chaque individu périssaient irrévocablement avec lui, nos ancêtres, privilégiés, pouvaient mettre en commun leurs connaissances et les léguer à leurs successeurs.
La science, dont nous sommes si fiers, n’est en définitive que le total de menues observations faites au jour le jour par le peuple innombrables de nos devanciers. Si l’on réfléchit que des centaines et des centaines de milliards d’hommes concoururent, durant un million d’années, à réunir ce faible patrimoine, on est bien obligé de convenir que l’apport de chacun n’exigea pas une puissance cérébrale notablement plus étendue que celle dont n’importe quelle bête sauvage devait faire preuve pour trouver sa nourriture et défendre son existence.
La conclusion de ces prémisses se dégage aisément. Loin d’être l’inépuisable générateur de pensées que l’on croit, le cerveau humain devrait plutôt nous apparaître sous l’aspect d’une sorte de petit casier au sein duquel se trouvent rangés les quelques types de raisonnements imaginés un à un par d’obscurs ancêtres pour rendre compte de phénomènes élémentaires et résoudre un nombre restreint de problèmes usuels.
À la vérité, ces clichés, qui nous tiennent lieu d’idées, peuvent suffire à diriger un individu dans les circonstances ordinaires de la vie, mais il ne faudrait pas espérer y trouver le moindre secours dans les cas exceptionnels. Devant un ordre de faits aussi nouveau que celui qui résulte de la révolution actuelle, l’expérience de l’espèce se trouve en défaut, la raison, prise au dépourvu, demeure muette, l’homme ne doit plus compter que sur son instinct.
Largement diffusée par les mégaphones publics et privés, la déclaration de Sacalave produisit sur les masses une impression extraordinaire. Du jour au lendemain, la raison et l’intelligence, dont on faisait si grand cas sous l’ancien régime, furent décrétées d’accusation et tenues pour responsables de toutes les erreurs dans lesquelles le genre humain abusé s’était si longtemps complu. On les renia ; personne ne voulut plus avoir rien de commun avec de telles coupables.
Dans les lieux publics, des inconnus s’abordaient pour se féliciter de la découverte du philosophe.
« Vous savez la nouvelle, disait l’un sur le ton de la plus intense satisfaction, nous ne sommes pas intelligents !
– Pas du tout ! faisait l’autre.
– Pas plus que nos ancêtres des cavernes.
– Moins que les anciens animaux ! Moins que le plésiosaure ou le mouton géant !
– Et dire que nous ne nous en doutions pas ! Quelle chance pour nous qu’un homme de génie ait bien voulu nous renseigner ! »
En quelques jours, une doctrine nouvelle, dite du « pur instinct, » prit corps et se répandit avec une rapidité déconcertante parmi toute la population d’Ipse.
Les sectateurs de ce système se flattaient d’obéir en toute occurrence à leurs impulsions animales, sans jamais les soumettre au contrôle de l’intellect, considéré comme un odieux tyran. Il en résulta une quantité considérable d’accidents, de maladies, de malpropretés, d’orgies, de viols, et même de meurtres.
Mais le spectacle le plus singulier était sans conteste fourni par une certaine catégorie de citoyens, d’ailleurs assez nombreuse, chez qui l’instinct affaibli par une trop longue hérédité civilisée refusait obstinément de se faire entendre.
Incapables de prendre la moindre décision, s’interrogeant interminablement et en vain sur la conduite à tenir dans les circonstances les plus simples, les malheureux faisaient peine à voir, et il est à présumer que la plupart seraient morts de faim, de soif, d’urémie et de constipation si des âmes compatissantes ne s’étaient décidées à les aider de leurs conseils.
La vogue du « pur instinct » fut heureusement assez courte, mais elle doit néanmoins expliquer la majeure partie des faits dont nous donnons ci-après la relation.
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On enregistra, vers la troisième décade qui suivit le départ des Vieux, un véritable abus des opérations chirurgicales.
Jusque-là, aucune intervention sanglante ne pouvait être faite sans une autorisation délivrée par les fonctionnaires du service médical. La liberté étant rendue au public, sous ce rapport comme sous tous autres, beaucoup de gens crurent montrer une louable initiative révolutionnaire en se faisant retrancher ou ajouter, sans utilité, quelque fragment de membres ou de viscères.
Il y eut un mouvement d’échanges très actif ; on vit des hommes et des femmes munis de trois reins, quatorze doigts, vingt orteils et quatre nez, tandis que d’autres, partisans de la simplification, ne conservaient, en fait d’organes, que le strict nécessaire ou même un peu moins.
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Le jour 6-4-2 de l’année 340, la musique cessa brusquement de se faire entendre à Ipse, l’Usine centrale ayant été détruite sur l’ordre des nouveaux comités directeurs dont les membres prétendaient voir, dans l’abus de l’harmonie, une cause d’amollissement pour le peuple.
À partir de ce moment, un morne silence pesa sur la cité où des maladies nerveuses encore inconnues commencèrent à se déclarer.
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Un théoricien du retour à la nature ayant conseillé à ses semblables de rejeter désormais l’antique coutume de l’habillement, beaucoup d’hommes et de femmes se conformèrent sans plus tarder à cet avis et se montrèrent entièrement nus, dans les lieux publics.
C’est vers cette époque que parut, pour les personnes demeurées fidèles à l’usage des vêtements, la mode des lunettes à verres opaques.
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Les différents orateurs qui avaient pris à tâche de paraphraser l’enseignement du prophète Kjoès ne cessaient de vanter les vertus fortifiantes de la vie au grand air. Impressionnés par cette propagande que répandaient sans relâche les parleurs mécaniques, de nombreux citoyens quittèrent chaque jour l’abri tutélaire des villes closes pour aller effectuer des marches à travers la campagne. Bien que la plupart eussent pris la précaution d’emporter avec eux des ballons d’air raffiné destinés à combattre les effets trop brusques de l’élément atmosphérique, on enregistra beaucoup d’accidents mortels dus soit au séjour trop prolongé dans ce milieu insolite, soit aux brûlures du soleil, soit à la fatigue.
Un homme et une femme, qui avaient voulu passer une nuit entière dehors, comme le firent Éhio et Kjoès lors de leur voyage dans l’Île, furent retrouvés le lendemain inanimés à une distance considérable l’un de l’autre, sans que l’on ait jamais pu déterminer la cause de leur mort. (1)
Les cadavres de ces infortunés sont actuellement visibles, dans une vitrine frigorifique, au Musée de la Révolution.
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Un jour, des troubles graves se manifestèrent dans le fonctionnement des usines thermiques. Tout d’abord, la température descendit si bas qu’on entendit la ville entière claquer des dents et que plus de cent cinquante mille Burupes attrapèrent des pneumonies et des coryzas. Ensuite, le thermomètre se mit à remonter et, à la vague de froid, succéda une vague de chaleur si intolérable et si meurtrière que deux cent mille personnes furent frappées de congestion cérébrale. En outre, on respira pendant quelque temps, en divers quartiers de la ville, des odeurs nauséabondes et des émanations fétides sur l’origine desquels les olfaltologues se perdaient en conjectures. Les usines de parfums elles-mêmes dégagèrent fréquemment des bouffées assez désagréables.
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Aujourd’hui, vers la quarante-et-unième heure (nouveau style), un bruit alarmant commença de courir dans notre ville :
« Les enfants !… Les enfants viennent de s’échapper ! »
Cette redoutable nouvelle n’était que trop véridique. Trompant la surveillance de leurs gardiens, plusieurs centaines de jeunes garçons, âgés de sept à onze ans, ont pu quitter indûment les locaux de la Grande Pédagogie et prendre la fuite. À l’heure actuelle, ils parcourent en grand tumulte les voies de la cité et se livrent à mille facéties répréhensibles, dont la plus innocente consiste à projeter sur les vêtements des promeneurs un liquide noir et poisseux qui occasionne de hideuses maculatures. Les portes de tous les lieux publics se ferment prudemment sur le passage des dangereux garnements et chacun s’empresse de rentrer chez soi pour se soustraire à leurs plaisanteries stupides.
Devant l’attitude inqualifiable de ces jeunes et indésirables citoyens, il a été décidé, en haut lieu, qu’on ne ferait plus d’enfants.
(Gazette parlée.)
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Il est assez singulier que personne n’ait envisagé plus tôt l’influence favorable de l’obscurité sur le libre développement de l’instinct. Aussitôt que cette idée eût été émise par un homme dont on n’a malheureusement pas conservé le nom, elle revêtît aux yeux de tous les révolutionnaires le caractère d’une évidente vérité. Deux heures plus tard, les postes lucifères cessaient de fonctionner et la clarté ambiante s’éteignait graduellement, de toutes parts.
La première impression fut, on doit le dire, désagréable et sembla confiner au malaise. Beaucoup de personnes s’évanouirent. On entendit çà et là des cris apeurés, mêlés à des exclamations suppliantes :
« Lumière ! Lumière ! »
Peu à peu, cependant, cet émoi s’apaisa puis disparut presque entièrement, mais ce ne fut que pour faire place à une singulière aberration de la conscience. Une sorte d’esprit des ténèbres, pervertissant soudainement les mœurs restées jusque-là à peu près correctes, acheva de détruire toute dignité, toute sérénité. Cet être inconnu : l’ombre, apportait dans les plis de son lourd manteau des pensées infâmes et de brutales concupiscences. (2)
Le démon Asmodée semblait souffler sur la ville une haleine de stupre. (3) Et dès que le règne de la nuit fut venu, il se perpétra spontanément de crapuleuses débauches dont les hommes croyaient avoir perdu la tradition.
Partout, dans les rues, dans les halls, les salons et les édifices publics, c’était la ruée obscène d’anonymes appétits que rien n’entravait. (4)
On entendait des femmes assaillies (et parfois aussi des hommes) hurler d’effroi, puis gémir de plaisir en des copulations de hasard d’une révoltante vulgarité mais d’un agrément extraordinaire. (5)
Aux dires unanimes de ceux qui vécurent ces époques troublées, l’obscurité posséderait de remarquables qualités aphrodisiaques et il faut bien les croire car, en consultant à ce sujet les statistiques contemporaines, on s’aperçoit que durant toute la période où la lumière fit défaut, l’acte charnel se consomma d’une façon douze fois et demie plus active que la normale.
Ces dérèglements, qui convertirent d’ailleurs beaucoup d’hésitants à la cause de l’insurrection, s’accompagnaient d’un langage spécialement grossier dont les termes étaient d’ordinaire empruntés à la plus basse indécence, à la plus révoltante scatologie. Chose vraiment extravagante à noter, deux individus qui se trouvaient en désaccord sur quelque point de controverse en arrivaient presque toujours à tenter de se convaincre mutuellement en s’entre-désignant par les noms de leurs parties génitales !
À la faveur de la nuit, c’est-à-dire de l’anonymat, des orateurs encouragés, excités par la foule, rivalisaient d’ignominie, se vomissaient à la face des flots d’immondices jusqu’à ce qu’ils fussent épuisés ou aphones.
Cependant, si d’aventure quelqu’un portant un appareil d’éclairage individuel s’approchait de ces groupes effrénés, toute verve immédiatement se tarissait, comme si elle ne pouvait tolérer un rayon de lumière ; le ton baissait aussitôt et les deux antagonistes, saisis de honte, se remettaient à parler le langage académique jusqu’à ce qu’eût disparu la clarté importune, source de mensonge et d’hypocrisie. (6)
Peu de temps avant le retour définitif de la lumière, toute une catégorie d’individus habituellement sérieux et de mœurs irréprochables, mais dont le sens moral semblait avoir été perverti par les ténèbres, imaginèrent de se mêler à la foule et de planter sans nécessité dans les parties charnues des personnes voisines des épingles, des canifs ou tous autres objets acérés.
Ces plaisanteries d’un goût douteux, qui faisaient généralement rire l’assistance et excitaient parfois de singulière façon ceux ou celles qui en étaient les victimes, durent néanmoins être interdites en raison des détériorations qu’elles causaient aux vêtements.
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Dans la journée du 12/4 (Huitième calendrier révolutionnaire), Charles décréta l’avènement du Premier Gouvernement Historique.
Aux termes de la déclaration faite à cette occasion par l’archiviste, les historiens, chroniqueurs et annalistes, trop longtemps maintenus dans une humiliante passivité, revendiquaient le droit de diriger en toute souveraineté la marche des événements, au lieu de se borner, comme par le passé, à les enregistrer et à les commenter dans leurs ouvrages.
Le premier acte d’initiative du nouveau gouvernement fut de conférer à Kjoès le titre de Christ de première classe et de fixer, de façon définitive, la forme du vêtement qu’il devait porter dans les cérémonies publiques : une ample tunique blanche, très longue, en jaribu compressé.
Éhio, de son côté, reçut une sorte de robe semblable, mais de couleur bleue.
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À la suite de fructueuses recherches opérées parmi les documents les plus anciens des archives, Charles, récemment nommé chef du Gouvernement Historique, crut devoir préconiser l’incendie comme suprême procédé révolutionnaire.
Tout aussitôt, des bandes enthousiastes essayèrent de mettre le feu aux bureaux des Vieux, maintenant abandonnés, aux offices d’état civil et même aux stations alimentaires. Après de multiples tentatives, ces citoyens zélés durent malheureusement y renoncer, les matériaux utilisés dans la construction moderne étant absolument incombustibles.
Avisé de cet échec, Charles en ressentit une vive déception qu’il fit connaître au peuple par le moyen de douze proclamations successives.
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Au bout de quelques décades, il devint tout à fait évident que la plupart des citoyens manquaient complètement de ressources imaginatives en ce qui concernait la conception des actes et des cris séditieux. Comme, d’autre part, la tradition demeurait muette sur ce point, une monotonie pénible ne tarda pas à se faire sentir dans les manifestations publiques.
Afin de remédier à cette regrettable absence de pittoresque et d’imprévu, le Conservateur des Précédents reçut du Gouvernement l’ordre de composer un Manuel Révolutionnaire aussi complet que possible.
On sait que cet ouvrage, conçu selon des plans grandioses, se trouve, à l’heure actuelle, fort loin d’être terminé.
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(1) On sait, cependant, que les abords immédiats de la ville sont souvent très dangereux, car il y souffle de fréquents ouragans d’ions, d’électrons, de trinomes, de gaz résiduels et de fluides statiques particulièrement agressifs dont le trop-plein, vomi par les usines, est restitué au grand dépotoir de l’atmosphère.
(2) Azaïs : La Révolution de l’An 340.
(3) Nouye : Essai de psychologie révolutionnaire.
(4) Ibid.
(5) Tata 421-Gn2-800 : Souvenirs personnels.
(6) Nouye : Essai de Psychologie.
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(À suivre)
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(in Paris-Soir, quatrième année, n° 872, 873 et 874, mercredi 24, jeudi 25 et vendredi 26 février 1926)