Mon vieil ami, comte Villiers de l’Isle-Adam, cherche dans une rêverie fantastique le merveilleux de cette fin de siècle. Il a trouvé l’Andréide, qu’il appelle « l’Ève future. »

Faust, imaginaire et surnaturel, s’efface dans l’impression des hommes avec les fées, les gnomes difformes et les pâles entités de la légende. Les fantômes d’Edgar Poe meurent de leur conception enfantine. Il semble que ce siècle de la vapeur et de l’électricité a proscrit la chimère de la littérature humaine.

Un rêveur, enivré des poésies de l’illusion, retrouve dans les données les plus certaines de la science un monde nouveau, où s’agitent, enchanteresses, les ombres et les apparences. Il donne la vie à l’idéal. L’Andréide de Villiers de l’Isle-Adam est née dans le laboratoire de Thomas Edison, l’inventeur extraordinaire du téléphone, du phonographe, du microphone, des lampes électriques, dans Menlo-Park.

Histoire étrange, où la fantaisie du mysticisme se mêle aux rigueurs de l’analyse scientifique, avec des surprises magiques. Créer la vie ! L’éternelle déception de l’homme ! Ou, dans le mensonge et l’incertitude de toutes choses, tromper, par la réalisation artificielle de l’idéal, les inquiètes aspirations du cœur. Bien plus ! Le poète, comme le Dieu biblique, trouve sa créature parfaite. Il l’anime de sa propre pensée. Elle lui devient supérieure à la réalité.

Lord Ewald se consume d’une tristesse profonde. Une femme lui est apparue, ayant la divine beauté de la Vénus de Milo. Il s’attache à elle. Il va lui vouer sa vie tout entière. À l’heure de l’irrévocable engagement, lord Ewald hésite. Miss Alicia Clary est vulgaire et niaise. Dans ce corps où la nature a mis à profusion les splendeurs de la forme dominatrice, l’âme se révèle, misérable et vaine. Contraste désolant de la beauté souveraine et de l’intelligence absente ! L’amour s’en va et le désespoir survient, avec le dégoût d’une existence dévorée par le regret de l’idéal entrevu. Lord Ewald a résolu de mourir. Cette fille superbe est indigne de lui. À quoi bon vivre ?

Thomas Edison lui promet la réalisation de son idéal. Il livrera aux transports de son admiration une femme à l’absolue ressemblance de miss Alicia. Ce sera l’Andréide. Un automate d’une délicatesse extrême, que l’amant animera de son esprit, et dont il élèvera l’âme à une mystérieuse harmonie avec la beauté du corps. Ce ne sera plus la fille de marbre, au cœur glacé, à la pensée gauche et aux instincts bas qui déshonorent l’éblouissante perfection de ses lignes. Ce sera l’ombre céleste, Hadaly, belle de la beauté de miss Alicia ; mais, de plus qu’elle, belle de la noblesse de ses sentiments, capable d’un amour élevé, éternellement fidèle et adorable.

Certes, Hadaly n’aura pas de vie propre. Thomas Edison n’est point l’enchanteur des vieux fabliaux, attardé en ces temps de raison scrutatrice. L’Andréide n’a de vie que celle que lui insuffle l’amant, au moyen des nouvelles découvertes de la science. Comme miss Alicia lui a transmis, inconsciente, l’identité de son personnage, par la photosculpture, les mystères de l’électricité mise en jeu par une mécanique puissante et d’une sensibilité exquise lui ont imprimé la marche de l’être vivant, sa voix, son regard et les inspirations extérieures qu’elle retient gravées sur une plaque de photographe, pour les exprimer délicieusement à la volonté de l’amant. Elle rappelle le phénomène de l’orgue de barbarie.

Un mensonge, donc ! L’étrange consolation à l’amour blessé ! Lord Ewald s’y laisse prendre cependant. Le magicien de Menlo-Park lui a rappelé que tout est mensonge dans la vie. Ce monde est emporté dans le vertige de la locomotive, et ce n’est que fumée. Il n’y a plus que doute dans l’humanité. On a tout renié. On ne croit plus à rien. Pourquoi aimerait-on la femme réelle, comme dans les temps de foi ? Elle n’est elle-même qu’artifice et que mensonge. La science a remplacé le cœur. Pourquoi l’amour ne serait-il pas scientifique ?

Hadaly est une illusion, mais une illusion positive et ferme, bien au-dessus de la réalité changeante, perfide ou mauvaise. D’ailleurs, cette amante électromagnétique n’exige pas de sacrifices. Elle est l’immuable beauté qui tient les sens captifs, et ne sollicite que les ivresses de l’âme. Combien préférable à la maîtresse impérieuse qui désole la maison de l’amant coupable, et l’enchaîne à ses caprices pour le pousser à la ruine ou au déshonneur !

Lord Ewald est vaincu. Hadaly, vibrante des sensations reçues, et belle de la beauté adorée, l’a surpris. Il a cru, à la voir et à l’entendre, que c’était miss Alicia, transformée par quelque philtre magique, et née subitement à l’intelligence et à l’amour. C’était Hadaly, l’Ève future. Il l’aime de la pure tendresse des amours chastes.

Villiers de l’Isle-Adam est-il un désabusé ? Cette œuvre d’art métaphysique trahit les déceptions amères d’un croyant. Il raille l’amour. La femme a lassé son âme. Faust a tout vu, tout compris, tout tenté, tout dédaigné. Il vit impatiemment face à face avec la réalité. Il est le réfractaire de la loi commune. Il se réfugie, dédaigneux et rebelle, dans la région des songes. Il se plaît au ravissement macabre des morts. Contre les audaces de la science, il a la bouffonnerie sinistre.

Je ne lui en veux pas. Le mépris est l’arme de la fierté froissée. Notre monde, comédien, faute de la puissance d’être tragédien, a tous les droits aux soufflets et aux reniements du sage. Ce qui me frappe, c’est la recherche du merveilleux. Ce temps comporte-t-il les rêveries de l’impossible ? L’homme marche de jour en jour à des conquêtes nouvelles sur la matière. Le sorcier de Menlo-Park, que personne ne confondra avec l’ingénieur Edison, peut rire de Vaucanson ; mais, assurément, la science, dans les régions élevées où elle spécule, peut rire du père d’Hadaly. Où donc Villiers de l’Isle-Adam a-t-il vu que la science, aujourd’hui dégagée des obstacles d’une alchimie et d’une métaphysique nuageuses, ambitionnât de ravir le feu du ciel et de créer l’être ? Prométhée est bien mort, et M. Pasteur ni l’ingénieur Edison ne sont des poètes.

Une ironie sanglante contre les femmes ? L’homme, souvent méprisable, vaut mieux. Pour élever la femme à la noblesse de ses sentiments, les artifices du physicien lui sont inutiles. L’amour n’est pas seulement la passion du cœur, ni le déchaînement des sens. L’amour est, surtout, le choix assuré de l’esprit. Lord Ewald est un naïf. Il lui suffisait d’un mot de miss Alicia pour surprendre la hideuse cacophonie de son être. Comment donc s’est-il laissé prendre aux séductions d’une beauté sans âme ? Lui seul pouvait alors brûler d’amour pour l’automate de Menlo-Park.

Non, mon cher Villiers, il n’y a pas que des mensonges et des vilenies dans la réalité. Non, le beau n’est pas dans le rêve. La vie est radieuse au sage. Il y marche désormais aux flambeaux intenses du savoir. Il dépend de lui d’y trouver la beauté royale, et la vertu sainte. Le merveilleux pâlit au grand soleil. Faust meurt dans l’apothéose de l’amant humain. Ami, crois-moi, le merveilleux est en terre, dans la tombe glacée où dorment les fantômes de la légende. Et la femme, l’Ève de la réalité, s’affine aux splendeurs de la science. Elle est, sans perdre sa conscience délicate et haute, la compagne que chaque homme de bonne volonté mérite dans la vie. Elle reste éternellement la femme, la vivante incarnation de la beauté. Ton Andréide lui a, pour une heure, ravi son éblouissante beauté. Mais elle meurt dans le double naufrage de l’Océan et de l’illusion.
 

Le Huron.
 
 

 

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(« Le Huron » [pseudonyme d’Abel Peyrouton], in Le Voltaire, neuvième année, n° 2872, lundi 17 mai 1886 ; frontispice de Raphaël Drouart illustrant L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam, Paris : Henri Jonquières, 1925)