Sait-on que le célèbre G.-K. Chesterton a fait naguère un séjour dans notre bonne ville de Malines, et qu’il en a rapporté une page pittoresque publiée en Angleterre, sous le titre La Ballade d’une ville étrange ? Voici, traduite par Mme Fournier-Pargoire, cette page dont on goûtera l’originale saveur.
(N. D. L. R.)
Mon ami et moi, en vagabondant dans les Flandres, nous nous prîmes d’affection pour la ville de Malines. Notre séjour y fut si reposant que cette ville nous sembla une patrie et que nous la quittions à peine.
Assis tout le jour sur la place du marché, sous des petits arbres qui poussaient dans des caisses, nous regardions les nobles lignes de la Cathédrale, dont la cloche annonça aux trois cavaliers de Ghent du poème de Browning qu’ils n’arrivaient pas trop tard. Mais nous prenions autant de plaisir à voir les gens, les petits garçons aux visages flamands, ouverts et plats, avec, autour du cou, des cols de fourrure qui les faisaient ressembler à des bourgmestres, ou les femmes, dont le visage ovale, les cheveux tirés en arrière, la bouche à la fois dure, douce et ironique, reproduisaient exactement les portraits de Memling et de Van Eyck.
Mais un après-midi, mon ami quitta son petit arbre et, me montrant une sorte de train-joujou qui fumait à grosses bouffées dans un coin de la place, proposa de le prendre. Nous montâmes donc dans le petit train qui était, en réalité, destiné à transporter les paysans et leurs légumes, et l’employé vint nous donner des billets. Nous lui demandâmes où nous pourrions aller pour cinq pence. Les Belges ne sont pas romanesques et il nous demanda (avec un mélange lamentable de rudesse flamande et de rationalisme français) où nous voulions aller.
Nous lui expliquâmes que nous voulions aller au pays des fées, mais que nous nous demandions si on pouvait y arriver pour cinq pence. Enfin, après de grands quiproquos, car il parlait le français à la manière des Flamands, et nous à la manière des Anglais, il nous dit que les cinq pence nous conduiraient à un endroit dont je n’avais jamais vu le nom écrit, mais qui ressemblait au mot « Waterloo » prononcé par un patriote convaincu ; je crois que c’était Waerlowe. Nous frappâmes des mains en déclarant que c’était le lieu que nous cherchions depuis l’enfance, et, une fois arrivés, nous descendîmes avec promptitude.
Un instant, j’eus une peur terrible que ce fût vraiment le champ de Waterloo, mais je me rassurai en me rappelant qu’il était dans une autre partie de la Belgique. C’était un carrefour avec une chaumière à un coin, une perspective de grands arbres semblable à l’« Avenue » de Hobbema, et, au-delà, un échiquier infini et plat de petits champs. C’était l’image de la paix et de la prospérité ; mais je dois avouer que le premier soin de mon ami fut de demander à quelle heure un train nous ramènerait à Malines. L’homme répondit qu’il y aurait un train dans une heure. Nous montâmes l’avenue et, après une demi-heure de promenade, il se mit à pleuvoir.
*
Nous revînmes au carrefour, trempés, et, comme le train attendait, nous y montâmes avec soulagement. L’employé de ce train ne parlait que flamand, mais il comprit le nom de Malines, et nous fit comprendre qu’il nous avertirait quand on arriverait à la gare de Malines ; ce qu’il fit.
Nous descendîmes sous une pluie torrentielle, sans doute à l’extrémité de Malines, bien qu’on ne pût rien reconnaître sous le voile gris de la pluie. Je ne suis pas de l’avis des gens qui trouvent que la pluie est déprimante. Une douche n’est pas déprimante, au contraire. Et si le seau d’eau que vous jette un homme produit un effet excitant, pourquoi les nombreux seaux d’eau que jettent les dieux ne seraient-ils pas également excitants ? Mais cet après-midi-là, que ce fût à cause de l’horizon sombre des Pays-Bas ou de ce retour sans aventure, les choses me semblaient un peu tristes. Nous entrâmes dans un petit café, tenu par une femme. Elle était incroyablement vieillie et ne parlait pas français. Nous bûmes du café noir et quelque chose qu’on appela « cognac. » Cognac était le seul mot français employé, bien mal à propos, dans l’établissement. Au bout d’un moment, mon ami alla voir si la pluie cessait et si nous pouvions retourner à notre hôtel. Je restai, finissant mon café, sans penser à rien et écoutant le bruit continu de la pluie.
*
Tout à coup, la porte s’ouvrit brusquement et mon ami parut, transfiguré et éperdu.
« Venez vite ! cria-t-il, en agitant les mains. Venez vite ! Nous nous sommes trompés ! Nous ne sommes pas à Malines. Malines est à dix ou vingt kilomètres : Dieu seul le sait ! Nous sommes dans une ville quelconque près d’Anvers.
– Quoi ! m’écriai-je, me levant d’un bond et faisant voler les meubles autour de moi. Alors, tout est bien, après tout ! La poésie n’a fait que cacher son visage un instant derrière un nuage. Positivement, je me sentais abattu parce que nous étions dans une ville connue. Mais si nous nous sommes trompés, eh bien, nous avons eu notre aventure après tout ! Si nous nous sommes trompés, nous avons trouvé ce que nous cherchions. »
Je me précipitai dehors sous la pluie, et mon ami me suivit, sans beaucoup d’enthousiasme. Nous découvrîmes que nous étions dans une ville appelée Lierre qui semblait contenir surtout des pâtissiers ruinés qui vendaient de la limonade.
« C’est le comble de la poésie ! m’écriai-je avec enthousiasme. Il faut faire quelque chose qui serve de commémoration et consacre cette journée ! Nous ne pouvons sacrifier un bœuf et il serait fastidieux de bâtir un temple. Écrivons un poème. »
Bien que j’y fusse peu encouragé, je pris une vieille enveloppe et un de ces crayons qui deviennent violets dans l’eau. L’eau ne manquait pas, et la couleur violette couvrit le papier, symbolisant les belles teintes de cette heure romanesque. Je commençai, choisissant la forme de la vieille ballade française qui est facile parce qu’elle est limitée :
Quelqu’un peut-il gravir l’Olympe
Et le prendre pour Primrose Hall ?
Peut-on entrer au Paradis
Et se croire au milieu de Londres ?
J’ai pu vous prendre pour Malines,
Ô la plus noble des cités !
Perle des alentours et reine,
Aimable cité de Lierre.
Et dans ma mémoire toujours
Vos rues boueuses brilleront ;
Des larmes mouilleront mes yeux,
Comme la pluie mouille mes bottes.
Que je tue un chanoine ou bien…
Ici je m’interrompis pour demander à mon ami quel était la calamité la plus grande : tuer un chanoine ou être chanoine. Mais il ne fit que monter le col de son pardessus, et je sentis que, pour lui, la muse avait replié ses ailes. Je continuai :
Si je meurs doyen de campagne,
Conservateur, voleur de banque,
Que m’importe puisque j’ai vu
L’aimable cité de Lierre.
« La ligne suivante… repris-je, tout réconforté, mais mon ami m’interrompit.
– La ligne suivante, dit-il un peu brusquement, sera une ligne de chemin de fer. On peut retourner à Malines d’ici, mais il faut changer deux fois de train. Je suppose que je trouverais cette histoire très amusante, si ce n’était le temps. L’aventure est le Champagne de la vie, mais j’aime le Champagne sec et les aventures aussi. Voici la gare. »
Nous gardâmes le silence jusqu’à ce que, ayant quitté Lierre sous son nuage de pluie, nous arrivâmes à Malines, sous un ciel plus clair qui faisait songer aux étoiles. Alors, je me penchai vers mon ami et je lui dis à voix basse :
« J’ai tout découvert. Nous nous sommes trompés d’étoile. »
Il me jeta un regard interrogateur et je continuai avec ardeur :
« C’est pour cela que la vie est si étrange et si magnifique. Nous nous sommes trompés de monde. Quand je croyais savoir où j’étais, je m’ennuyais ; quand j’ai su que je m’étais trompé, j’ai été heureux. Ainsi le faux optimisme, le bonheur moderne, nous fatigue en nous faisant croire que nous appartenons à ce monde. Le vrai bonheur est de n’y pas appartenir. Nous venons d’ailleurs. Nous nous sommes trompés de chemin. »
Il fit un signe de tête et regarda par la fenêtre ; mais je ne savais si je l’avais ému ou ennuyé.
« C’est, ajoutai-je, ce que contient la dernière strophe d’un beau poème que vous avez grossièrement négligé. »
Heureux celui qui, plus que sage,
Voit avec des yeux étonnés
Le monde sous son masque gris
Du sommeil et de l’habitude.
Oui, le ciel peut s’ouvrir à nous,
Mais saurons-nous le reconnaître ?
Que cachent donc ces vieilles pierres,
Aimable cité de Lierre ?
Le train s’arrêta brusquement. Et nous entendîmes le carillon du clocher de Malines. Mon ami rompit le silence :
« Pas de hors-d’œuvre pour moi, dit-il ; il me faut du solide. »
Envoi.
Prince, votre Empire est sans bornes,
Mais ce Maire est bien plus heureux
Qui boit ton cognac mal nommé,
Aimable cité de Lierre.
G.-K. CHESTERTON
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(in La Revue Belge, septième année, tome 1, n° 1, 1er janvier 1930 ; huile sur bois de Joachim Patinir, La Traversée du Styx, 1515-24)