Il est évident que pour qu’un homme soit dévoré par un piano, il faut qu’il ait affaire à un piano carnivore, mieux encore : à un piano anthropophage. Tel est le cas extraordinaire qui s’est présenté et dont voici le récit.
Ne criez pas à l’invraisemblable, à l’impossibilité ! – les faits sont là.
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La victime du drame que nous avons à raconter se nomme M. Auguste Halbrand. M. Halbrand était à la fois négociant et mélomane. Comme négociant, il était semblable à tous les négociants ; mais comme mélomane, il était d’une espèce particulière. Toute sa vie, il avait rêvé d’avoir à sa disposition un instrument spécial créé par lui, fabriqué par lui, et dont personne n’aura jamais l’idée.
Un jour qu’il lisait le Courrier des États-Unis, il trouva la solution rêvée.
Notre confrère d’Outre-Atlantique racontait qu’un innovateur avait eu la singulière imagination de chercher des cochons de lait criant dans les différents tons de la gamme. (1) En appuyant sur des touches qui, par leur mouvement, enfonçaient des pointes dans le dos de ces cochons de lait, on pouvait, disait le journal, obtenir un chant.
« J’ai trouvé ! » s’écria M. Halbrand, comme Archimède.
« J’ai perfectionné ! » eût-il mieux fait de dire.
Au fond, en effet, ce qu’il fit n’était qu’une imitation.
Il se dit qu’à force de patience, parmi les cris des divers animaux de la création, il devrait forcément arriver à retrouver les quatre-vingt-cinq sons que représentent les quatre-vingt-cinq touches d’un piano.
Et il les trouva.
Les notes aiguës furent données par des rats, les notes graves par des sangliers. Au milieu, il y avait des chiens-bémols, des renards-dièses. Tous ces animaux-notes étaient symétriquement attachés en une grande étable, dans des cases où, quasi immobilisés, ils recevaient sûrement l’atteinte des pointes que mettait en mouvement un clavecin très habilement disposé dans une salle du château.
Le maître de la maison, lorsqu’il avait du monde, exécutait les sonates les plus compliquées sur le piano-animal. Il arrivait bien quelques accrocs, les jours, par exemple, où une fouine chargée d’un rôle de sol s’attaquait à son voisin, un blaireau chargé du la ; mais toutes ces querelles se noyaient dans la masse, et l’harmonie n’y perdait pas grand-chose.
Bien nourris, bien logés, les animaux à musique de M. Halbrand n’étaient, en somme, pas trop à plaindre. Ils s’ennuyaient cependant, et une tempête épouvantable couvait dans le piano.
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M. Halbrand avait réuni, un jour, une douzaine d’amis pour entendre l’exécution d’un morceau de Mozart.
Aussitôt après le déjeuner, il s’assit au clavier, et ses doigts se mirent à courir magistralement sur les touches.
À sa grande surprise, il trouva un très grand nombre de lacunes. Il y avait bien encore quelques notes qui aboyaient, jappaient, grondaient ou hululaient juste, mais, la plupart du temps, rien ne répondait.
Il se passait évidemment quelque chose de mystérieux. M. Halbrand se précipita dans l’étable. Un spectacle terrible l’y attendait.
La tempête avait éclaté dans le piano, et l’instrument tout entier était en révolution. À l’exemple les uns des autres, les animaux, simultanément révoltés, à la suite de je ne sais quel mystérieux appel au peuple, avaient, presque tous, brisé les chaînes qui les fixaient dans leurs stalles. Les sangliers, les chiens, les loups et jusqu’à un jeune tigre (chargé de faire un fa dièse d’un creux extraordinaire), allaient et venaient d’un air féroce.
M. Halbrand ne fut pas plus tôt entré qu’une grappe des notes vivantes s’accrocha à lui. Le tigre fa dièse l’avait pris à la gorge. Un sanglier bémol lui labourait furieusement les jambes à coups de défenses, et, dans un effroyable rinforzando de fureur, les chiens, les singes, les blaireaux, les perroquets, les porcs de son étrange musique se jetaient sur lui, le bousculant, le déchirant, le mordant…
Cela dura trois, quatre minutes, peut-être ; puis, de l’amateur excentrique que nous vous avons présenté, il ne resta plus rien qu’une masse informe et toute sanglante, sur laquelle s’acharnaient des gammes exaspérées de notes vivantes.
M. Halbrand avait été dévoré par son piano.
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Telle est l’histoire effrayante que nous a racontée un de nos amis.
Ajoutons que ledit ami étant un fantaisiste à outrance, nous n’avons, du fond des fonds, qu’une foi relative en son récit.
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(1) Voir l’article « Encore une histoire cochonne, » reproduit ici-même.
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(Gaston Vassy, « Dévoré par un piano, » in Gil Blas, troisième année, n° 463, mercredi 23 février 1881 ; repris sous le titre « Le Piano anthropophage, » et signé du pseudonyme Sifflet, dans La Lanterne, supplément hebdomadaire, n° 25, 21 décembre 1884)