LIVRE

 
   En 1862, un écrivain aussi instruit qu’actif, et bien connu de toutes les personnes qui s’occupent de livres nouveaux ou « vieilz et anticques », le bibliophile Jacob, a publié un très curieux et très savant travail sur le catalogue des beaux livres que Pantagruel rencontra dans la fort magnifique librairie de Saint-Victor. À la suite de ces recherches, nous avons placé un Essai de 56 pages contenant quelques études sur les bibliothèques imaginaires et les livres supposés.

L’oracle respecté de la bibliographie, notre illustre homonyme (et sa bienveillance à notre égard ne s’est jamais démentie), a bien voulu, dans la 5e édition de son admirable Manuel (tom. IV, col. 1070), signaler cette étude comme un morceau curieux.

Nous ne nous sommes jamais dissimulé d’ailleurs que ce n’était là qu’une ébauche imparfaite, et nous nous efforçons de la perfectionner. Des renseignements nouveaux sont venus s’ajouter à ceux que nous possédions déjà. Nous nous bornerons aujourd’hui à mentionner un livre tout à fait inconnu en France, et dont l’existence nous a été révélée par un article inséré dans le Neuer Anzeiger für Bibliographie und Bibliothekwissenschaft (1862, p. 832), publié par M. Julius Petzholdt, à Dresde. Cet écrit présente un titre allemand que nous traduisons ainsi : Catalogue de livres très rares et de manuscrits qui n’ont jamais été mentionnés encore dans l’histoire littéraire ; de tableaux, médailles, statues, antiquités, machines et objets d’art de tous genres, qui seront adjugés au plus offrant enchérisseur. Francfort et Leipzig, 1720, pet. in-8 de 102 pages.

Ce prétendu Catalogue, rédigé par J. Wolrab, libraire et marchand d’objets d’art à Nuremberg, fut saisi à cause des traits satiriques et licencieux qui y étaient libéralement répandus ; il est devenu introuvable, même en Allemagne, quoiqu’il en ait été fait deux réimpressions : l’une exactement conforme à la première, et datée de 1726, 106 pages ; l’autre avec quelques retranchements. (Le seul exemplaire que M. Petzholdt ait jamais vu étant incomplet du titre, ce bibliographe n’a pu signaler la date.)

Passons à la version des titres de quelques-uns des écrits bizarres qu’a enfantés l’imagination du bibliopole nurembergeois :
 

Catéchisme chinois de Sixte-Quint, en langue hottentote, syriaque et française, rédigé sous forme de questions succinctes sans réponse, à l’usage des enfants qui sont encore dans le sein de leur mère. Ochsfort, l’an 31 3/4, grand in-folio.
 

Vie et Histoire de la grande prostituée de Babylone, par Crispin Schneidauf, censeur privilégié des pourceaux, en Mésopotamie. Venise, sur le canal des Brouillards, sans date, in-4, 13 volumes.
 

L’Abécédaire de l’âne ignorant, par Christophe, maître d’école à Biledulgerid, l’an de la création du monde 9762, 2 volumes in-folio imprimés sans pagination.
 

Mémoires d’un anonyme sur toutes les sciences et les arts qui n’ont pas encore été inventés, avec un catalogue fort étendu des auteurs qui écriront à leur égard. Athènes, l’an 1902, 3 volumes moitié in-folio et moitié in-12.
 

Le Parfait Cuisinier hottentot, par Horribili-cribrifrax, indiquant le moyen de préparer à la mode française les rats et les souris, et de confectionner des ragoûts que le grand diable d’Enfer ne saurait digérer. Cologne, chez le bisaïeul de Pierre Marteau, l’an 890, in-folio.
 

Traité du célèbre Arabe Ahalcani sur l’art d’entendre pousser l’herbe et de voir les puces sauter pendant la nuit. Tripoli, 1572, in-4.
 

Explications des mystérieuses figures hiéroglyphiques qui se montrent souvent au bas des chemises des petits enfants, par Ernest Nusenstieber. Xotingen, 1553, in-4, avec un atlas in-folio de 100 planches coloriées d’après nature.
 

De l’Usage des cadrans solaires pendant la nuit, par un mathématicien célèbre. En Corse, l’an 772, 24 volumes in-8.
 

Mémoire sur l’emploi des chats dans l’art musical, et sur le procédé de leur mordre la queue afin qu’ils miaulent de concert. À Utremifasola, l’an 913, in-4.
 

Mémoire sur l’emploi du miroir magique au moyen duquel un homme renfermé dans un coffre pendant une nuit obscure peut se rendre invisible. Hexenberg (Mont des Sorciers), 1311, in-4.
 

Description d’un instrument mathématique employé chez le grand Mogol afin de constater la vertu des dames. Syracuse, 1973, in-folio.
 

Mémoire sur une machine au moyen de laquelle on peut, à une distance de 300 lieues, entendre ce que les gens se disent à eux-mêmes. Schankenbourg, 1868, in-folio.
 

Manuel de l’étudiant, le guidant dans l’emploi de son temps à l’Université, pour qu’il en revienne, la bourse vide, en compagnie d’une servante de blanchisseuse et de plusieurs petits enfants, combler de joie ses infortunés parents. Leyde, 1610, in-folio.
 

Parmi les manuscrits, on distingue ceux-ci :
 

Détails des frais de construction de la Tour de Babel, écrits sur une peau de licorne.
 

 Traité sur la fièvre quarte des baleines, écrit, par un Groenlandais, avec un appendice composé par un chaudronnier qui a longtemps séjourné à Jérusalem, et qui indique un procédé destiné à remplacer le harpon par un fusil chargé avec une fourche.
 

Prosodie hébraïque d’Homère, écrite par ce poète célèbre durant sa résidence à Paris, conformément à l’ordre de Tamerlan. Ce manuscrit a été mangé des rats au point qu’il n’en reste pas trois lignes entières ; il pourra cependant être fort utile lorsqu’il se présentera un savant en état de le déchiffrer.
 

   Traduction faite par l’évangéliste Habacuc du sixième livre de Moïse, qui ne se trouve encore dans aucune Bible, et qui ne s’y trouvera point tant que le monde subsistera. L’écriture du traducteur est d’ailleurs tellement mauvaise qu’on perdrait infailliblement la vue avant d’avoir réussi à en déchiffrer un seul mot.
 

Lettre autographe de Sémiramis à son mari afin de lui proposer un voyage de plaisir en Hollande, proposition qu’il a si mal accueillie qu’il a fait partir la reine pour les Champs-Élysées par la voie la plus prompte.
 

Une grande peau de bœuf sur laquelle Vulcain avait reproduit, au moyen d’un fer rouge, les colloques amoureux de Mars et de Vénus tandis qu’il les guettait pour les prendre dans un filet.
 

Traité d’un rabbin de Westphalie sur le retour de la captivité de Babylone, avec un appendice relatif au moyen d’enlever les dents sans douleur par un coup de marteau.
 

Nous ne prolongerons pas davantage cette énumération ; nous dirons seulement que les éditions complètes signalent 200 ouvrages imprimés, 50 manuscrits, et 200 objets d’art ou antiquités ; mais une traduction fidèle aurait des titres incontestables à figurer dans l’Index prohibitorum librorum. Elle serait promptement saisie, car, en la lisant, l’inspecteur de la librairie se voilerait la figure, et l’agent de police rougirait.
 

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(Gustave Brunet, Fantaisie bibliographiques, Paris : J. Gay, 1864)