HOMARD ILLO  La Science et la Vie

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L’HYPNOTISME DES HOMARDS

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Nous nous sommes toujours fait un devoir, dans ce journal, d’accueillir et d’encourager toutes les tentatives ayant pour but le bonheur de l’humanité. Aussi devons-nous saluer avec enthousiasme les résultats obtenus par deux docteurs en médecine de la Faculté de Paris, qui ont réussi à hypnotiser des homards. Tout le monde voit l’utilité pratique d’une pareille découverte. Que de fois avons-nous entendu des médecins blanchis sous le harnais, et même des membres de l’Institut, à propos de telle ou telle merveilleuse performance scientifique, nous dire d’un air découragé : « C’est très bien, mais on n’aura rien trouvé, tant qu’on n’aura pas trouvé le moyen d’hypnotiser les homards. » Aujourd’hui, cette grande idée est un fait accompli. L’humanité peut se reposer sur ses lauriers.

Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que cette admirable découverte, comme il arrive d’ailleurs la plupart du temps, est uniquement due au hasard. Le docteur Johnny Coulon avait depuis longtemps l’habitude avant son déjeuner, de porter deux ou trois homards à bras tendus, histoire de s’ouvrir l’appétit. Il y a trois semaines, avant de se livrer à cet exercice avec son homard favori, Anatole, il eut l’idée en manière de caresse, de lui passer la main sur le dos, deux ou trois fois. Aussitôt Anatole prit un air extatique et se mit à faire des gestes pareils à ceux des derviches tourneurs. Il était hypnotisé. Puis il s’accroupit sur ses pattes, comme un lion.

Mais quand le dompteur voulut le prendre dans sa main, pour le soulever, quelle surprise ! Impossible de l’arracher du sol… Anatole pesait soudainement plus de quatre cents kilos. On put bien s’en rendre compte quand la chose fut rendue publique, et que les hommes les plus forts de l’Académie des Sciences furent conviés à tenter l’expérience. Il est impossible de soulever du sol un homard hypnotisé.

Tel est l’état de la question. Il n’en est pas de plus troublante. Nous tiendrons nos lecteurs au courant. Mais que de mystères dans la vie. Et comme Aristote avait raison, quand il disait que toute la science officielle ne vaut pas un pet de lapin !

 

BARTHÉLÉMY, deuxième consul.

 

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(in Le Journal amusant, n° 87, samedi 8 janvier 1921)

 

 

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Rien de nouveau sous le soleil des madrépores, puisque, si l’on en croit les Archives de médecine militaire, l’expérience du Dr Coulon avait déjà été tentée avec succès par le professeur Van Beneden en 1860 et avait même fait l’objet d’une communication à l’Académie des sciences :

 

 

Un homard hypnotisé ! Tel est le sujet d’une communication, faite à l’avant-dernière séance de l’Académie des sciences, par M. Van Beneden. Je n’ai jamais connu d’homme plus ingénieux que ce savant professeur. Ses étonnantes expériences sur la digenèse et la génération alternante, dont je vous parlerai un jour, m’ont inspiré un profond sentiment d’admiration. Avec cela, il possède une éloquence mélancolique et persuasive, si claire et si logique, qu’on n’oublie jamais ce qu’on lui a entendu exposer une seule fois.

   Vous aurez probablement lu dans les journaux, comment M. Van Beneden s’y est pris pour hypnotiser son homard. Il est inutile que je vous le répète. Qu’il me suffise de vous dire que notre naturaliste voit dans ce fait l’application d’une loi qu’il croit universelle ; c’est dans le but d’établir cette large proposition (il n’en fait pas d’autres), qu’il a développé sa communication.

  Dans tout ceci il y a cependant une chose qui m’intrigue ; je suis à me demander comment M. Van Beneden est arrivé à imaginer le mode d’expérimentation dont il a fait usage en cette circonstance. Car, enfin, vous conviendrez avec moi, qu’eussiez-vous cent fois un homard vivant à votre disposition, vous ne songeriez jamais à le planter la tête en bas, la queue en l’air, les bras croisés, et à lui chatouiller le céphalo-thorax.

  Pour mon compte, j’avoue humblement que je n’y ai jamais pensé.

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G. H.

 

 

(Archives belges de médecine militaire, Bruxelles, 1860)