Vers dix heures du soir, M. Richard Trély montait lentement la longue côte de Jouarre, au sommet de laquelle, un peu avant d’arriver au bourg, s’élevait sa maison. En dépit de ses soixante ans, il ne ressentait point de fatigue, et il aurait pu marcher d’un pas plus rapide, mais son esprit était en proie à de profondes réflexions. Il songeait à la conversation qui avait eu lieu chez ses amis Lecouteux, où il dînait chaque vendredi, et, malgré lui, le souvenir de ce qu’il avait entendu le troublait.
Durant tout le repas, il n’avait été question que de revenants et de fantômes, de lutins et de spectres, des rapports mystérieux qui existent entre le monde des vivants et celui des morts, des communications étranges que nous pouvons avoir avec les trépassés, et des avertissements que certains d’entre nous reçoivent par l’entremise de ceux qui ne sont plus.
Plusieurs de ces histoires avaient frappé M. Richard Trély, élevé jadis par une mère superstitieuse, d’origine bretonne, et qui avait bercé son enfance avec les troublants récits de son pays. C’est à cela qu’il rêvait en montant la côte de Jouarre, et c’est pourquoi sa marche, alerte au début, s’était insensiblement ralentie. À vrai dire, il n’était pas effrayé ; il trouvait même un charme bizarre à cette évocation de la vie des ténèbres et, bien que son intelligence fût lucide et son esprit ferme, il n’en repoussait pas la possibilité.
On était au moins de juillet. La journée avait été chaude, orageuse, et c’était avec plaisir que M. Trély respirait l’air de la nuit, rempli de la senteur des bois qui bordent la route. Le silence n’était troublé que par le bruit des eaux du Petit-Morin, tombant du haut du barrage du moulin de Condé, que le promeneur attardé apercevait distinctement au-dessous de lui, de même qu’il distinguait la masse sombre des bois du Tillet, au-dessus de Reuil, et celle de forêts qui s’étendent à droite, dans la direction du plateau de Montapeine.
Il faisait, en effet, un clair de lune magnifique, donnant à cette région accidentée et variée un caractère de songe et de féerie, et ceci ne contribuait pas peu à rendre, chez M. Trély, ce goût du merveilleux qui ne l’avait jamais abandonné depuis son enfance, qu’il avait un peu oublié en ses années de travail et d’activité, mais qui le reprenait depuis qu’il vivait dans le repos, lisant beaucoup et rêvant davantage, ce qui était le fond de sa nature. Il jouissait délicieusement de cette belle nuit, de cette clarté lunaire si impressionnante pour les âmes sensibles, et il s’arrêtait parfois afin d’admirer le paysage presque fantastique qu’il avait sous les yeux. Après quoi, reprenant sa marche, il réfléchissait de nouveau aux histoires de la soirée.
*
Parmi elles, il en était une qui l’avait surtout intéressé. Il s’agissait d’une femme prévenue par son propre fantôme de l’approche de sa mort, et M. Trély s’était souvenu d’avoir entendu sa mère raconter un fait semblable, arrivé à l’une de ses amies. Ce ne pouvait être, pensait-il, qu’une hallucination, l’illusoire matérialisation de sentiments énigmatiques, que nous portons en nous, et que nous nommons des pressentiments.
Or, à cette minute, il ressentit un malaise indéfinissable, une faiblesse soudaine, l’impression qu’il perdait une partie de sa vigueur habituelle, et, tout aussitôt, un homme qu’il n’avait pas entendu venir passa près de lui, le distança, puis, réglant son allure sur la sienne, se maintint à une vingtaine de mètres en avant de lui, se hâtant dès qu’il se hâtait, et ralentissant sa marche à son exemple. Cet homme, M. Richard Trély, familier avec tous les gens de la contrée, ne l’avait jamais vu, ne se souvenait pas de l’avoir rencontré, et, pourtant, il y avait en ce passant quelque chose qui l’étonnait.
Brusquement, il étouffa un cri de surprise, et peut-être aussi de terreur. Maintenant, il reconnaissait ce voyageur nocturne. C’était lui-même. C’était sa taille, sa démarche, sa manière de balancer son corps, sa façon de frapper la terre du talon, ses épaules un peu voûtées, ses habits, et jusqu’à ce grand feutre qu’il aimait à porter en toute saison, et sans lequel on ne l’avait jamais vu sortir. C’était son ombre, son propre fantôme, un être immatériel, sorti de lui-même, son double pour tout dire, ce spectre étonnant, le plus rare de tous, qui ne se montre que comme un signe de fin prochaine, nous avertissant de nous préparer à la mort.
M. Trély, malgré son épouvante, ne songea point à fuir. Il continua son chemin, et, pendant cinq minutes environ, le fantôme le précéda, pour disparaître enfin, non sans avoir laissé échapper un soupir que celui dont il était l’ombre entendit distinctement. Il semblait s’être évanoui dans les airs, juste à l’endroit où l’ancienne route de Jouarre, ravinée et creusée par les pluies, changée en un rude sentier que l’on ne gravit pas sans peine, rejoint la route nouvelle, au point qu’on a coutume d’appeler Beau-Site.
Rentré chez lui, et encore tout ému de sa terrible aventure, M. Trély ne ferma les yeux qu’au matin, et son sommeil fut troublé par des agitations douloureuses, qui le laissèrent las et courbaturé. Il ne sortit pas de trois jours, ne cessant de se demander s’il avait réellement vu son spectre, ou s’il n’avait pas été le jouet d’une illusion, d’une hallucination provoquée par les conversations de la soirée, par la tension de son esprit. Ce fut à cette idée que l’on s’arrêta, le vendredi suivant, lorsqu’il raconta son histoire à ses amis.
Ce soir-là, il ne remonta pas sans une vague inquiétude la côte de Jouarre, ayant refusé, d’ailleurs, de se laisser accompagner. Il n’y avait pas de lune, mais, grâce aux étoiles, la nuit était assez claire pour permettre à un fantôme de se montrer. Celui de M. Trély ne parut pas, non plus qu’au cours des semaines qui suivirent, de telle sorte qu’on finit par croire qu’il n’y avait eu, dans cette étrange affaire, qu’un trouble d’imagination, cas bizarre sans doute, mais qui n’est pas aussi rare qu’on pourrait le penser, même chez des personnes bien équilibrées, de qui les facultés mentales ne laissent rien à désirer.
*
Il s’écoula près de quatre mois. On était au milieu d’octobre, et la terre commençait à revêtir la mélancolie de l’automne. Des odeurs mouillées et comme vieillies sortaient des bois ; la terre était couverte de feuilles tombées ; beaucoup d’arbres apparaissaient déjà dépouillés de leur verte parure ; d’autres affectaient ces tons roux, si jolis sous le soleil, qu’on ne peut admirer qu’à cette époque de l’année. La nature était toujours belle, mais elle pressentait l’hiver, et la joie qu’elle montrait encore se mélangeait de tristesse.
Gaiement, M. Richard Trély avait pris congé de ses amis Lecouteux. On avait énormément ri, en cette soirée, et fait des projets pour l’avenir. Personne ne s’était avisé de parler de revenants et de fantôme. Du reste, depuis l’aventure de M. Trély, on évitait de le faire, et celui-ci reprit son chemin sans avoir songé un seul instant à ce qui lui était advenu par une nuit d’été, et, tout en marchant, il fredonnait un refrain de sa jeunesse.
Il allait bon train, car, de même que quatre mois plus tôt, la lune éclairait le pays aussi bien qu’aurait pu le faire le plus puissant des globes électriques. La vallée de la Marne et celle du Petit Morin, les hautes collines, les bois qui les surmontent, les hameaux accrochés sur leur versant, tout se montrait ainsi qu’en plein jour, et la chute du moulin ajoutait au charme de cette nuit d’automne son bruit monotone et doux.
M. Trély était arrivé au tiers de sa course, quand il ressentit de nouveau ce malaise extraordinaire, cette faiblesse mystérieuse dont il avait conservé un souvenir angoissant. Il ne s’y trompa pas une minute, et ne fut pas surpris lorsque le passant silencieux le frôla, le dépassa, se mit à le précéder à une semblable distance et lui apparut, vêtu comme lui et, toujours comme lui, coiffé de son grand feutre. C’était bien son spectre. Il demeura visible aussi longtemps que la première fois et disparut au même endroit. Seulement, avant de s’évanouir, il leva la main à deux reprises, montrant trois doigts à celui qui le suivait.
Lorsque M. Trély, troublé jusqu’au fond de l’âme, et convaincu que ce fantôme lui annonçait sa mort, raconta cette deuxième rencontre, on hocha la tête, on le regarda singulièrement, et, quand il se fut retiré, on tomba d’accord pour exprimer l’avis que ce vieil et bon ami devait éprouver, sous cette forme bizarre, les premières atteintes du délire de la persécution. Ce mal, presque toujours inguérissable, et qui conduit à la paralysie générale, ne se manifeste pas, en effet, avec brutalité et rapidité. Il procède lentement, par étapes successives, puis les crises se rapprochent, se font plus fréquentes et finissent par être quotidiennes. Tel était le danger qui menaçait M. Trély. Telle était la vérité sur l’apparition dont il parlait.
Devina-t-il ce que l’on pensait ? Voulut-il éviter, en s’enfermant chez lui, une troisième rencontre avec son ombre ? Il ne l’a point dit. Quoi qu’il en soit, il ne sortit pas de deux mois, s’excusant auprès de ses amis de déserter leur dîner du vendredi. Mais la réclusion ne lui convenait guère ; le temps affaiblit sa crainte, et il reprit ses anciennes et chères relations, oubliant peu à peu le spectre et n’ayant plus à combattre une instinctive frayeur lorsqu’il s’engageait sur la côte de Jouarre.
*
Les choses allèrent ainsi durant quatre mois encore. On touchait à la fin de février, et l’hiver, après avoir été pluvieux et doux, s’était tout à coup révélé rigoureux. lI y avait eu de fortes gelées, puis du verglas, et, sur ce verglas, la neige était tombée en abondance et recouvrait le sol d’une couche épaisse et dure. M. Richard Trély, vêtu d’une chaude pelisse, éprouvait du plaisir à cheminer sur cette blancheur ; puis, selon son habitude, il faisait çà et là de courtes stations, admirant les vallées et les collines, éclairées par la lune, et plus jolies que jamais sous leur manteau immaculé.
Clair de lune d’été, d’automne ou d’hiver, lequel est le plus beau des trois ? Chacun d’eux a son prestige et captive l’âme d’une manière différente. Celui-ci était splendide, d’une fantasmagorie merveilleuse, donnant l’idée d’un monde irréel. Si l’on avait demandé son avis à M. Trély, il eût sans doute hésité avant de répondre, car il aimait la nature sous ses divers aspects. Néanmoins, ce clair de lune de février provoquait en son cœur une poignante mélancolie, peut-être parce que la vie manquait, parce qu’on n’entendait pas le bruit de l’eau tombant du barrage, la rivière étant gelée.
M. Trély se sentit seul, et il eut peur. Sous sa pelisse, il frissonna. En même temps, sa force l’abandonna, tandis qu’à sa droite, glissant plutôt qu’il ne marchait, le fantôme surgit. Silencieux jusqu’alors, il laissait échapper maintenant un faible gémissement, si léger qu’aucune autre oreille que celle de l’homme dont il avait pris la forme n’aurait pu le discerner.
En même temps, presque à chaque pas, il se retournait, invitant d’un geste M. Trély à le suivre. Celui-ci, dans son effroi, essaya de s’arrêter, de rebrousser chemin, de s’enfuir, d’aller chercher un asile dans la maison d’où il sortait ; mais le spectre l’appelait d’un signe plus impérieux, et le contraignait à l’accompagner. Précédemment, il avait paru régler sa marche sur celle de M. Trély ; cette nuit-là, c’était ce dernier qui l’imitait, avançant plus ou moins vite, selon que l’étrange voyageur se hâtait ou allait avec plus de lenteur.
Parvenu à l’endroit où il avait toujours disparu, le spectre s’arrêta, regarda longuement M. Trély qui, pour la première fois, put contempler ses traits d’une manière distincte. Une glace ne lui aurait pas montré son image avec plus de facilité. Il vit aussi que son double pleurait, en montrant la terre à ses pieds ; lui-même sentit des larmes couler sur son visage et, à cette seconde, l’apparition sembla se fondre en une vapeur légère qui flotta une seconde dans l’espace, puis se dissipa. Alors, essayant en vain de résister à la force qui l’entraînait, M. Richard Trély s’avança, atteignit le point précis où le fantôme s’était évanoui, soupira, porta la main à son cœur, crut entendre un appel lointain…
À l’aube, des gens qui descendaient la côté découvrirent son cadavre au bord de la route, et l’on supposa qu’il était mort d’une congestion causée par le froid.
_____
(Henry Jagot, in Le Gaulois, supplément littéraire, cinquante-sixième année, troisième série, n° 15893, samedi 9 avril 1921 ; Franz Sedlacek, « Gespenst über den Baümen, » huile sur toile, 1928 ; Paul Hey, « Winterabend, » carte postale, c. 1900)