À René Dubreuil
Le désir est souffrance – a écrit Schopenhauer, – et plus que l’inanité du vouloir vers l’impossibilité du tangible est douloureuse dans le désir, cette vague anxiété mise en nous par l’expérience : anxiété d’une surprise, d’une décevance à l’heure de la réalisation.
Qui, en effet, parmi nous, voyant son désir enfin satisfait, n’éprouva l’amertume d’être soudain et cruellement désillusionné, de découvrir quelque défaut que la fièvre du souhait avait empêché de soupçonner, quelque tare entraînant le dégoût ?
Et cette immuable loi n’est-elle pas avérée, à savoir que la mesure de la déception correspond à celle du désir ?
En amour, – et l’amour est le plus complet désir, étant également égoïste et altruiste, – en amour, l’affirmation de cette règle est quotidienne.
Le thème éternel des mésaventures de la possession a servi de tout temps à la banalité des variations : depuis la farce classique de l’amant ébahi qui voit, au déshabillé de sa maîtresse, s’évanouir l’artifice des appas, jusqu’aux modernismes frissonnants et bizarres.
Ce conte est de ceux-ci.
Un hiver, à Nice, je rencontrai la baronne Carrari.
Dans le splendide décor, à la fois si joliment Renaissance et si cosmopolitement fin de siècle, qui fait le charme printanier et élégant de la grande station hivernale, la baronne brillait d’un magnifique éclat de beauté, de jeunesse et de nom.
Elle était, cette saison-là, la reine incontestée dont l’éphémère puissance est environnée de tous les hommages.
Le baron vivait loin de sa femme, dans une ambassade du Nord : un stimulant de plus à la poursuite des snobs autour de la délicieuse Italienne.
Les courtisans étaient nombreux.
J’en fus un.
Mais ce qui, pour les autres, n’était qu’un jeu ou un prurit, devint bien vite de l’amour pour le sensible sensuel que je suis, de l’amour avec toutes les joies, tous les délires, toutes les délices, toutes les navrances du désir : de l’amour vrai !
La villa Carrari, où j’étais admis, était le rendez-vous de la société mondaine, le centre des flirts et des fêtes.
Je ne dirai pas les poignances de jalousie que le sensible qui est en moi a souffert là, au spectacle des galantises et des frivolités papillonnant à son entour, car le sensuel oubliait tout à la vue dévotieuse et éperdue de l’Aimée.
Elle était si superbement belle : grande, sculpturale quoique svelte et souple, et ses yeux profonds et veloutés, la lourdeur lisse de ses bandeaux bruns lui donnaient la majesté mythologique d’une déesse promenant dans la futilité actuelle son port grave et aristocratique.
Pourtant, ce qui, dès le début, m’avait le plus irrésistiblement attiré vers elle, c’était le grain de sa peau. Cet élément de beauté, rare aujourd’hui et recherché par de très rares, est, selon moi, le complément dévolu pour l’absolue perfection. La femme jolie qui le possède défie la rivalité de tout autre attrait.
Que de fois j’ai admiré, et avec quelle fièvre esthétique victorieuse du bas érotisme, cette peau qu’aucun fard n’avait jamais polluée. Quelles comparaisons ne lui ai-je pas assignées, outre le sot et inévitable madrigal concettisé sur le nom de la baronne !
La blancheur mate des épaules avait au regard le froid joli d’un marbre très pur et très fin, d’un marbre cireux tel qu’en employaient les décadents d’Alexandrie ; la frêle colonnette du cou semblait d’un délicat albâtre et aussi les bras et les mains. Le front était éburné sereinement ; la lactescence du visage évoquait l’immaculéité douce des pulpes liliales. Cette peau enfin chantait une incomparable symphonie en blanc majeur.
Si impeccable, elle avait cependant, cette peau, une séduction amoureuse. Une aphrodisie en émanait avec la radiation ténue qui vient de toutes les blancheurs ; les lèvres, la tactilité caresseuse étaient éréthismées devant cette peau, avaient faim de la baiser, de s’assouvir au contact moite de son satin.
Du moins en était-il ainsi pour moi. Et si l’énigme souriante que la baronne persistait à demeurer, malgré les assiduités pressantes, fâcha maint amour-propre, sa froideur fut pour mon amour une exacerbation et une désespérance.
La saison allait finir et la cour timide que je faisais à l’Aimée menaçait de devoir s’arrêter sans solution ; le départ allait laisser en suspens mon désir, ce qui est la pire torture, autrement terrible que le coup de massue d’un non ! irrémissible. Fut-ce ma timidité, fut-ce de sa part une compassion, ou quoi autre, qui toucha la baronne ? Je ne sais. Mais un soir, au bal des d’Aigremonts, elle me promit de venir le lendemain à ma garçonnière.
C’était un consentement.
Mon bonheur fut indicible.
À moi, cette reine si convoitée et qui avait rebuté tant de prétentieux Don Juanismes ; à moi, cette femme admirable, sa beauté, sa tendresse ; à moi, cette béatitude, à moi, cette peau qui hantait mes pensées et mes rêves ; à moi, ce marbre, cet albâtre, à moi, ces lys : elle allait être à moi.
Je passai une nuit de démence, planant dans des empyrées d’extase et de volupté.
Comme elle avait dit, la baronne vint le lendemain. J’avais disposé mon rez-de-chaussée, clos les volets, arrangé mes bibelots pour le meilleur effet dans la pénombre faiblement illuminée par deux veilleuses, ainsi qu’une chapelle où doit visiter la Divinité.
Le feu au sang, je me précipitai à ses pieds dès qu’elle fut entrée, lumière et parfum. Elle s’assit. À genoux, je lui dis en verbes fervents combien je l’aimais, combien, sans oser le lui exprimer autrement que par des attitudes d’adoration, je l’avais aimée dans cette vie mondaine où sont si dépaysés les sentiments vrais ; je lui dis qu’elle était belle, qu’elle était bonne.
Elle me remerciait, me fixant d’un œil étrange où il y avait, avec de la gratitude, de la tristesse.
À cette minute, je ne notai pas cela, et, continuant mon hymne affolé, je commençai sans audace brutale, sans même l’effleurer d’un baiser hâtif, à décrocher les agrafes, à dénouer les cordons. Passive et inquiète, elle me laissait faire. J’attribuai ce silence, cette inquiétude, à une ultime pudeur d’honnête femme ou à quelque stratagème de coquette, et je ne m’arrêtai pas de la déshabiller, de lui murmurer des phrases berceuses. Elle fut dévêtue ; et quand apparut sa chair nue, blanche et rose, neige que moireraient des frissons d’aurore, je restai quelques minutes ébloui, anéanti dans le ravissement d’une vision.
Et je la portai vers le lit.
Mon premier baiser fut une angoisse. Sous mes lèvres, sa peau était molle, gluante ; j’eus l’impression horrible d’avoir embrassé quelque chose de visqueux. M’imaginant que j’étais la proie d’un cauchemar, d’un trouble créé dans mon esprit par des semaines d’attente et par la nuit fiévreuse, je renouvelai mon baiser, mon étreinte se fit passionnée. Ce fut affreux et ma raison s’égara.
Mes lèvres s’empouâcraient à cette peau ; elle était froide et fade, tel un ventre de crapaud, telle une glissante trace de limace. À mes doigts, il en était de même et c’était comme si j’eusse pétri une poix vivante, une gélatine sébacée et flasque.
Sa peau ! ce marbre, cet albâtre, ces lys, c’était cela : un hideux épiderme de bête rampante.
Me croire l’objet d’une aberration avait été, dans mon désarroi, ma première idée. Mais la baronne pleurait, et je compris : si elle se refusait à tous les désirs, si, tout à l’heure, elle avait paru préoccupée quand je lui parlais, la cause était qu’elle savait sa déplorable anomalie, sa tare.
Pauvre femme !… Et pourquoi avait-elle tenté une nouvelle expérience douloureuse ?
J’eus pitié. Et, surmontant mon dégoût, j’essayai de lui céler au moins ma répulsion.
Hélas ! c’était impossible. Cette viscosité, cette saveur de peau me firent peur. Peur !
Je crus embrasser la peau d’une morte, d’un cadavre exhumé de sa fosse quelques heures après l’ensevelissement, déjà pourri, déjà turgide et que l’humidité de la terre aurait déjà attaqué.
Je sautai à bas du lit, fou. J’enfilai un pantalon et un paletot, et l’abandonnant, elle, humiliée, bégayant dans la chambre, je m’enfuis au-dehors, tête nue, me cognant aux bornes.
Je crachais, je crachais jusqu’à souffrir de ma salivation séchée, et à une fontaine je m’arrêtai pour me laver les mains, pendant un temps très long, saisi d’une hébétude à ce soin unique et exaspéré.
Dès le lendemain, je quittai Nice.
Mais durant des mois encore, je crachai le souvenir ignoble à ma bouche de cette effroyable peau.
–––––
(Louis Latourrette, « Inédits, » in Don Juan, bi-hebdomadaire, littéraire, artistique & illustré, deuxième année, n° 130, dimanche 20 décembre 1896 ; in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, quatorzième année, n° 1260, 11 septembre 1897 ; in Gil Blas illustré hebdomadaire, dixième année, n° 7, 16 février 1900. Janis Rozentäl, « Noir Serpent, » huile sur toile, 1903 ; la gravure est extraite de la publication dans Le Supplément)