Le Rajah est morne.

Le Rajah bâille longuement et s’étire les bras, longuement.

Plus rien ne lui plaît, maintenant.

Dans la cour du palais, depuis le matin, son escorte, ses éléphants l’attendent pour aller chasser le jaguar.

Faites rentrer les éléphants à l’écurie, le Rajah ne veut pas sortir, aujourd’hui.

Le Rajah n’a que trente ans et déjà le spleen, le spleen noir l’envahit, l’étreint et le tue.

Sa sensualité blasée n’a plus que de rares réveils, mais dans ces moments-là, le Rajah est plus terrible que tous les fauves de ses jungles.

Les serviteurs sont dans la désolation. Jamais le Rajah ne fut si triste qu’aujourd’hui.

Voilà les bayadères.

Elles dansent leur plus lascif répertoire.

Non, allez-vous-en, les bayadères, vous ennuyez le Rajah avec votre musique.

Et les bayadères s’en vont, toutes tristes.

Une à une, elles défilent devant le Rajah.

Tiens ! parmi elles, une toute jeune, que le Rajah ne connaît pas encore !

Restez ici, vous, la petite bayadère, et dansez !

Et la voilà qui danse.

Les yeux, du Rajah se rallument.

Le Rajah se redresse sur les coussins et regarde, émerveillé.

Jamais, jamais le Rajah n’a vu si jolie bayadère, ni si gracieuse.

Ses bras, ronds et potelés, moitié baby moitié jeune fille, sont de bronze clair, mais un bronze clair qui serait du satin.

Et elle danse toujours.

Sans s’arrêter, avec des mouvements qui sont dans le rythme de la musique, elle jette autour d’elle ses vêtements, un à un.

Mais si lentement, que le Rajah s’impatiente.

À chaque pièce du costume qui tombe, le Rajah crie, d’une voix rauque : Encore !

Et la petite bayadère obéit.

Et puis, maintenant, la voilà toute nue.

Son jeune corps frais est un ravissement.

Le Rajah s’est dressé debout, comme fou, et il a crié : Encore !

La pauvre petite bayadère, terrifiée, cherche instinctivement avec ses mains si elle n’a pas oublié quelque étoffe, autour de son corps.

Mais non, elle est bien nue.

Le Rajah jette sur ses serviteurs un mauvais regard noir et il rugit à nouveau : Encore !

Ils ont compris.

Les larges couteaux sortent des gaines.

Les serviteurs enlèvent avec dextérité la peau de la bayadère.

Et bientôt, elle apparaît au Rajah émerveillé, telle une pièce anatomique pantelante et fumante.

Et le Rajah ne s’ennuie plus.
 
 

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(Alphonse Allais, in Le Chat noir, cinquième année, n° 224, samedi 24 avril 1886 ; Jacques-Fabien Gautier d’Agoty, femme vue de dos, disséquée de la nuque au sacrum, dite « l’Ange anatomique, » estampe, in Myologie complette en couleur et grandeur naturelle, Paris : Gautier, Quillau père et fils, La Mesle, 1746)