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(in L’Algérie nouvelle, revue mensuelle de littérature, deuxième année, n° 3, janvier 1926)
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(in L’Algérie nouvelle, revue mensuelle de littérature, deuxième année, n° 3, janvier 1926)
Prix Goncourt en 1921 pour son roman Nêne, Ernest Pérochon s’est surtout attaché à la peinture de la vie rustique, c’est l’un de nos meilleurs romanciers régionalistes, mais le voici qui change de manière et le conte qu’on va lire est une anticipation extrêmement puissante et hardie.
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Au VIe siècle de l’ère universelle, la terre étant entourée de zones de forces, la population est distribuée suivant ces zones, qui correspondent aux méridiens et aux parallèles. Une guerre met aux prises les habitants des zones méridiennes et ceux des zones parallèles.
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Dès les premiers troubles, les grands conseils de savants avaient dénoncé les risques effroyables que l’humanité se préparait à courir ; mais la voix de la raison était trop faible, trop froide, pour percer le tumulte des passions politiques déchaînées. Rapidement, d’ailleurs, nombre de savants avaient été entraînés eux-mêmes en des remous tragiques. Si quelques-uns, durant les rares accalmies, essayaient encore de jeter le cri d’alarme, d’autres, au contraire, perfectionnaient, dans le secret des laboratoires, les armes connues et en inventaient de nouvelles. En toute bonne foi, le plus souvent, ils prétendaient ne chercher que des armes défensives, d’un maniement facile et sûr, des armes d’une terrible puissance salvatrice dont la seule menace briserait la fureur des méchants.
Les météorologistes, les psychologues, les chimistes travaillaient fiévreusement ; de même les physiciens de l’école moderne. Ces derniers étudiaient avec une particulière attention les systèmes féeriques. Le problème ne consistait plus à produire des systèmes actifs – on n’y avait que trop bien réussi à la fin de la guerre africaine – mais à en limiter de façon précise l’aire de dispersion, à les orienter suivant les parallèles exclusivement, ou suivant les méridiens.
Les physiciens des deux partis trouvèrent la solution et, par malheur, ils la trouvèrent à peu près au même moment.
Ce fut cependant une intervention des météorologistes qui fit entrer la guerre dans sa phase finale. Un de leurs ingénieurs, Australien du parti parallèle, avait découvert le moyen de diriger à grande distance des brumes invisibles formées de corpuscules infiniment petits, infiniment instables, dont il provoquait à volonté la désintégration instantanée. Après quelques tentatives infructueuses, l’Australien réussit un coup de maître. Par une nuit sombre, une immense escadre méridienne qui se dirigeait à toute vitesse vers les régions australes où avait été signalé un rassemblement ennemi, rencontra sur son chemin, au-dessus de l’océan, une de ces étranges nuées. Lorsque tous les appareils furent engagés dans la zone dangereuse, l’atmosphère fit explosion ainsi que des quantités considérables de substances radioactives transportées par l’escadre. Le dégagement de chaleur fut prodigieux ; de formidables météores atteignirent les limites de l’atmosphère terrestre. En moins d’une seconde, l’escadre avait été anéantie.
La situation mondiale était trop confuse pour que le parti parallèle pût proclamer hautement sa victoire. Cependant, quelques chefs, s’arrogeant le droit de parler au nom de tous, sommèrent ceux qu’ils appelaient « les rebelles » de se soumettre sans délai. L’ingénieur australien annonçait qu’il était à même d’intervenir, par un procédé analogue, dans la guerre terrestre, et que, dès qu’il lui plairait, il anéantirait méthodiquement, sans risques, tous les alignements méridiens.
La riposte vint d’un laboratoire inconnu, immédiate et terrible. La sommation arrogante des parallèles était à peine lancée, qu’une invasion féerique atteignait l’Australie occidentale. Les zones méridiennes demeurèrent indemnes, mais les systèmes éthérés pullulèrent suivant le tracé parallèle, gagnant jusqu’aux dernières ramifications du réseau secondaire.
Dans la même région, six heures plus tard, un second féerique naquit, frappant, cette fois, les méridiens à l’exclusion des parallèles.
Dès lors, l’humanité perdit le contrôle de ses actes…
Il ne semblait pas que l’on pût attribuer au désir de vengeance ou à la vanité guerrière, ou même à la passion politique, les offensives insensées qui se succédaient sans répit et dans toutes les directions, du fait de physiciens isolés ou de fonctionnaires subalternes des laboratoires. C’étaient bien plutôt des gestes de panique, les réflexes violents d’hommes forts qui, menacés d’étouffement au milieu d’une foule, dans un lieu sans issues, se ruent, piétinent les faibles pour la satisfaction dérisoire de mourir les derniers. Affolés, les nerfs à bout, sentant venir sur les leurs des calamités effroyables, des malheureux, jusque-là pacifiques, frappaient désespérément, cherchaient à faire le vide autour d’eux en libérant la puissance diabolique des éléments nouveaux.
Ce fut, dans le monde entier, une éclosion continue de féeriques. Des milliers de systèmes, visibles ou invisibles, peuplèrent les zones, élisant, suivant le choc initial, les parallèles ou les méridiens.
Quelques-uns, de portée restreinte, n’exerçaient leur action qu’au voisinage immédiat des lignes ; mais d’autres émettaient un rayonnement d’une puissance considérable. Ce rayonnement qui, presque toujours, créait, dans l’organisme humain, des colonies tumultueuses, présentait des caractères si variables que toute mesure générale de préservation eût été risiblement vaine. Les spécialistes de l’éther eux-mêmes ne pouvaient songer à se garantir efficacement.
On connut de nouveau, suivant les régions, les dermites mortelles, les monstrueux néoplasmes, les troubles nerveux les plus étranges. Et d’autres maux encore, des maux inouïs, follement variés, s’abattirent sur l’humanité.
En Australie, une partie de la population parallèle rampait. Le rayonnement du premier féerique avait eu pour effet principal, chez l’homme, un ramollissement considérable et presque instantané du squelette. Les membres, gonflés aux extrémités, s’étiraient, semblables à des lanières en caoutchouc. Le buste se tassait ou s’allongeait ; la tête elle-même devenait malléable comme une vessie mal gonflée.
En revanche, dans la même région, un grand nombre d’habitants des méridiens avaient été congelés par le rayonnement du second féerique ; des milliers de cadavres, secs et sonores, étaient tombés à la fois sur le sol.
Au Japon, on constatait des troubles graves provenant des centres nerveux moteurs. En certains cantons, toute la population titubait. Chez les moins malades, les gestes étaient désaccordés. Les actes de préhension les plus simples devenaient souvent impossibles ; les mains glissaient à la surface des objets et se crispaient au contraire avec énergie sur le vide. Beaucoup semblaient avoir perdu les notions les plus élémentaires sur l’étendue ; on voyait des affamés, étendus à terre, lever impétueusement leurs mains vers des fruits qui les tentaient à la cime d’un arbre, mais considérer, d’un œil tristement rêveur, comme chose hors d’atteinte, la nourriture que l’on plaçait à portée de leurs lèvres.
Plusieurs alignements encore intacts de l’Inde méridionale abritaient l’agonie de paralytiques délirants.
Paralytiques également mais lucides, les habitants des parallèles formosains. Les habitants des méridiens, atteints de rage féerique, parcouraient l’île par bandes hagardes et hurlantes ; ils se jetaient sur leurs adversaires immobiles et les navraient comme eussent fait des chiens.
Les Persans d’un alignement général surpeuplé devenaient en quelques heures poilus, griffus, prodigieusement sexués ; comme si une force invincible les eût poussés aux étreintes mortelles, ils s’agglutinaient en essaims et, râlant de fureur, s’étouffaient mutuellement.
Des Chiliens aveugles, phosphorescents et hilares fouissaient verticalement les parties meubles du sol et n’avaient de répit qu’ils ne fussent enterrés la tête en bas.
En Amérique centrale, se rencontraient, par petits groupes, des anthropophages sentimentaux et neurasthéniques ; des Mexicains rongeaient en pleurant le crâne de leurs enfants, mais après l’avoir épilé avec des précautions minutieuses et une tendresse infinie.
En de nombreux points des alignements européens, les habitants, même ceux qui paraissaient indemnes, résistaient mal à la tentation de goûter aux nourritures immondes.
Chez les Sibériens, où les dermites simples causaient déjà d’effroyables ravages, on voyait aussi la chair se fendiller, de profondes crevasses atteindre les organes essentiels sans amener immédiatement la mort ; ou bien la peau devenait flasque, pendait en vastes fanons élastiques qui se soudaient bientôt aux points de contact.
Cinq millions de Chinois du Yunnam parallèle eurent, tout à coup, des os cassants comme verre ; les malheureux périrent au bout de peu de temps, après d’atroces souffrances, le squelette émietté, la chair bourrée d’esquilles.
Leurs adversaires tonkinois des alignements méridiens connurent une disgrâce de même nature, mais plus complète encore et plus sinistre. Leurs membres se desséchaient comme s’ils eussent été exposés longtemps à la chaleur d’un four. Le mal commençait aux extrémités inférieures et, rapidement, gagnait les masses musculaires importantes ; les bras étaient atteints les derniers. Les organes morts se brisaient ou s’effritaient au moindre choc et le reste du corps n’en continuait pas moins à vivre. À ces maux atroces s’ajoutait une folie joviale et bruyante. Et l’on voyait des malheureux, gisant au seuil de leur maison, se jeter à la tête, d’un air espiègle, des fragments d’orteils, des rotules ou, roulées en boules et mâchées, des effilochures de mollets. Des culs-de-jatte, malins, cassaient comme brindilles leurs phalanges durcies et s’amusaient à les croquer, en riant à gorge déployée.
Certains féeriques à portée restreinte exerçaient sur la vie psychique une action toute différente. Loin d’amener une dégénérescence mentale instantanée, ils excitaient au contraire les facultés d’imagination ou de raisonnement. Des voiles se déchiraient ; une brusque lumière dissipait les brumes. Touchés par le rayonnement, des humbles se haussaient d’un seul coup au niveau des plus grands penseurs. Le miel d’une poésie incomparable coulait sur les lèvres des illuminés. Les non-malades entendaient avec ravissement et stupeur les accents d’une éloquence inconnue. De vieux problèmes, tenus jusqu’à ce jour pour insolubles, étaient soudain résolus avec une facilité surnaturelle.
Cette exaltation magnifique durait assez peu et, par malheur, s’accompagnait toujours de troubles physiologiques graves. Des tremblements incœrcibles, des paralysies générales, des crises épileptiformes de violence croissante et qui se terminaient rapidement par la mort, étaient les plus ordinaires séquelles. À Cuba, suivant le méridien 80, plusieurs centaines de mulâtres, chez qui s’était éveillé le plus puissant génie philosophique, avaient en même temps perdu toute aptitude à la marche ordinaire et ils ne pouvaient néanmoins demeurer en repos. Des foyers de vie tumultueuse infusaient à leurs jambes une irritabilité extrême et une force considérable. Le contact prolongé du sol leur était une torture ; ils bondissaient comme des sauterelles jusqu’à complet épuisement.
Souvent il se produisait aussi, chez les excités de l’esprit, une dégénérescence des éléments sensoriels. La cécité était la règle ; la surdité fréquente. L’abolition du goût, de l’odorat et même du toucher s’y ajoutaient parfois. Des mathématiciens d’un jour, des philosophes, des poètes qui, avec une aisance miraculeuse, étaient arrivés à des hauteurs jamais atteintes, franchissaient ainsi, avant de mourir, une dernière étape étrange, passaient par une sorte de nirvana où quelques régions de leur conscience demeuraient seules vivantes et prodigieusement actives.
Lorsque la mort se faisait attendre, on constatait la formation d’organes de remplacement. Au milieu du front, sur la nuque, le long de la colonne vertébrale, sous la peau devenue transparente, des yeux rudimentaires apparaissaient. Les malades n’étaient pas très rares qui n’entendaient plus avec leurs oreilles mais avec la paume de leurs mains devenues inaptes au toucher. Chez d’autres, privés des cinq sens ordinaires, certaines formations tégumentaires acquéraient une sensibilité universelle. Réagissant à la fois sous l’action des ondes sonores, lumineuses, électriques ou psychiques, ces nouveaux organes fournissaient au cerveau une gamme de renseignements sans doute confus mais extrêmement variés.
Des poètes tripolitains, aveugles et sourds, mais le front garni de minces tentacules rétractiles, se dirigeaient avec la sûreté de pigeons voyageurs.
Des gens de maison des Îles Britanniques, mués en métaphysiciens, avaient le corps couvert d’une fine toison blonde rappelant le duvet des jeunes canards et dont les milliers de petites antennes captaient au passage les radiations psychiques les plus subtiles.
D’autres attiraient la foudre, d’autres devenaient radioactifs et, au bout de quelques heures, faisaient explosion ; d’autres étaient venimeux et donnaient la mort par simple contact.
Une des plus formidables et des plus surprenantes réussites fut un système féerique qui se propagea tout autour de l’hémisphère Nord, suivant le 40e parallèle. Système invisible, formé par une couronne de minuscules tourbillons regradateurs uniformément distribués sur l’axe même de la zone énergétique. Il n’exerça aucune action physiologique grossière et son existence aurait passé inaperçue si l’on n’avait constaté à la même heure, chez plus d’un million d’hommes, d’étranges perturbations de la mémoire. On put distinguer, dans la couronne éthérée, deux segments symétriques où le rayonnement eut une action diamétralement opposée.
Chez les Jaunes du segment asiatique, la mémoire visuelle avait complètement disparu. Les malades d’une même famille ne se reconnaissaient pas entre eux ; pas plus qu’ils ne reconnaissaient leur pays, leur maison, les objets qui les entouraient ; pas plus qu’ils ne reconnaissaient les organes de leur propre corps. Tout leur était nouveau ; ils vivaient dans un étonnement perpétuel et une perpétuelle agitation. Au bout de quelques jours ou de quelques heures survenait la folie, précédée ordinairement de violentes crises de terreur. Le fléau atteignit sa plus grande intensité chez les Chinois, de part et d’autre de la zone méridienne 260.
Au milieu du segment opposé, chez les Américains de la région 40.80, la mémoire était, au contraire, exaltée. Une foule de souvenirs éteints surgissaient simultanément et sur le même plan : souvenirs de la vie individuelle et souvenirs sortant du passé lointain de l’espèce. Les malades demeuraient figés de stupeur devant ce foisonnement prodigieux d’images et de sensations. Ils sentaient leur personnalité se dissoudre. Ils étaient perdus dans une forêt sans bornes, parmi des frondaisons inouïes, animées de brise magicienne. Flottant, immobiles, sur un océan de fantasmagorie, ils voyaient glisser vers eux, vertigineusement, du fond de l’inépuisable horizon, des rivages déjà entrevus, des îles familières, et, par milliers, les pâles vaisseaux de tous leurs rêves nostalgiques, les blancs et lourds vaisseaux gonflant leurs voiles au souffle noir des âges et dont les carènes venaient s’aligner côte à côte dans une éclatante et soudaine lumière. Et les malades, à travers cet immense et tremblant halo, arrivaient rapidement aux portes de la mort.
À mesure que l’on s’éloignait du point 40.80, centre du segment positif, l’action du rayonnement féerique sur la mémoire devenait sélective. Chez les Américains de l’Ouest et chez les Européens, l’ébranlement n’était plus général. Certains souvenirs surgissaient seuls, violemment éclairés entre deux zones d’ombre. À l’ordinaire, cette reviviscence singulière ramenait au jour, non point des souvenirs de la vie individuelle – ils reculaient au contraire jusqu’à s’effacer tout à fait – mais des souvenirs vieux de plusieurs siècles ou même des images d’un passé infiniment plus opaque, d’où nulle lumière n’eût jamais semblé devoir remonter.
Ces souvenirs s’agençaient aussitôt en systèmes logiquement admissibles et s’imposaient à l’esprit comme seules réalités actuelles. Le passé, d’une bourrade brutale, rejetait le présent hors de la conscience. Ainsi s’opéraient de véritables réincarnations d’ancêtres.
Tels Américains de l’Utah, en qui revivait l’âme aventureuse des conquistadors chrétiens du seizième siècle, s’affublaient d’oripeaux grossiers, d’armes barbares et partaient à la découverte. Tout souvenir personnel étant évanoui, rien ne venait rompre l’enchantement. Ils s’enfonçaient dans le pays inconnu, émerveillés à chaque pas, mais sans crainte. Quand ils rencontraient des naturels parlant une langue qu’ils n’entendaient point, ils leur couraient sus. Et ils songeaient aux contes qu’ils feraient au retour, aux contes magnifiques et qu’on ne croirait pas, sur le paradis des hommes volants, sur les voitures vivantes et mille autres choses fabuleuses.
Tels Ibères du Bas-Mondego, ramenés en arrière de douze siècles seulement, partaient en guerre contre les chiens d’hérétiques de l’empereur Napoléon. Ils s’embusquaient dans les vergers, sur le bord des chaussées et, comme chaque passant avait à leurs yeux figure d’étranger, ils le tuaient sans pitié.
Un Grec, l’air convaincu, faisait donner le fouet à ses esclaves. C’était un criminel de droit commun et les esclaves, des experts psychologues d’une maison de correction qui se laissaient frapper sans élever la moindre protestation.
Non loin, un célèbre philosophe de l’école moderne dont le corps vétuste était animé par l’esprit d’une courtisane d’Alexandrie, parait de fleurs ses épaules décharnées et inscrivait au mur de sa maison le prix d’une nuit de joie.
Les Sardes touchés par le rayonnement étaient ramenés à des âges bien plus lointains encore, à des formes sociales à peine soupçonnées. Les plus civilisés, groupés en petites tribus, faisaient éclater des silex et veillaient avec un soin jaloux sur la fleur vivante du feu. Ils avaient un langage rudimentaire mais articulé. Les mâles s’invitaient à la lutte en se frappant la poitrine et en imitant le rugissement des fauves. Les femmes savaient sourire ; parmi les lueurs dansantes des grands foyers, elles ébauchaient des jeux rythmiques, mimaient en cadence les gestes de l’amour.
D’autres primitifs, beaucoup plus grossiers, armaient leurs poings de bâtons et de pierres brutes. Ils proféraient des sons gutturaux simplement agglutinés ; aucun sourire n’adoucissait le visage des femmes et les adultes ne jouaient ni ne dansaient.
Des lacustres silencieux se blottissaient dans les roselières des berges.
Des hurleurs sylvestres gagnaient la cime des arbres où ils construisaient, avec une sûreté de gestes étonnante, des huttes arrondies recouvertes d’un toit de feuillage ; ils recherchaient les fruits, les pousses tendres et rongeaient avec avidité l’écorce des jeunes arbres.
Quelques groupes se montraient franchement agressifs ; d’autres ne recherchaient point le combat, mais, au moindre danger, se rassemblaient en grondant et faisaient front. En revanche, on trouvait de nombreux individus à qui manquait totalement l’instinct grégaire. C’étaient le plus souvent des fuyards qu’apeurait toute menace et que rebutait tout effort un peu prolongé. Leurs pareils, en des temps très reculés, avaient probablement peuplé de vastes régions de la planète. En des circonstances singulières, très défavorables, analogues, par certains côtés, aux circonstances actuelles où les gestes de guerre présentaient les pires dangers, la pérennité de l’espèce n’avait sans doute été assurée que par la dispersion des groupes, la prudence de l’individu et son extrême rusticité.
Enfin, on rencontrait des hommes étranges, aux yeux tristes et dociles, des hommes très doux mais inquiets, désorientés comme des oiseaux apprivoisés à qui manque leur cage. Ils semblaient chercher des maîtres, quêter des soins, des caresses et des ordres. Leur présence rendait admissible l’hypothèse de Roume. Ils ressuscitaient sans doute les contemporains des fabuleuses créatures disparues mystérieusement aux âges tertiaires ; ils étaient les compagnons domestiqués de ces demi-dieux, dont, grâce aux ressources subtiles de la science moderne, on croyait retrouver des traces confuses, dans les abîmes du Pacifique, au voisinage de l’île de Pâques.
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(Ernest Pérochon, Les Contes des « Nouvelles Littéraires, » in Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, quatrième année, n° 154, 26 septembre 1925 ; ce conte est, en fait, un extrait de son roman Les Hommes frénétiques, qui venait de paraître chez Plon [deuxième partie : La Mêlée, chap. III : les Méridiens contre les Parallèles])

« C’est vivant ! »
Ce cri suffisait à nous rassembler. C’était le plus impérieux de tous ceux que nous pouvions entendre. Quand l’un de nous l’avait jeté, avec une angoisse dans la voix, nous accourions tous autour de lui.
« Regarde, regarde… ça respire, ça bouge ! »
Si la bête cherchait à fuir, nous nous efforcions de la tuer sur place. Nous tapions dessus à coups de bâton, nous la poursuivions avec des pierres. Même agile et rusée, elle échappait rarement à nos coups. Que de bêtes mortes, tuées par moi, n’ai-je pas tenues entre mes mains ! Cette cruauté, cet acharnement à faire mourir tout ce qui marche et tout ce qui respire est la rançon des enfances campagnardes. Le chasseur s’éveille avec le petit homme en culottes courtes. Un cri dans un fourré, la flèche d’une course à travers les feuilles et les roches, suffit à déclencher les réflexes de l’arrêt et puis, brusquement, la ruée en avant tendue tout entière vers ce but, vers cette cible qui n’est qu’une parcelle de vie en mouvement, comme une balle blanche sur un jet d’eau.
Si la bête morte était bonne à manger, nous la rapportions en triomphe à la maison. Nous nous sentions pareils aux hommes, aux vrais chasseurs et nous nous vantions comme eux.
« C’est aussi fin qu’une grive, » disions-nous en montrant quelque bouvreuil ensanglanté.
Mais si la bête était trop faible ou trop petite, pour nous échapper, nous pouvions la regarder longtemps avant de la faire mourir. Nous nous accroupissions sur le sol pour la contempler. À force de la fixer, elle nous semblait n’être plus qu’un grain luisant semblable à un éclat de silex ou à un morceau de feuillage. Tassés en rond, attentifs à ne pas l’écraser de nos ombres, nous attendions ses tentatives de fuite.
« Regarde, il va partir à toute vitesse… »
Nous nous efforcions alors de nous rendre aussi minuscules que notre prisonnier. Nous tâchions de voir les choses sous l’aspect qu’elles devaient prendre à ses yeux. C’était un jeu qui pouvait durer des heures. Les cailloux devenaient pour nous des montagnes et, suivant leur forme, nous les comparions aux montagnes que nous connaissions. Quelques brindilles se transformaient en forêts et la moindre goutte d’eau était une rivière ou même la mer qu’aucun de nous n’avait pourtant vue.
« Attention… Il est au fond de la vallée d’Arphy, de l’autre côté du torrent. Vois le Gap de Coste et la Luzette.
– Et Puéchagut… Tête coupée.
– Il va faire un trou sur la Luzette. Je parie qu’il passera par le Cap de Coste.
– Par Puéchagut… Je te tiens le pari. »
Nous attendions pour voir ce qu’allait faire cet insecte affolé par tant d’énormes présences. Parfois, pour contraindre le destin à se prononcer, nous le poussions du bout d’une brindille en ayant soin de laisser entière sa liberté. Nous voulions le voir marcher sans l’obliger à choisir son chemin.
« Il passe par Puéchagut, c’est moi qui gagne.
– Regarde-le, il se repose. On dirait un bout de pierre. »
Nous aimions à regarder ces êtres vivants qui ressemblaient encore à de la matière inerte et qui, brusquement, s’éveillaient à la vie. Parfois même, nous contemplions longuement quelques grains de pierre ou quelques flocons de pollen en espérant le voir s’animer et vivre sous nos yeux…
« Je te dis que c’est vivant. Surveille-le bien. »
Mais quand nous étions sûrs d’avoir devant nous une bête vivante et que nous avions épuisé le plaisir de jouer avec elle, il nous importait peu de lui laisser la vie. Nous pouvions l’oublier, mais l’un de nous pouvait aussi l’écraser d’un coup de pierre.
« Ça ne sent rien… ça n’est pas comme nous… et puis, même toi, si l’Aigoual te tombait sur la tête !
– Si c’était plus gros ?
– Tu crois qu’il faut être gros pour sentir ? Les bêtes, ça meurt sans y penser. »
Rien ne nous attirait plus que la vie, et rien ne nous semblait avoir moins de prix. Nous cherchions son secret en faisant mourir les bêtes, comme nous aurions ouvert des jouets.
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Un soir, nous redescendions vers la vallée. Nous nous étions attardés sur les crêtes. Je marchais le premier, un peu en avant de Maurice. Il faisait du brouillard et le monde visible semblait se déplacer avec nous comme un cercle mouvant dont nous étions toujours le centre. Dans ce rond clair, il n’y avait jamais qu’un ou deux arbres qui surgissaient sans se détacher complètement de la brume. Il semblait englué par elle et tiré vers elle par leurs rameaux. Parfois, sur la pelouse plongeante, un bloc de rochers émergeait aussi luisant d’eau, dur à l’œil dans son enveloppe de brume élastique et mouvante. Dans ce champ visuel rétréci, toutes les choses prenaient une valeur extraordinaire, comme si elles avaient été placées au milieu d’un cadre.
Tout à coup, sur la pelouse rase qui se dérobait à dix pas de moi, j’aperçus quelque chose qui remuait. C’était une petite masse blanche, attentive : une bête surprise. Elle était à l’extrême limite de ce que je pouvais voir. Derrière elle, commençait ce mur gris dans lequel s’enfonçaient et se perdaient toutes les choses. Je m’arrêtai. La bête blanche tournait vers moi son museau noir et pointu, vif comme une aiguille. Je voyais remuer ses deux yeux rouges qui ressemblaient à ces boules qui tournoient avant de fixer un destin. La bête hésitait. Elle cherchait de quel côté elle devait prendre la fuite. J’hésitais aussi, mais un irrésistible mouvement faisait se lever mon bras droit qui tenait ma canne. Avant même d’avoir reconnu la bête que j’avais devant moi, je me préparais à l’attaque. Cet imperceptible mouvement de la vie, entrevu dans le brouillard, avait suffi à réveiller en moi l’instinct du chasseur.
La bête blanche obéissait à l’instinct de l’animal traqué. Elle se ramassait sur elle-même et retournait encore sans me quitter des yeux une seconde. Maintenant, je tenais ma canne haute et j’étais prêt à la lancer en avant comme une arme. Je mesurais l’effort que je devais faire. Soudain, plus prompte que moi, la bête bondit et sembla plonger dans la brume. Je poussai un cri, comme si j’avais été frappé par une pierre et je partis derrière la bête, à fond de train. La pente accélérait ma course. Je faisais des bonds sur l’herbe rase et j’étais parfois obligé de freiner de tout le corps, en me rejetant en arrière, pour ne pas me laisser entraîner par ma vitesse. Le monde visible semblait maintenant avancer en trombe en avant de moi. Les arbres jaillissaient comme s’ils avaient marché à ma rencontre. Les mottes d’herbe semblaient se renouveler sous mes pas comme les vagues de la mer, désertes comme elles. Je courais toujours et n’espérais déjà plus retrouver la trace de la bête quand je l’aperçus brusquement à nouveau qui trottait en avant de moi. Devant elle, une masse de rochers sortait du brouillard. C’était un amas de blocs de granit, coupé de larges fentes. En trois bonds, la bête fut devant lui et se glissa dans un trou.
À mon cri, Maurice était parti en avant, lui aussi, au pas de course. Il arriva à ma hauteur, la figure rougie par l’humidité. Tout en marchant, il rebouclait d’une main la courroie de son sac qui s’était défaite pendant sa course.
« Tu as crié ?
– Je tiens une bête, là, dans ce trou… Je ne crois pas qu’elle puisse sortir. Le trou ne doit pas traverser le rocher.
– Quelle bête ?
– Quelle bête ? Je ne sais pas… Une bête blanche, comme un chat. Elle a une tête longue, avec un museau noir et des yeux rouges… Non, ce n’est pas un écureuil.
– Tu es sûr qu’elle est là-dedans ? Tu l’as vue entrer ? Passe un peu ta canne dans le trou.
– Laisse-moi faire… C’est ma bête à moi. Je l’ai vue le premier. C’est moi qui dois l’avoir. Si je la manque, tu auras droit. Chacun son tour, moi le premier. »
Je ne savais toujours pas quelle bête était tapie à deux pas de moi, dans cette fente étroite, mais je savais que c’était une chose vivante et le seul fait qu’elle vivait suffisait à me contraindre à la poursuite. Pendant que j’essayais de l’apercevoir dans l’ombre mince, Maurice faisait le tour des rochers.
« Elle n’a pas pu sortir, me criait-il. Le trou ne traverse pas. »
Nous étions tous les deux arrêtés devant cette roche. Il n’y avait rien d’autre de visible autour de nous. Nous traquions la seule chose qui vivait au centre de ce monde que cernait de partout une ombre mystérieuse. Il nous aurait été impossible de continuer notre route et de laisser en paix, dans le vent et la rosée, l’animal inconnu dont nous cernions la retraite.
« Enlève-toi… Elle est à moi, je te dis. Si je la manque, tu pourras lui courir après. »
Je fouillais de la canne au fond du trou. Parfois, au lieu du grain pur de la pierre qui criait comme une râpe, il me semblait sentir un corps souple qui se dérobait brusquement.
« Elle est là… Je la sens, je la veux vivante. »
Je tournais doucement mon bâton ferré en cherchant à faire levier sur le corps de la bête, mais j’avais peur de la blesser avec la pointe et je ne voulais pas la tuer sans la voir.
« Je ne l’aurai pas comme ça… Attends un peu. »
J’avais dans ma poche une boîte d’allumettes soufrées encore intacte. Je la pris sans m’éloigner du trou. Elle était toute ramollie par l’humidité et je frottai longtemps avant d’avoir enflammé une allumette. Mais alors, je mis le feu d’un seul coup à la boîte entière dont j’avais arraché le couvercle. Elle s’enflamma comme une torche et je la poussai dans le trou, aussi loin qu’il me fut possible. Elle flambait en dégageant son nuage de soufre. Cette âcre fumée eut vite fait de remplir toute la fente. Elle rampait sur la roche et retombait en masses plates comme un coton mouillé. Déjà, les yeux pleins de larmes, je toussais à me déchirer la gorge quand je vis le museau de la bête qui pointait vers moi.
« Elle va sortir… Recule-toi… Si je la manque… »
Ma gorge serrée ne me faisait plus mal. J’avais empoigné mon bâton et repris du large. Le museau noir s’avança et recula deux ou trois fois, par petits coups brusques. J’étais prêt. La bête hésitait peut-être devant mon ombre, devant cette forme noire que les reflets du brouillard faisaient tomber en avant de moi. La boîte calcinée faisait monter au-dessus d’elle de nouveaux nuages de fumée. Alors, la bête bondit hors du trou et, se dégageant des rochers, sans chercher à fuir, elle s’arrêta devant moi et se mit toute droite sur ses pattes de derrière, comme un chien qui fait le beau.
« C’est une espèce de belette, » criait Maurice.
Je m’étais reculé de quelques mètres et tout avait disparu devant moi, jusqu’aux rochers qui ne m’apparaissaient que comme un morceau de brume plus opaque. Je ne voyais plus que cette bête courageuse qui me faisait front en sortant ses crocs et ses griffes. Ainsi dressée, elle semblait grande, presque aussi grande que moi et capable de me mordre à l’épaule ou au visage. Sa position lui donnait une apparence humaine. Elle m’empêchait de la voir avec sa taille véritable et je croyais qu’elle avait grandi d’un seul coup, jusqu’à devenir mon égale. Je reculais un peu en criant :
« Je n’ai pas peur… Laisse-moi tranquille. Je vais l’avoir. »
Maurice respectait la règle du jeu et restait en arrière de moi, comme pour arbitrer un combat singulier. Je fis un geste avec mon bâton, mais, au lieu de reculer, la bête rendit un sifflement et leva ses griffes comme pour arrêter le coup. Ce fut moi qui rompis. Je ne frappai pas et me remis en garde. La bête n’avait pas bougé de place.
« C’est méchant. Regarde-la. Si je la laissais faire…
– Fais attention… Elle te mordra… »
Je calculai mon coup, pour être sûr de frapper juste. J’avais devant moi un adversaire qui se révélait mon égal et qui ne trahissait aucune peur. Cette bête blanche au nez noir me semblait presque à niveau de mes yeux et se tenait dressée avec une noblesse d’être humain. Mais je m’étais déjà battu avec d’autres petits hommes. Mon bras se détendit. Ma canne siffla sur un quart de cercle. Un choc sourd sembla l’arrêter, comme si le bruit avait eu une résistance par lui-même. Je venais de toucher la bête en plein sur le crâne, à côté de l’oreille gauche.
Penché en avant, crispé sur mon dernier geste, je la regardais s’effondrer sur elle-même comme si elle eut été faite d’une mousse légère que les mouvements de l’air auraient suffi à désagréger. Elle s’écrasait sur ses pattes, et sur son corps mince, tandis que sa fourrure hérissée se refermait comme si elle eût été mise au fourreau. La bête se recroquevillait de toutes parts. Ce n’était déjà plus qu’un petit tas d’hermine blanche que j’aurais presque tenu dans le creux de ma main. Je voyais le point noir du museau qui remuait encore doucement quand des frissons courts se succédaient, comme des vaguelettes, autour de l’oreille, là où mon coup avait porté. Deux gouttes de sang perlèrent aux narines. Le museau noir bascula dans la bourre blanche, sans la salir, sans y laisser la moindre tache rouge, et le petit tas blanc sembla s’amenuiser encore. Je compris que la bête était morte.
Ce n’était vraiment plus qu’une boule inerte, pareille à ces flocons de laine que les moutons laissent sur les arbres épineux, à peine plus grosse que mon poing. Je restai penché, le corps en avant, en déséquilibre comme sur un gouffre. Comment avais-je pu croire que cette bête avait presque la même taille que moi ? Comment avais-je pu la voir si grande ? Je ne pouvais avoir eu en face de moi que la plus petite vie qu’il soit possible d’imaginer, presque aussi frêle que celle d’un oiseau, aussi facile à briser. Elle ne laissait derrière elle qu’un flocon blanc qui semblait prêt à se dissoudre.
Maurice s’avançait.
« Tu ne l’as pas manquée. Elle ne bouge plus. »
Il la regardait, sans la toucher même du bout de son bâton.
« Elle est crevée, » ajouta-t-il.
Je ne répondis pas. Un âpre désir de pleurer me tendait les joues. Pour la première fois, devant une bête morte de ma main, j’éprouvais une sorte de désespoir. Plus je regardais cette masse informe qui ne gardait plus que sa couleur, et plus il me semblait la voir devenir petite.
« Maurice ? Tu n’avais pas cru qu’elle était grande, toi aussi ? Grande comment ? Comme un chien de berger ? Comme un gros chat ? Tu l’as bien regardée tout à l’heure ?
– Oui, ça m’avait semblé grand, dit Maurice, et ce n’est pas plus gros qu’un campagnol. On n’en tirerait pas une fameuse fourrure. »
Il avançait la main pour ramasser la bête, mais je lui criai, avec une torsion des syllabes au fond de la gorge :
« Elle est à moi.
– Ça va bien, dit-il en me regardant. Prends-la donc. »
Ce n’était pas mon droit de propriété que je voulais défendre. Je ne voulais pas voir la vraie taille de la bête. La façon dont elle s’était recroquevillée lui avait enlevé toute forme et je ne voulais pas la revoir avec l’aspect qu’elle avait lorsqu’elle était vivante.
« Tu l’as bien regardée quand elle était en face de moi ? Je te dis qu’elle était grande, et plus jolie que n’importe quelle bête.
– Ça semble grand, mais ce sont des bêtes qui trompent… C’est rudement fort en tout cas. J’ai cru qu’elle allait te sauter dessus. Cherche un peu ses griffes sous sa fourrure, tu verras si elles sont petites ! Ça doit avoir les dents pointues… Si tu l’avais manquée !
– N’y touche pas… Non, non, ça n’a pas de grosses dents ni de grosses griffes. Ce n’est pas la peine de regarder.
– Tu en fais des histoires, pour cette bête. On croirait que tu viens de tuer un homme. »
Je ne parlais plus pour Maurice. Je divaguais à haute voix en regardant la bête morte.
« Tu dis que ce sont des bêtes qui trompent ? Qu’est-ce qui trompe ? Pourquoi semblait-elle si grande et si forte ? Parce qu’elle était courageuse. C’est ça, la vie ?
– Tu vas pleurer sur les escargots et les couleuvres, maintenant ? » me demanda Maurice.
Je lui répondis seulement, du bout des dents : « Imbécile, » et je me sentis brusquement libéré de cette envie de pleurer dont il cherchait à me faire honte.

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(André Chamson, in Europe : revue mensuelle, n° 155, 15 novembre 1935)







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(« Une cité moderne il y a 10 000 ans, » in Lectures pour tous et Tour du monde réunis, numéro de Noël, décembre 1932)
« Derrière le Luxembourg, dans l’endroit le plus sombre du terrain vague avoisinant la rue d’Assas, une plainte frêle traînait à ras de terre, comme l’embryon d’un cri humain. » (Gustave Toudouze, La Nuit du rêve, 1888)
[Citation improbable : rapprochement de mots qui échappent brutalement à la pensée de leur auteur, et dont l’existence semble sinon purement aléatoire, du moins passablement incongrue.]
Les Cros sont connus pour avoir été une famille de lettrés, d’artistes et de scientifiques. Sans évoquer la production littéraire de leur grand-père paternel, Antoine Cros, helléniste, philosophe et grammairien, ou de leur père Simon, érudit, écrivain et philosophe, les trois frères Cros paraissent avoir hérité de tous les talents et toutes les excentricités.
Le benjamin, Charles Cros, est poète, écrivain, physicien, chimiste, et inventeur, entre autres, du télégraphe automatique, du procédé de photographie en couleurs et du paléophone.

Le cadet, Henry Cros, peintre et sculpteur sur cire, réinvente la technique de la pâte de verre, selon une composition tenue secrète.

Quant à l’aîné, Antoine Cros, médecin, inventeur, poète et écrivain, dessinateur à ses heures (1), on lui doit la conception du merveilleux « téléplaste, » hypothétique appareil permettant la traduction d’une forme en rythme et sa transmission à distance sans transport de matière, et il héritera du titre de roi d’Araucanie et de Patagonie, peu de temps avant sa mort.

Il n’est pas étonnant qu’une telle fratrie ait pu nourrir l’imaginaire des contem-porains et donner naissance à quelques légendes singulières. L’une d’elles a vraisemblablement pris naissance lors d’un dîner des Vilains Bonhommes : elle attribue la découverte de l’immortalité humaine au Dr Antoine Cros ; il se serait alors heurté à une fin de non-recevoir de la part du père de famille. C’est du moins la version la plus répandue, popularisée par Émile Goudeau dans ses Dix ans de Bohème.
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Ce poète est éminemment complexe. Un de ses biographes a dit de lui :
« À onze ans, Charles Cros est pris de la folie des langues orientales. Il les apprend surtout en bouquinant sur les quais, ou en se faufilant aux cours publics dans les jambes des graves auditeurs de la Sorbonne. À seize ans, il est en état de professer l’hébreu et le sanscrit, ce qu’il fait avec un certain succès. Je me contenterai de citer deux élèves du jeune professeur : M. Michel Bréal, de l’Institut, professeur au Collège de France, est son élève pour l’hébreu ; M. Paul Meyer, professeur au Collège de France, est son élève pour le sanscrit (2). À dix-huit ans, il entre aux sourds-muets comme répétiteur. Il y fait le cours de chimie, et invente le phonographe, qu’il appelle le paléophone. Il commence alors la médecine, l’exerce avant d’être reçu docteur, et s’obstine à ne pas le devenir ; il veut rester un fantaisiste échevelé en science comme en littérature.
J’ai parlé plus haut du phonographe. Cros en décrivait le principe et la construction dans un pli cacheté, déposé à l’Académie des sciences, le 30 avril 1876. Peu de temps après, la Semaine du clergé (10 octobre 1876), d’après les indications de Charles Cros, confiées à l’abbé Leblanc, donnait une description perfectionnée et complète de cet instrument. Huit mois et demi après, l’Américain Edison prenait son brevet, remplaçant simplement par une feuille d’étain le verre enduit de noir de fumée de Charles Cros.
Le bagage scientifique de Charles Cros est très considérable. Je citerai seulement sa production artificielle d’améthystes, saphirs, rubis, topazes, etc. (cristallisation et coloration de l’alumine), et sa photographie des couleurs, qui remplacera complètement l’ancienne photographie. Étude sur les moyens de communication avec les planètes, où il prétend que Mars et Vénus nous font depuis longtemps des signes que nous ne comprenons pas. (3) La Mécanique cérébrale, travail gigantesque présenté à l’Académie des Sciences, etc., etc. »
Il a de qui tenir. Sa famille est essen-tiellement artistique et scientifique. Son père était un savant de premier ordre, son frère Antoine Cros est poète et médecin, Henry Cros est sculpteur. Pour sortir de cette analyse trop sèche et sérieuse, je veux conter une légende qui a cours dans les ateliers. Voici.
Les trois fils Cros viennent un matin déjeuner chez leur père. Antoine est plus grave que de coutume, et annonce qu’au dessert il fera une communication importante.
Entre la poire et le fromage, le docteur Antoine tenant un petit papier à la main profère :
« Mon cher père, mes chers frères, j’ai enfin découvert le moyen de rendre tous les hommes immortels. J’en ai les preuves là-dessus. »
Aussitôt, Charles et Henry battent des mains : « Bravo ! bravo ! Enfin !!! »
Mais le père est demeuré sombre ; sa figure prend une indicible expression de souffrance.
« Eh bien ! père ? » demande Antoine.
Alors le père se leva et dit : « Quoi ? tu veux prolonger, éterniser cette vie misérable, chétive, où fleurissent les injustices, les poisons, les lèpres physiques et morales ? Tu veux nous lier pour toujours à cette planète basse et arriérée ? Tu voudrais nous priver des cieux attendus ?… Non, mon fils, tu ne feras pas cela ? Non, je t’en supplie… »
Les trois frères demeurèrent atterrés ; puis suppliants, ils crièrent : « Laisse, laisse donner l’immortalité aux hommes !!! »
Le père inflexible déclara : « Je ne le peux pas ! non !!! »
Alors, pâle, Antoine jeta dans le feu le mystérieux papier, tandis que ses frères disaient : « Père, père, tu n’es qu’un Saturnien, tu dévores tes fils ! »
Telle est la légende. La vérité est que les trois frères, extraordinairement doués, se montraient dès lors capables de tout entreprendre et de tout mener à bien, quand la constance les soutenait dans leurs entreprises.
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(Émile Goudeau, Dix ans de Bohème, Paris : À la Librairie illustrée, 1888 ; l’anecdote a été reprise dans La Lecture, magazine littéraire bi-mensuel, en 1891, et dans La Chronique médicale, revue de médecine historique, littéraire et anecdotique, en 1900 ; puis dans l’ouvrage de Jean Amiel, Six Ataciens célèbres, Carcassonne : Au Pays du Livre, 1929)
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On retrouvera cette anecdote à l’occasion d’une notice nécrologique d’Antoine Cros parue dans La Nouvelle Revue, avec cette différence notable que, cette fois, l’invention de « l’art de prolonger la vie » n’est plus attribuée au défunt, mais à son frère Charles.
CARNET DE PARIS
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Antoine Cros vient de mourir ; c’est un brave homme qui disparaît. Singulière famille que ces Cros ! à trois frères, ils touchaient à tous les points du cercle des connaissances humaines. Charles Cros, poète savant, philologue, inventeur du phonographe avant Edison, inventeur de la photographie des couleurs, auteur de ce mélancolique et délicieux poème, l’Archet. Henry Cros, peintre, sculpteur, cirier, verrier ne fait que de l’art ; ses conceptions, la ligne de ses œuvres ressortent de l’esthétique grecque ; mais quel modernisme dans sa conception de l’artiste-artisan sans cesse à la recherche, et à la recherche ardente d’un nouveau mode de traduction de sa pensée ! Antoine Cros était le plus modeste ou plutôt le moins généreusement doué des trois. Il n’a excellé en rien, au contraire de Charles et d’Henry, mais quelle universalité ! Il est médecin, médecin distingué, poète d’une bonne faconde, il dessine et enlumine des dessins fantaisistes qu’il appelle des monstres. Ces trois occupations pourtant ne lui suffisent pas. Il s’occupe cinq minutes de politique. Il faillit fonder un parti, il fut, en 1876, le Jérômiste, et presque le Jérômisme. Il était seul à penser que le prince Jérôme dût prendre les rênes du pouvoir, seul, hors peut-être le prince Jérôme lui-même. Il promulgue, un soir, sa doctrine, puis il ne le pensa plus ; le prince Jérôme ne le sut sans doute jamais. Ainsi va le monde ! on ne connaît pas toujours ses admirateurs.
On raconte sur la jeunesse des Cros une histoire peut-être amusante. Le père de ces trois frères de talent avait naturellement pour ses fils si doués le respect le plus attendri. Un jour, en se mettant à table, Charles Cros annonça à sa famille, sans préparation aucune, qu’il vient de faire une découverte étonnante : désormais, il saura prolonger la vie des humains ; personne ne mourra plus. Il est piquant que cette découverte n’ait pas été du fait d’Antoine Cros, qui faisait de la médecine, durant que Charles était seulement physicien, chimiste, philologue et poète. Peut-être les médecins se sont-ils constitués en syndicat pour s’interdire pareille découverte. Mais le père des trois Cros n’eut pas l’ombre d’un instant l’idée d’invoquer à ce moment la compétence d’Antoine ; Charles ne pouvait pas se tromper ; mais comme le père des Cros était pessimiste, il s’élança vers son fils, et, le retenant par le bouton de son veston, il voulut obtenir de lui, tout de suite, avant même qu’il pût se placer à table, un engagement formel que cette découverte ne serait pas divulguée, et que Charles ne s’en servirait pas. L’humanité eût été trop malheureuse, si elle avait acquis le don d’immortalité… Mais voici bien des figures qui disparaissent d’un bon vieux temps encore bien récent, Rollinat, Antoine Cros…
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(in La Nouvelle Revue, vingt-quatrième année, novembre 1903)
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Curieusement, la plus ancienne de ces versions, celle d’Armand Silvestre, est sensiblement différente. Il attribue bien la paternité de l’invention à Antoine Cros, mais pour en faire un nouveau Frankenstein : à l’en croire, il aurait eu l’idée, non de l’immortalité, mais de la production artificielle de l’homme.
Les trois frères Cros étaient des nôtres : Henry Cros, le sculpteur ingénieux dont les belles cires artistiques ont été si remarquées dans les expositions annuelles, très grand, très mince, très brun, avec une figure diabolique et douce à la fois ; Charles Cros, l’auteur du Bilboquet, ce chef-d’œuvre du monologue, et l’auteur aussi du Coffret de Santal, un merveilleux volume de vers que l’Académie (proh pudor !) couronna dans un intervalle lucide, et bien que le talent en fût audacieux, moins grand que son frère, mais aussi noir, avec des yeux de charbon où la braise étincelle en paillettes. On m’a dit qu’il était devenu un grand chimiste ; c’est possible, mais je suis convaincu qu’il est resté un excellent poète. Enfin, Antoine Cros, le docteur, un médecin imbu de toutes les doctrines nouvelles, et qui effraya, un jour, si fort son père, bon chrétien de vieille roche, en lui contant que rien ne lui serait plus simple que de faire artificiellement un homme pensant, par une combinaison de substances chimiques, que le pauvre homme s’écria, du ton de l’autorité paternelle aux abois :
« Monsieur, je vous le défends ! »
Bon poète aussi, Antoine Cros, et qui vient de publier, il y a trois ans, un volume très heureusement fidèle à la Muse : Les Belles heures. Gros et blond, avec les yeux clairs, il ne ressemblait pas à ses deux frères. Mais c’était un trio singulier d’hommes remarquables par leur talent et par l’élévation de leurs goûts.
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(Armand Silvestre, « Petites études littéraires : Les Vilains Bonhommes » [deuxième article], in La Revue générale : littéraire, politique et artistique, cinquième année, n° 6, 15 mars 1887)
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Alors, quelle fut cette innovation qui ne vit jamais le jour : l’immortalité ou l’humanité artificielle ? Et qui en fut l’inventeur : Antoine ou Charles ?
Je me garderai bien de me prononcer, et laisserai aux rêveurs le soin de trancher la question au gré de leur fantaisie…
MONSIEUR N
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(1) Nous reviendrons bientôt sur les talents de dessinateur d’Antoine Cros.
(2) Cette opinion d’Alphonse Allais doit être donnée sous toute réserve. [Note d’Émile Goudeau]
(3) Charles Cros et la communication avec les planètes feront prochainement l’objet de deux articles dans « La Porte ouverte. »
Non, l’on n’a pas encore assez craché sur l’homme !
Cet animal stupide est par trop orgueilleux
Quand, sur sa pourriture, il a pu mettre en somme
Quelques haillons dorés qui le font glorieux.
Il prétend remplacer par le saint Évangile
Les constitutions que gardent les tyrans ;
Mais demain supprimez la police, et la ville
S’entre-déchirera sur ses débris fumants.
Et pourtant il se dit fils de Dieu, son image,
Lui, ce singe croisé de tigre et de pourceau !
L’âne a vraiment raison de se croire plus sage,
Et de pitié tout bas sourit le vermisseau.
Le chiffonnier, chargé de sa sale giberne,
Cherche et trouve parfois une perle en chemin ;
Diogène qui cherchait, armé d’une lanterne,
N’a jamais rien trouvé dans le fumier humain !
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(P. Darasse, Laeta moesta, poésies, Paris : Librairie du XIXe siècle, 1878)
« Et l’Éternel, quand il lui plaît, efface d’un coup d’éponge les noms des candidats à la vie voulant franchir les portes du néant… »
C’est sur ces mots de la Théodicée de Leibnitz que se clôturait le cours de philosophie de mon excellent maître, en sa modeste chaire de Barbaste-sur-Dordogne.
Ils me laissaient rêveur, je l’avoue.
Je me figurai mal le Grand Architecte de l’Univers devant un grand tableau noir où s’étalait la divine comptabilité des êtres.
J’avais beau faire appel à mes connaissances ès Aristote, Platon et tutti quanti d’illustres bafouilleurs, l’énigme philosophique gardait jalousement son secret : Felix qui potuit…
C’était à quelques jours de là, au soir de mon premier bachot. Un usage antique, à défaut de solennel, ordonne à l’impétrant de la peau d’âne d’aller passer une heure, au minimum, dans une école d’application philosophique.
Ces sortes d’écoles, qu’elles avoisinent la Sorbonne ou fleurissent les rives poétiques de l’Adour, sur les bords de la Basse-Seine ou près des coteaux de la Meuse, à quelques différences près se ressemblent.
Peut-être à la description reconnaîtrez-vous la mienne ?
Je m’acheminai donc à la nuit tombante vers le « House-Select » que m’avaient chaudement recommandé les anciens de Barbaste. C’était tout là-bas, dans une ruelle étroite et tortueuse du faubourg de ma bonne ville de province, un édifice à la lourde porte de chêne incrustée de gros clous polyédriques, flanqué d’une tour carrée où veillait, aux entrées, gardienne vigilante, près d’un austère lampion, une sorte de matrone aux fortes hanches, à la gorge plantureuse, la doyenne d’âge de cette faculté… disons, tout court… la concierge.
Devant la porte de ce sanctuaire de haute philosophie, une lanterne aux verres, multicolores dans une enveloppe grillagée, emblème de l’école cynique de Diogène ; tout au-dessous deux grands numéros, insignes que la maison se range sous le vocable du philosophe-mathématicien Pythagore.
La rue était déserte ; un bruit de sabres sur le pavé s’éloignait dans l’ombre ! Quelque patrouille veillant au calme des séances de philosophie, pensai-je, et, le cœur battant fort dans la poitrine, tel un conscrit qui marche au feu pour la première fois et qui désire cacher ses faiblesses possibles, je regardai à gauche, à droite, j’hésitai ; puis, résolu, ne voyant personne je m’avançai, et vigoureusement, pour me donner du courage, je soulevai le lourd marteau. Dans la porte massive, une ouverture grillée se dessina large comme la main ; un judas venait de s’ouvrir. Derrière, à la lueur confuse du vestibule, je devinai, plus que je ne vis, une forme humaine et presque aussitôt d’une voix quasi-sépulcrale, tant un gosier éraillé paraissait attentif à parler bas :
« Combien êtes-vous ?
– Combien ? Hein ? »
Instinctivement je regardai derrière moi. Avais-je bien entendu ?
« Combien ?… Mais je suis seul, fis-je avec appréhension.
– Seul ? oh ! alors… »
Et comme « un sésame magique » ce mot « seul » fit glisser la lourde porte sur ses gonds ; elle s’ouvrit assez pour me livrer passage, puis aussitôt, avec un bruit de pont-levis chutant sur le tablier, elle se referma sur moi… J’étais dans le sanctuaire ; un pas de plus, dans la grande nef sans couleur d’un salon moyen âge aux canapés fanés et cramoisis, à la glace de cheminée rayée sur laquelle des philosophes, mes prédécesseurs, avaient gravé au diamant les dates heureuses, voire les initiales de leurs professeurs, dans ces séances de philosophie pratique.
J’attendais… quoi ? Que les événements se dessinassent d’eux-mêmes, en homme qui sait ce qu’il attend. En réalité, j’ignorais tout ; au moins tout des formalités qui devaient me conduire à la leçon convoitée.
J’attendais… À côté, une épinette désaccordée, grinçait « Fraises au Champagne. » Quelque leçon sans doute, sur les jouissances d’Épicure. Dans l’air, bruissait un cliquetis de clefs en trousseau, qui s’éloignait et venait quand….
La porte s’ouvrit toute grande et, vêtues de péplums à la grecque, chaussées de cothurnes polychromes, les prêtresses du culte, telles les Vestales chargées d’éteindre le feu sacré, entrèrent au salon. Une espèce d’huissière à tablier blanc annonça « ces dames ; » j’ajoutai respectueusement à leur adresse, mais en aparté « chargées de cours. »
J’avais trop frayeur, dans l’inexpérience de mes vingt ans, d’une joute oratoire avec ces érudites pour ne point me hâter de choisir, au plus tôt, le professeur complaisant qui devait m’initier aux mystères rêvés.
L’une d’elles était près, de moi, elle s’appelait Léda, nom gracieux, à la double désinence mythologique et grecque ; ce m’était un garant de son habileté professionnelle, et sans plus, je quittai avec elle la grande nef pour entrer dans le tabernacle !
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La leçon venait de se terminer ; sur la cheminée, la pendule, inerte, sans aiguilles, comme il convient pour une secte philosophique qui a bonnes raisons de cacher à ses adeptes les étapes du temps. Point d’aiguilles aux pendules, en effet, dans aucune des chapelles particulières de ce temple de philosophie appliquée ! C’est la règle et le symbole que cette branche de philosophie est éternelle, qu’elle n’eut jamais de commencement et n’aura pas de fin.
La première leçon, dis-je, venait de se terminer.
Dans une vasque aux eaux de senteurs, ma savante « maîtresse de cours » achevait sa toilette et réparait le désordre passager de son ardeur didactique.
Tandis que je songeais aux enseignements de cette première leçon, partagé entre un sentiment de lassitude et de regret, je regardai machinalement autour de moi.
Tout à coup, mes regards se portèrent sur la vasque, négligemment oubliée sur le plancher du tabernacle…
Ce fut un éclair d’illumination !
Je venais enfin de comprendre mon vieux maître :
« L’Éternel raye d’un coup d’éponge les candidats à la vie et du même coup les repousse dans les profondeurs du néant. »
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(Édouard Teyssonneau, in La Caricature, journal hebdomadaire, vingt-deuxième année, n° 1132, 7 septembre 1901)
Nous avons déjà l’occasion de publier ici-même quelques souvenirs de Philibert Audebrand sur Gérard de Nerval, ainsi que le joli conte de « La Centauresse », dont il aurait été le copiste attentif.
Nous ne résistons pas au plaisir de vous offrir aujourd’hui une version du « mariage de Sir Gauvain » qu’aurait racontée Nerval en décembre 1854, lors d’une soirée chez une « charmante actrice » – qui ne pouvait être Jenny Colon, puisqu’elle était morte une douzaine d’années auparavant. On pourra noter d’importantes variantes avec le texte original, un manuscrit anglais datant de la moitié du XVe siècle, The Weddynge of Sir Gawen and Dame Ragnell (1) : on n’y trouve ainsi nulle trace de la jeune demoiselle « à la bouche de la couleur d’une cerise », outragée par le châtelain géant de Tharna. Lors d’une chasse au cerf dans la forêt d’Inglewood, Arthur se retrouve séparé de ses compagnons ; il tombe alors au pouvoir de Sire Gromer Somer Joure, qui l’accuse de l’avoir dépossédé de ses terres au profit de son neveu Gauvain. Il ne consent à lui laisser la vie sauve, qu’à la condition qu’il revienne, au bout d’un an, lui donner la réponse à cette question : « Quel est le plus cher désir d’une femme ? »
Cet article de Philibert Audebrand est paru dans La Sylphide le 30 mars 1855, soit un peu plus de deux mois après la mort tragique de Nerval.
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UN ROMAN DE CHEVALERIE
Il est mort, il y a quelque temps, un poète dont la fin a produit une grande sensation.
Ce rêveur, que je ne nommerai pas, de peur d’avoir l’air de faire à mon profit une réclame funèbre, n’aimait pas seulement les légendes mystiques de l’Allemagne ni les traditions de l’Orient. Les romans de chevalerie, aujourd’hui trop dédaignés, étaient aussi une de ses vives prédilections. Vingt fois nous l’avons entendu se plaindre de ce que ces épopées du moyen âge sont reléguées dans un oubli inglorieux et immérité. S’il eût vécu, point de doute qu’il n’eût donné suite au projet de faire renaître par des exhumations et des commentaires quelques-unes de ces Iliades gothiques.
« Que faites-vous ? lui demandait un jour en ma présence un des grands faiseurs de notre temps. Il me semble que vous ne lisez guère les romans du jour.
– Vous avez deviné juste, répondit le poète. En revanche, je feuillette fréquemment les contes de la bibliothèque Bleue. »
Cette bibliothèque Bleue, déjà si aimée de Charles Nodier, était pour celui dont je parle une lecture favorite et presque journalière.
« On y trouve tout, » ajoutait-il.
Les conteurs du temps passé y ont prodigué, en effet, autant de matière qu’il en faudrait pour y tailler en plein drap des romans, des drames et des féeries.
Un soir du mois de décembre dernier que nous étions cinq ou six, au coin du feu, chez une charmante actrice, femme distinguée sous tous rapports, on pressa le poète de nous révéler une des belles choses qu’il découvrait dans la bibliothèque Bleue. – Très timide, modeste jusqu’à l’exagération, il se fit d’abord prier ; mais au bout de cinq minutes, il finit par céder.
« Soit, dit-il, je vais vous réciter en français d’aujourd’hui, ou à peu près, un des romans de chevalerie que j’ai lus en langue du dixième siècle. »
On versa du thé dans les tasses.
Sur un signe à peine visible de la maîtresse de la maison, l’un de nous prit un crayon, du papier, un pupitre, se dissimula dans un coin et recueillit sur le récit du conteur dix petites pages de notes sténographiques.
C’est sur ces notes qu’a été arrangé ce qui va suivre.
Dans une sorte de préambule, le narrateur, dont l’esprit était très philosophique, avait eu soin de nous expliquer que le roman choisi par lui n’était pas une chose complètement inconnue.
« Cette chronique, ajouta-t-il a été écrite en vers et est fort ancienne. Elle a fourni à Voltaire l’idée première de l’un de ses jolis contes : Ce qui plaît aux dames. Je ne sache pas qu’elle ait jamais été traduite en français du dix-neuvième siècle. »
Après avoir formulé ce court avant-propos, il vida sa tasse, et dit :
« Je ne vous demande pas d’être indulgents, chers amis. Ce roman va vous intéresser assez par lui-même. Faut-il lui donner un titre ? Il en a déjà deux. Dans la bibliothèque Bleue, il est désigné sous cette rubrique : les Noces du sire de Gaven, chronique du temps du roi Arthur. Mais en voilà autant qu’il en faut là-dessus. Je commence. Écoutez les poètes des fées.
Il y a bien des siècles, le roi Arthur tenait sa cour de l’autre côté de la mer, à Carlisle, avec sa royale épouse, Gérinde-la-Resplendissante.
Pour fêter la Noël, jour anniversaire de la naissance du Sauveur, il donnait un grand festin, assis sur son fauteuil à clous d’or.
À ce banquet, où l’on servit cent cinquante hérons rôtis à la broche, assistaient en foule des chevaliers et des barons venus de près et de loin.
Pendant qu’il était à boire et à faire le joli cœur, un des hérauts d’armes qui veillait sur le seuil de la salle frappa la porte du bout de sa hallebarde et dit :
« Sire, une demoiselle qui a la bouche de la couleur d’une cerise demande à parler à votre prud’homie.
– Qu’elle entre ! » répondit le roi.
Au même instant, les huissiers ouvrirent la porte.
On vit entrer en même temps une jeune fille de seize ans, aux cheveux blonds, aux yeux bleus, à la bouche rose, vêtue d’une robe de velours, doublée d’hermine.
Elle se présenta devant la table, et, mettant un genou en terre, elle s’écria :
« Roi Arthur, tu manges du cerf des forêts de Galle et tu bois des vins de France dans une timbale d’argent ; mais ta raison est toujours saine. Je viens t’adresser une prière.
– Parle, ma fille ; je t’écoute. »
Tous les convives s’étaient tus.
Sur un geste du prince, l’écuyer tranchant lui-même avait laissé retomber sur la nappe son immense fourchette à trois dents.
La jeune fille reprit, sans changer de posture :
« Il s’agit d’une vengeance. Oui, prince, je viens te demander publiquement vengeance d’un félon chevalier qui m’a indignement offensée, ainsi que mon noble amant.
– De quel chevalier veux-tu parler, ma chère enfant ?
– Je ne saurais te dire son nom. Tout ce que je puis t’apprendre, ô roi ! c’est que son château domine la montagne de Wadling et réfléchit son image dans le beau lac de Tharna. Des donjons le couronnent, qui sont ornés de bannières flottantes. Il n’est pas de femme ni de fille qui puisse passer près de ses murs sans être outragée par ce seigneur. »
Ici Gérinde-la-Resplendissante prit la parole :
« Levez-vous, mademoiselle, dit-elle ; videz un verre d’hydromel pour retrouver des forces, et continuez. Tout cela nous touche au cœur.
– Merci, madame la reine, » répondit la belle enfant. Puis, elle poursuivit :
« La stature de ce châtelain est celle d’un géant ; il a des membres musculeux dont l’aspect fait trembler, et il porte, suspendue derrière lui, une énorme et pesante massue. Hier, pour notre malheur, nous passâmes par là, mon promis et moi. Le monstre se rendit maître de mon fiancé et se permit envers moi le plus sanglant outrage. Quand je lui eus dit que le roi Arthur, qui est bon justicier, lui ferait bien rabattre de tant d’infamie, « Va ! m’a-t-il répondu, va dire à ton roitelet Arthur que, s’il l’ose, il en vienne aux prises avec moi. Je fais autant de cas de lui que d’un rat de la montagne. »
En entendant ces mots, le roi Arthur frémit d’indignation et de colère. Il jura qu’il poursuivrait par monts et par vaux cet infâme chevalier, jusqu’à ce qu’il l’eût atteint, vaincu et puni.
« Un dernier coup de vin de France, ajouta-t-il, et je vais de ce pas surprendre le hibou dans son nid ! »
L’échanson lui versa une ample rasade. Aussitôt qu’il se fut essuyé les lèvres et la barbe :
« Vite ! qu’on m’apporte ma terrible épée Escalibar ! Qu’on me selle mon coursier Passevent ! Sur ma foi ! cet indigne chevalier tombera bientôt sous les coups du roitelet Arthur, et cette insolence sera la dernière du misérable. »
Sans plus attendre, il court, à cheval, au château de Tharna. Arrivé au pied des murs :
« Sors, si tu en as le cœur, présomptueux baron, lui dit-il, ou rends-toi avec ton château, et deviens mon esclave ! »
Mais lorsqu’il parlait de cette sorte, le roi Arthur ne savait pas que ce château était enchanté, et que tout, au-dedans et au-dehors, n’était que sortilèges. Dans ce lieu, la valeur ne servait à rien ; elle y fléchissait et bientôt s’y évanouissait complètement.
« Sortiras-tu, triple lâche ? » reprit le roi Arthur.
Le géant s’élança hors de sa retraite.
À sa vue, le prince, ensorcelé, perdit tout à coup ses forces ; ses genoux plièrent sous lui et ses bras énervés s’allongèrent et pendirent le long de ses flancs.
« Rends-toi, roi Arthur ! dit le géant d’une voix de tonnerre, ou, si le cœur t’en dit, ose en venir aux mains avec moi. Mais je te préviens qu’une fois vaincu, tu n’auras à espérer ni grâce, ni merci. Cependant, si tu veux te tirer de ce mauvais pas, je te laisserai partir à une condition.
– Laquelle ?
– Jure sur ta parole que tu reviendras ici le jour de l’an prochain me dire ce qu’une femme aime par-dessus toute chose. C’est là le prix du rachat que je t’accorderai, roi Arthur ; songe à tenir, à l’époque fixée, la promesse que tu vas me faire, et à la tenir de manière que je sois satisfait. »
Le roi Arthur, toujours ensorcelé, lui tendit la main en signe de foi et jura qu’il remplirait son engagement ; puis, prenant congé du redoutable enchanteur, il s’éloigna de toute la vitesse de son cheval.
Sur son chemin, le roi s’informa à tous ceux qu’il rencontra de ce qu’une femme aime et désire par-dessus toute chose.
Les uns lui dirent : « Ce qu’une femme aime le plus, ce sont les richesses, l’appareil, la belle toilette, le luxe. »
Les autres : « Ce qu’une femme aime le plus, ce sont les plaisirs, la danse, la musique, les fêtes. »
Quelques-uns : « Ce qu’une femme aime le plus, c’est l’adulation ; c’est d’entendre répéter sans cesse : « Madame, vous êtes belle comme le soleil, la lune et les étoiles. »
Beaucoup lui dirent : « Ce qu’une femme aime le plus, c’est un fiancé jeune, aimable, riche et beau. »
Un seul lui répondit : « Ce qu’une femme aime le plus, c’est le plaisir de se venger. »
En homme sage, le roi consigna toutes ces réponses sur des tablettes ; mais il doutait toujours, parce que les réponses qu’il recevait de chacun ne se ressemblaient pas entre elles.
Le jour baissait.
Pendant que, tout pensif, il cheminait à travers un champ marécageux, il vit une femme, vêtue d’écarlate, assise entre un chêne et un laurier.
Cette femme était d’une difformité repoussante ; elle avait le nez crochu et aplati ; le menton long, fourchu et velu ; un œil au milieu d’une joue et l’autre sur le front. Ses cheveux ressemblaient à de longues et ondulantes couleuvres qui se jouaient sur son visage. Son corps était court et contrefait ; elle était déhanchée et boiteuse. Ce qui lui servait de pieds n’était qu’une masse informe.
Enfin l’imagination ne pourrait se figurer une laideur plus complète.
Elle fut la première à saluer civilement le roi Arthur ; mais, à son aspect horrible, celui-ci, comme pétrifié, avait perdu la force de répondre.
« Eh ! pourquoi refuses-tu de me parler, roi ? lui demanda alors cette femme. Bien que ma personne, je l’avoue, soit désagréable à voir, peut-être puis-je, mon beau sire, te servir plus que tu ne penses.
– Ah ! s’écria le roi, si tu peux m’être de quelque utilité dans ce moment critique, quelque chose que tu désires, tu l’auras, et quelle que soit ta difformité, je ne crains pas de te recevoir dans mon palais.
– Jure sur la croix et sur ton honneur, dit la femme, et je t’enseignerai le grand secret à la recherche duquel je sais que tu vas en ce moment pour t’acquitter de ta rançon. »
Étonné, le roi Arthur promit tout sur son honneur et jura sur la croix.
La femme lui découvrit alors le grand secret.
« Sais-tu maintenant, prince, ajouta-t-elle, ce que je veux pour prix de cette révélation ? C’est que tu trouves et que tu m’amènes un jeune et beau cavalier qui me prenne pour épouse.
– Je t’en amènerai un, » répondit le roi.
En même temps, il éperonna son cheval, et, courant à travers les monts et les vallées, il se dirigea vers le château de Wadling.
Le gigantesque seigneur de Tharna, qui l’avait aperçu venir, l’attendait et brandissait déjà d’un air farouche sa redoutable massue.
Ayant lu les tablettes que le roi Arthur lui présentait et les jetant loin de lui :
« Rends-toi, Arthur ! lui dit-il ; tu m’appartiens, ta couronne est à moi. Ce que contiennent tes tablettes ne répond pas, selon ta promesse, et tu ne t’acquitteras pas si facilement de ta rançon. »
Il allait se saisir de lui.
« Halte-là ! arrête, orgueilleux baron ! s’écria le roi Arthur. Laisse-moi parler pour ma défense et pour celle de ma couronne. Ce matin, en traversant un champ marécageux, j’ai rencontré une femme, vêtue d’écarlate, entre un chêne et un laurier. Voilà ce qu’elle m’a dit, et ce qui mieux que ce que tu viens de lire satisfait à ta demande :
« Roi, le secret que tu cherches est ceci : le premier et le plus vif désir d’une femme est de pouvoir tout faire selon sa volonté. »
– Maintenant, reprit le roi, baron de Tharna, si tu es un baron d’honneur, remplis ton engagement ; j’ai rempli le mien.
– Que Satan confonde cette maudite femme ! vociféra le géant furieux. Il n’y a que ma sœur qui ait pu te dire ces choses. Il n’y a que cette abominable femme ! J’en fais vœu dès ce moment, si je peux parvenir à m’en rendre maître, je la ferai brûler à petit feu. »
Ici, le conteur s’arrêta un instant pour vider une seconde tasse de thé. Il reprit bientôt après le fil de son récit.
« Après cette expédition, le roi Arthur était triste et fatigué, vous le croirez sans peine. Il s’en retourna à Carlisle, ayant l’oreille un peu basse.
Dans la cour du palais, Gérinde-la-Resplendissante vint au-devant de lui et lui sauta au cou.
« Eh bien ! quelles nouvelles m’apportes-tu ? lui cria-t-elle du plus loin qu’elle l’aperçut. Comment tout s’est-il passé ? Où as-tu fait pendre le monstre ? Où a-t-on exposé sa tête ?
– Ah ! répondit le roi, ce chevalier ne craint rien ni de moi, ni d’aucun autre. Il faut t’apprendre que son château est bâti sur un terrain enchanté ; et il est environné et défendu par des sortilèges.
– Mais comment t’a-t-il laissé échapper ?
– Sans une fée qui me protège, j’aurais perdu la vie et la couronne. Maintenant encore je me trouve dans un cruel embarras, et je ne sais de quelle manière en sortir. J’ai promis à cette fée, dont il m’est impossible de décrire l’épouvantable laideur, de lui trouver un mari jeune et beau. »
Un des seigneurs de la cour, le sire de Gaven, qui était un très aimable chevalier, prit alors la parole et dit :
« Prince, j’épouserai cette fée si difforme. Ainsi, tranquillise-toi, Arthur, et sois satisfait !
– Oh ! non, non, sire de Gaven, répondit le roi. Tu es mon neveu, tu m’es cher. Cette femme est trop laide, son aspect est trop repoussant pour que tu l’épouses. Elle a le nez crochu et aplati, le menton long, fourchu et velu. Enfin jamais œil d’homme ne vit assemblage si hideux.
– Que son nez et son menton soient comme tu le dis, qu’elle soit laide à faire peur, je veux l’épouser, mon cher oncle, pour ton bien, et je deviendrai ainsi le prix de ta rançon.
– Voilà un beau trait, dit Gérinde-la-Resplendissante.
– Le ciel te bénisse et te comble de joie, bon sire de Gaven ! s’écria le roi. Demain je réunirai mes chevaliers et mes écuyers ; nous irons tous ensemble, chercher ton épouse. Nous nous rendrons dans la forêt comme pour y chasser le renard. »
Le lendemain, en effet, tous les chevaliers de la Table-Ronde étaient assemblés.
On voyait parmi eux Lancelot-le-Fort, Stiep-le-Hardi, Banier-le-Blond, Gory-le-Velu, le sire Tristan, le sire Palmérin et le sire Chilman, le plus brave de tous.
Arrivés à la forêt et réunis autour du grand laurier, ils y trouvèrent la femme vêtue d’écarlate, dont leurs regards ne purent supporter l’aspect.
En clignant les yeux, Chilman regardait cette face repoussante et disait :
« Embrasser cette femme est une chose à craindre. »
En fixant son nez, Lancelot-le-Fort disait :
« Eh ! bon Dieu ! qui pourra jamais s’approcher de ce roc pointu ?
– Tais-toi, mon frère, lui dit le sire de Gaven, ou parle d’autre sorte. Un de nous doit devenir le mari de cette femme.
– De ce monstre ! s’écria Stiep-le-Hardi. Ce n’est certes pas moi. Que le diable, son parent, la prenne s’il le veut, pour femme ; il est le seul à qui elle puisse convenir. »
Alors ils prennent, ceux-ci leurs faucons, ceux-là leurs chiens, et tous se disposant à partir, ils jurent qu’ils n’épouseront jamais ce péché de laideur.
Le roi Arthur leur cria :
« Chevaliers, pour quelque difformité extérieure faut-il donc que vous me fassiez un tel refus ?
– Arrêtez ! reprit le sire de Gaven ; je n’ai qu’une parole, moi. Ainsi, plus de contestation : c’est moi qui l’épouserai.
– Ah ! que tu sois béni mille fois, bon et beau sire ! s’écria la femme vêtue d’écarlate. Maintenant je t’appartiens, et tu ne peux plus te dédire.
– Eh bien ! tenez, la belle, non, la laide, montez en croupe sur mon cheval. »
On la conduisit à la cour.
Le lendemain, le sire de Gaven reçut sa main et lui mit au doigt l’anneau conjugal.
« Premier anneau d’une lourde chaîne ! » disait Lancelot-le-Fort.
Le surlendemain au soir, lorsqu’ils furent dans la chambre nuptiale, elle lui dit d’une voix douce et chaste :
« Tourne-toi vers moi, mon noble époux, mon seigneur ; tourne-toi vers moi, je t’en prie. »
Le sire de Gaven, confus, le cœur palpitant de crainte, tourna avec effort la tête et jeta timidement les yeux sur elle, lorsqu’il vit, ô prodige ! au lieu d’un monstre horrible, une jeune et belle femme, plus séduisante encore que Gérinde-la-Resplendissante.
De fraîches roses étaient répandues sur ses joues blanches comme le lys ; ses yeux noirs et vifs étincelaient d’amour ; un doux cinabre teignait ses lèvres ; et son sein était plus blanc que la neige.
« Je rêve, dit le sire de Gaven.
– Tu es éveillé, mon cher mari, reprit la voix.
– Mais tu es une fleur de beauté ! Comment se fait-il que j’aie une si belle épouse, moi qui croyais…
– Avoir épousé un monstre ? La chose arrive quelquefois. Cher seigneur, je suis la même que tu as vue si difforme, assise entre les arbres, sur un terrain marécageux. Mais il te reste encore une prouesse à faire. Choisis, mon mari, quand veux-tu que je demeure telle que tu me vois ? Est-ce le jour ? est-ce la nuit ?
– Laide la nuit, quand ta voix est si douce ! Non, non, sois plutôt laide le jour.
– Ainsi donc, cher seigneur, lorsque les autres femmes avec leurs maris iront se récréer à la cour ou à des festins, il faudra que moi, misérable, je me cache et je meure d’ennui, séparée de toi ?
– Ô ma noble épouse ! dit le sire de Gaven, fais comme tu l’entendras ; sois belle, la nuit ou le jour, selon ta volonté.
– Eh bien ! sois de nouveau béni, mon doux mari, et béni soit le jour où je t’ai vu. Sache que telle que je suis maintenant, telle je serai toujours pour toi. Tu devines mon histoire. Fille d’un chevalier, ensorcelée par une fée, j’ai porté sur le visage un masque hideux jusqu’au moment où tu m’as dit : « Je te prends pour femme. » En m’adressant une parole d’amour, tu as fait tomber le charme. Ton épouse est la plus belle de ce pays. »
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Notre conteur ajouta :
« La chronique du roi Arthur s’arrête là. – Il serait facile d’y mettre une rallonge, mais je pense que ce serait une profanation. Quant à moi, je préfère m’en tenir au mot charmant de cette femme qui dit à son mari :
« Un mot d’amour de toi m’a rendue belle. »
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(1) Voir The Weddynge of Sir Gawen and Dame Ragnell, texte établi et commenté par Laura Summer, Northampton : Smith College ; Paris : Ed. Champion, 1924.
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(Philibert Audebrand, in La Sylphide, journal de modes, de littérature, de théâtres et de musique, XVIe année, 9e livraison, 30 mars 1855)