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LAVALOAKA

 

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La timidité et les superstitions indigènes proviennent souvent de phénomènes qu’ils ne peuvent expliquer ; nous-mêmes avons parfois les nerfs mis à une sérieuse épreuve lorsque nous nous trouvons en présence de faits qui dépassent notre compréhension. Naguère encore j’en ai fait personnellement l’expérience.

Surpris par un orage, j’étais allé me réfugier dans la case d’un sorcier indigène. Il me racontait des histoires étranges que j’essayai d’expliquer en faisant appel à toutes mes connaissances scientifiques, et, parlant d’une des îles Radama, il dit :

« Le vrai nom de Lavaloalika, c’est Lavaloaka, mais c’est fady (1) de prononcer ce mot. »

Je lui demandais des renseignements complémentaires ; il ne voulut rien ajouter.

L’île de Lavaloalika est située au Sud-Ouest du district Sakalave ; elle est déserte, les pêcheurs l’évitent avec soin ; il serait intéressant de la visiter.

Je me mis en chasse de renseignements et finis par apprendre qu’il s’y trouvait une grotte mystérieuse où jamais un Européen n’était entré. J’interrogeai les vieux colons. Personne ne savait rien, ne connaissant rien ; je retournai chez mon sorcier après m’être muni d’une bonne bouteille de rhum qui devait me servir à lui délier la langue, ce qui ne manqua pas d’arriver.

Le mpanjafy raconta une histoire effrayante ; la végétation de l’île ne ressemble en rien à celle de la terre ferme, les feuilles d’aloès sont mouchetées et tordues comme des serpents.

Une grotte descend en pente raide sous la mer. À l’intérieur existe un être étrange, ni animal ni plante, qui enlace les visiteurs et les suce.

Je jurai de tirer toute cette affaire au clair et me fis indiquer exactement l’entrée du souterrain. Je pensais que l’être étrange dont on m’avait parlé était constitué par quelque pieuvre restant dans quelque fissure de rocher à marée basse. Je m’armai en conséquence d’une hachette soigneusement aiguisée, d’un couteau de tranchée et chargeai mon revolver de deux cartouches au bromure de benzine et de quatre autres dont la pointe des balles creusée contenait de la strichnine. Pas un animal aquatique ou terrestre ne résisterait plus de quelques secondes à de pareils projectiles. Je me munis en outre d’une lanterne à acétylène et de deux lampes magnétoélectriques et partis en expédition accompagné de deux matelots gasy avec qui je bats les mers de Madagascar depuis plus de dix ans.

Arrivés dans l’île, nous fûmes assaillis par des singes ne paraissant nullement effrayés de notre présence ; rien d’étonnant à cela, personne n’abordant jamais sur ce coin de terre.

L’entrée de la grotte fut facilement trouvée. La lumière faite, nous y pénétrâmes. L’intérieur était parfaitement sec ; bien que le terrain descendît en pente assez raide, les murs et le sol étaient tapissés de racines de cryptogames, s’allongeant comme de nombreuses tentacules ; tout cela paraissait desséché, certainement la marée n’y pénétrait pas et, s’il y avait une rencontre à craindre, ce ne serait pas avec une pieuvre. Je tripotai le manche de ma hache un peu nerveusement, me demandant devant quel mystère j’allai me trouver.

Nous continuâmes notre route. J’examinai le sol et, relevant l’espèce de ce mousse qui le couvrait, je trouvai un crâne blanchi. Certainement l’être humain à qui il avait appartenu n’avait pas été enterré ni noyé. Sur le sol existaient différentes bosses qui, vérification faite, n’étaient que des squelettes blancs recouverts des racines de cryptogames.

Je devenais de plus en plus troublé. J’examinai de très près un squelette entier. Il ne présentait aucune trace de fracture ou de lésion. Décidément, les paroles du sorcier étaient exactes ; cette grotte et l’être qui l’habitait avaient sucé les êtres dont je retrouvais les squelettes. Remontant mes nerfs, j’ordonnai d’aller de l’avant. La voûte s’abaissant, un de mes Malgaches heurta violemment du front contre une saillie de rocher. De larges gouttes de sang tombèrent sur le sol, et je vis alors les mousses se gonfler, revivre et s’animer ; je voyais le sang de mon matelot circuler sous l’écorce des plantes revivifiées. Ce que je croyais des racines des cryptogames n’étaient que des plantes carnivores à qui sans doute les Sakalaves faisaient des sacrifices naguère encore.

J’ordonnai de revenir à l’air libre. J’en avais assez vu de la grotte mystérieuse ; je laisse à d’autres le soin d’éclaircir le mystère de la grotte de Lavaloaka.
 
 

LOLOBÉ

 
 

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(in Le Tamatave, journal républicain indépendant, Organe des intérêts agricoles, commerciaux et industriels des Colons, onzième année, n° 987, samedi 5 août 1922)

 
 
 
SPHINX2
 
 
 

LE DIAMANT BLEU

 

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La magie n’est pas une science absolument vaine ; je ne parle pas des sorcelleries des mpanjafy de Madagascar, et je n’ai trouvé quelques traces de sciences occultes vraiment basées sur l’observation que dans la région des Matitana. J’ai pu me faire prêter des manuscrits de sorcellerie qui m’ont permis d’étudier l’influence réelle ou supposée de certaines pierres. Les théories que j’ai lues ne sont pas en contradiction avec la religion secrète des Hindous qui veut que chaque individualité du règne animal végétal ou minéral possède une zone d’influence bonne ou mauvaise appelée aura.

L’histoire étrange du diamant bleu semble démontrer que cette pierre a eu une influence néfaste sur ceux qui l’ont possédée ou même qui simplement, s’en occupant, ont traversé son aura.

Cette pierre appartenait à la famille des Romanoff lorsqu’Alexandre II fut assassiné. Elle fut vendue à la famille du shah de Perse et Mouzzafer-ed-Dine la portait à l’aigrette de son turban lorsqu’il tomba sous le coup des assassins. Il appartint ensuite à Abdul-Hamid quand il fut détrôné. Les révolutionnaires volèrent la pierre précieuse qui devint la propriété d’une riche famille indienne de Maurice.

Tout le monde se rappelle la disparition mystérieuse de la Ludiana pendant l’hiver 1909-1910. L’hindou avait embarqué sa famille sur ce navire et sa femme emportait dans l’Inde le diamant bleu. Un cyclone imprévu se leva le lendemain du départ du navire, et depuis on n’eut plus de ses nouvelles.

Le gouvernement anglais refusa d’envoyer un croiseur à la recherche du navire disparu. Le gouvernement de Madagascar ordonna au Vaucluse d’aller rechercher la Ludiana. Le lendemain de la réception de l’ordre, l’équipage européen du navire de guerre se révoltait, les canons étaient braqués sur Majunga, et si l’affaire ne tourna pas au tragique, ce fut grâce à l’influence des jeunes aspirants du bord. La révolte calmée, nous partîmes à la recherche des naufragés. Arrivés aux Consmoledos, nous fumes reçus à coups de fusil. Après avoir quitté ces îles, la brume se leva et il s’en fallut de peu que nous nous jetions sur les Glorieuses. Nous étions dans l’aura néfaste de la « pierre bleue. »

Arrivés à Diego, la recherche de la Ludiana fut abandonnée, et le calme revint sur notre bâtiment.

C’était au moment des élections à la Réunion, le Vaucluse y fut envoyé pour maintenir l’ordre, il fut de nouveau question de la pierre maudite.

Nous quittâmes le port des Galets à la fin de Mai, et nous nous dirigions vers Madagascar, lorsque, pendant un quart de minuit à quatre, à la lueur de la comète de Halley qui barrait tout le ciel, je vis un grand navire sans feu qui nous coupait la route.

Je mis de la barre pour éviter un abordage qui paraissait imminent.

Le navire étrange imita ma manœuvre. J’ordonnai d’allumer le projecteur et je rappelai au poste de combat.

En une minute, commandant, état-major, équipage étaient sur le pont. Le projecteur fut dirigé sur le bateau fantôme et, dans le brouillard de la lumière électrique, saisis d’horreur, nous vîmes la silhouette indécise d’un énorme vapeur, tous feux éteints, mâts brisés, agrès pendants, qui laissait cependant derrière lui un sillage.

Le commandant du navire de guerrre ordonna de s’éloigner. Était-ce la Ludiana et son diamant maudit ???

Depuis, nul n’a plus entendu parler du « diamant bleu » et de son aura génératrice de malheur.
 
 

LOLOBÉ

 
 

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(in Le Tamatave, journal républicain indépendant, Organe des intérêts agricoles, commerciaux et industriels des Colons, onzième année, n° 981, samedi 15 juillet 1922)

 
 
 
SPHINX2
 
 

LA MÉTISSE

 

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Nous avons tous connu son père commis des Services civils, chef de poste administratif dans la brousse. Il avait fait comme beaucoup d’autres, et avait pris une ramatoa Kalo, sœur cadette de Imbé. Cette alliance était contraire au fomba ; Imbé était encore jeune fille et Kalo n’aurait pas dû se mettre en ménage avant elle.

Au bout d’un an naquit la petite Marie Vazaha que nous connûmes chez son père. Trois ans de brousse agissent sur les constitutions les plus robustes, et le pauvre commis des Services Civils reçut en concession définitive deux mètres carrés de terre malgache.

Kalo, habituée à un certain luxe, ne put résister à cette perte et fut bientôt envoyée au Kibory des ancêtres.

Marie Vazaha fut confiée à sa tante. La jalousie haineuse de cette dernière se donna libre cours et la petite métisse devint une martyre.

Le Chef de District allait rarement dans ce poste perdu, construit dans une clairière, sur le bord d’un étang aux eaux noires et profondes traversé par un torrent de la montagne II fallut qu’un hasard m’envoyât séjourner dans cet endroit sinistre.

Le logement du Chef de Poste était inhabité. Je m’y installai et demandai des nouvelles de Imbé et de Marie Vazaha. Imbé vint et, puisque je devais séjourner plusieurs jours, je lui demandai de s’occuper des bourjanes et du ravitaillement. Elle posa comme condition que, pendant que je dînerais, elle mangerait sur sa natte dans la même chambre que moi.

J’acceptai. Je lui demandai où était l’enfant. « Maty, » répondit-elle. Le premier soir, j’étais à table lorsque j’entendis dans la pièce à côté le bruit des battements d’ailes des chauves-souris. J’ouvris la porte et un immense papillon jaune ayant plus de 30 centimètres d’envergure entra dans la salle à manger, attiré par la lumière.

« Lolo ! Lolobé ! » cria la ramatoa.

Je lui répondis :

« C’est bon, on va l’épingler ; c’est un animal rare, il vaut au moins 8 piastres lorsque ses ailes sont entières, » et je pris un filet.

La ramatoa m’attrappa le bras et, au paroxysme de la terreur, me cria :

« C’est le lolo d’un mort (2) ; laisse-le partir ! »

D’ailleurs, le papillon, trouvant une porte ouverte, s’en était allé.

Cette scène m’avait désagréablement impressionné et le lendemain, en me levant, je trouvai que le lac avait des eaux plus noires et un air plus sinistre.

Imbé songeait au papillon de la veille. Toute la journée, les bourjanes récriminèrent. La ramatoa ne s’était pas occupée du ravitaillement. J’étais agacé. Le soir, en arrivant, je vis la case pas balayée. Imbé n’avait pas voulu y entrer et ne se décida à pénétrer dans la salle à manger qu’au moment du dîner. Je lui adressai quelques reproches.

Nous étions à table depuis quelques minutes lorsqu’une petite chouette traversa la chambre. Imbé se leva, les cheveux hérissés, en proie à une terreur inimaginable. J’essayai de la calmer. La chouette s’enfuit par une fenêtre, chavirant en passant le photophore qui s’éteignit, et l’oiseau alla se poser sur la case où elle fit entendre par trois fois son cri lugubre.

« Le lolo de Marie, le lolo de Marie Vazaha ! hurla la ramatoa. Fais-le taire, car c’est moi qui l’ai tuée, c’est moi qui l’ai précipitée dans le lac, parce que ton ami, contrairement au fomba, avait fait manambady avec ma cadette Kalo. »

J’essayai d’avoir de la lumière ; la ramatoa s’enfuit, se dirigeant vers le marais. Je sortis pour essayer de la rattraper. Elle était sur le bord du marais et un feu follet s’alluma sous ses pieds.

Folle de terreur, elle se précipita dans l’eau qui l’engloutit comme elle avait englouti Marie Vazaha. Le lolo de la victime s’était vengé de la meurtrière.
 
 

LOLOBÉ

 

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(in Le Tamatave, journal républicain indépendant, Organe des intérêts agricoles, commerciaux et industriels des Colons, onzième année, n° 983, samedi 22 juillet 1922)
 
 

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(1) Fady = tabou
 

(2) Lolobe, Sphinx tête de mort ou achérontie ; esprit des ancêtres. Voir « Le Martin-pêcheur et le sphinx, » dans les Contes populaires malgaches recueillis par Gabriel Ferrand (Paris : Ernest Leroux, 1893) : « Le martin-pêcheur et le sphinx sont des hommes qui ont été changés en bêtes après leur mort. Un grand nombre de Malgaches les respectent et les tiennent pour leurs ancêtres. » [notes de Monsieur N]