Le Mercure de France, n° 10, année 1783, contient le récit suivant :
 

« Blaise Ferrage, surnommé Sevé, maçon de profession, natif du lieu de Cescan, dans le comté de Comminges, très petit de taille, mais d’une force extraordinaire, très brun, était vicieux & libertin par tempérament. Dans un âge peu avancé, il poursuivoit déjà les personnes du sexe. Craignant d’éprouver les rigueurs de la justice, il se retira dès l’âge de vingt-deux ans dans les montagnes d’Aure, voisines de sa patrie. Il y choisit, à la manière des ours, une retraite dans la concavité d’un rocher placé sur le haut d’une montagne ; de là il se répandoit dans les campagnes dont il devint bientôt le plus terrible fléau. Il enlevait les brebis, les moutons, les veaux, la volaille pour se nourrir, & surtout des femmes & des filles pour assouvir sa brutale passion. Il poursuivoit à coups de fusil celles qui fuyoient ; en abusoit quoique mourantes & baignées dans leur sang. Comme il ne se nourrissoit plus de pain depuis quelque tems, & qu’il manquoit même souvent de vivres, on prétend qu’il étoit devenu anthropophage. Il coupoit ordinairement les seins & les cuisses des femmes & des filles après en avoir abusé, & il achevoit de les mettre en pièces pour en tirer les intestins & le foie qu’il mangeoit ; il n’épargnoit point les impubères. Mais nous devons écarter ici ces images affreuses de la barbarie & de la brutalité réunies. Il tuoit aussi des hommes & en mangeoit ; dernièrement, il assassina un marchand de meules, Espagnol, qu’il attira dans sa retraite, sous prétexte de le conduire sur les terres de France où il se rendoit pour faire des achats. Il avait mis le feu à une grange, qui renfermoit des bestiaux, pour satisfaire sa rage contre le propriétaire qui avoit voulu le faire arrêter. On prétend qu’il portoit dans ses cheveux une herbe qui a la propriété de ronger le fer ; elle croît dans les montagnes, & n’est connue que d’un oiseau appelé le Pic. S’il faut en croire la tradition populaire, pour se procurer cette herbe, on cherche le nid de cet oiseau, qui le place ordinairement dans le creux d’un arbre ; on cloue en son absence une planche sur l’ouverture ; l’oiseau de retour, pour ôter les cloux qui retiennent la planche, va chercher l’herbe en question. On se tient à l’écart, & lorsqu’il a limé les cloux & laissé tomber l’herbe, on s’en saisit.

Blaise Ferrage, dit Sevé, fut enfin arrêté par la trahison d’un faux ami qui avait feint de se retirer avec lui dans les montagnes pour se dérober aux poursuites de la justice, & qui dans le fait n’avait pas une conduite sans reproches. On avait promis à cet homme sa grâce, & plusieurs communautés d’habitans s’étoient cotisées pour donner une récompense à celui qui parviendroit à le livrer à la justice. Il échappa néanmoins une première fois ; mais peu de temps après, s’étant égaré pendant la nuit dans les montagnes, il fut arrêté. Il marchoit toujours armé d’une ceinture de pistolets, d’un fusil à deux coups & d’une dague. Il alloit dans la ville la plus voisine pour acheter de la poudre & des balles ; & la maréchaussée n’osoit l’arrêter. Il avoit environ vingt-cinq ans lorsqu’il fut jugé. Le juge chatelain de Castillon l’avoit condamné à expirer sur la roue, & à être jetté au feu. Par arrêt du 12 décembre 1782, la sentence a été confirmée, excepté dans le chef du feu, & à cet égard, le Parlement a ordonné que son corps mort seroit exposé aux fourches patibulaires, & que l’arrêt seroit imprimé & affiché à Cescan, Castillon & Toulouse. Il a été exécuté le 13 à quatre heures de relevée ; on avoit triplé la garde ; toute la ville & une multitude de gens de la campagne étoient à son exécution. On ne parloit que de ce monstre. Il marcha au supplice d’un visage serein. On fait monter à plus de quatre-vingts les filles & les femmes victimes de sa brutalité. »
 

Il n’est personne qui ne soit, à cette lecture, vivement impressionné. Aucun fait ne paraît plus propre à justifier les théories transformistes et ce mot :

« Le vieux sang de la bête est resté dans le corps ! »

Ce Blaise Ferrage cependant n’était pas un sauvage, gardez-vous de le croire, – il ne faut pas calomnier le sauvages, – mais simplement un aliéné. Sans être partisan des exagérations des criminalistes de l’école de Lombroso, je suis persuadé que dans un cas pareil le crâne et le cerveau, examinés avec le soin que nous y mettons aujourd’hui, auraient présenté de sérieuses anomalies. (1) Mais là n’est pas là question. Si j’ai songé à reproduire ce texte dans notre Revue, ce n’est pas pour mettre en évidence le nom et les méfaits d’un fou qui précédait de cent ans son émule Jack l’éventreur, de Londres.

Mais on a dit, on a même imprimé que Blaise Ferrage avait habité la grotte de Gargas, près Montréjeau (Haute-Garonne), bien connue des touristes et des géologues ; on voit aisément le succès d’une réclame se présentant sous ce titre : L’anthropophage de Gargas ! On montre probablement les os de ses infortunées victimes ! Ce sont en réalité des os d’ours. (2)

Il n’est donc pas inutile de préciser qu’il s’agit d’une tout autre région et que les cavernes à ossements les plus célèbres n’ont rien à faire ici.

Le monstre passionna l’opinion publique après sa mort. Nous en avons la preuve par le Mercure de France et par une jolie gravure du temps, au bas de laquelle, sous le titre : L’ANTHROPOPHAGE, on a résumé en six lignes l’article du Mercure.
 
 
 
ANTHROPOPHAGE FERRAGE
 
 

Un exemplaire unique de cette gravure était entre les mains de notre ami regretté Vaussenat, du Pic du Midi, qui avait bien voulu la laisser photographier par notre excellent confrère M. Félix Regnault, l’explorateur de Gargas. Le cliché ci-joint est fait d’après une épreuve que nous devons à cet amateur distingué.

Mais il nous vient un doute très sérieux ! Blaise Ferrage, dit Seyé (et non Sevé), était-il vraiment coupable de toutes les atrocités dont on l’accuse ?

Il y avait peut-être déjà des journalistes habiles à grossir les crimes pour mieux frapper l’imagination des lecteurs !

On conserve à Toulouse, dans les archives du Parlement, toutes les pièces de la procédure. Les vols, les attentats, les outrages sont énumérés et avoués par le criminel. Mais ces outrages sont simples. Ferrage, semblable à un fauve, accoste les très jeunes filles qui, surtout le dimanche, gardent isolées le bétail en pâture ; il les jette sur son dos et les emporte sous les bois voisins. Mais c’est tout ! Dix ou douze ont déposé dans des termes qui varient peu. Pas un mot ne vise l’accusation d’anthropophagie, pas un mot ne parle des sanglantes dépravations que le Mercure de France, aussi bien que la légende de la gravure, indiquent avec soin.

Un seul détail à noter : dans l’inventaire des effets qu’il portait sur lui lors de son arrestation, on remarque une bourse de peau marbrée en rouge et blanc dans laquelle a été trouvée « une boëte de buis, reste de cuisinière (sic), & en icelle un petit livret dit Saint-Suère. » Pauvre cuisinière, dont c’est là tout le reste ! De l’oiseau appelé le Pic, connaissant seul l’herbe qui ronge le fer, pas un mot.

Décidément, le rédacteur du Mercure de France aurait fait bonne figure parmi nos reporters contemporains. En parcourant la collection du Mercure, on voit que l’on venait justement d’inaugurer la rubrique « Nouvelles, » lorsque l’histoire du monstre commingeois vint à point pour la justifier, et forcer l’attention du public.
 
 

Émile CARTAILHAC

 
 

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(1) La plupart des crânes de criminels conservés aux Facultés de médecine & des sciences de Toulouse sont anormaux ou altérés par des causes morbides.
 

(2) M. Émilien Frossard, le regretté président de la Société Ramond et dont je suis heureux de rappeler le nom vénéré, s’était fait l’écho de cette allégation dans son excellent et trop peu connu Voyage géologique sur le chemin de fer du Midi (Bagnères, 1873), p. 10. M. F. Regnault de même, p. 247 de sa Notice de la Grotte de Gargas (Soc. d’hist. nat. de Toulouse, 1883).
 
 

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(« Variété, » in Revue des Pyrénées et de la France méridionale : organe de l’Association pyrénéenne et de l’Union des sociétés savantes du Midi, tome IV, 1892)

 
 
 
 
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FERR2
 
FERR3
 

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(in Gazette des Tribunaux, ouvrage périodique contenant les nouvelles des Tribunaux, etc., tome quinzième, n° 5, 1783)