Bien que fêté à la Haye par tous les beaux esprits de la ville, M. René Descartes éprouvait des tristesses sans nombre à vivre loin de sa Touraine natale. Philosophe, il passait son temps à philosopher sur ses philosopheries et souventes fois j’ai pensé que de là lui venait peut-être cet air ennuyé que vous lui voyez sur le portrait qu’en fit messire Franz Hals.

Quoi qu’il en fût, cet homme docte conçut un jour une grande idée. Il se banda à vouloir prouver que les bêtes n’ont pas d’âme ; pour ce, ne trouva rien de mieux que de fabriquer une machine en façon humaine, comme si disiez une mécanique femme, ou une femme mécanique. Et, vu qu’il avait du goût, M. Descartes lui fit confectionner un joli visage de cire et ajuster des vêtements de velours.

Le premier admis à contempler ce chef-d’œuvre fut M. Schrevelius, Hollandais de naissance et ami de M. Descartes. Quand le bon homme vit cette figure de rêve, qui tournait la tête et mouvait les membres comme femme naturelle, sans en être une pourtant, il s’estomira, bégayant :

« Qu’est… qu’est ceci ?

– C’est ma fille Francine, répondit gaiement le Français.

– Mais encore ?

– Pour vrai, elle possède les apparences de la vie, sans avoir aucune pensée. D’un mot, c’est une automate et j’ai dessein de prouver par elle que les animaux sont des automates aussi. »

Ahuri, comme il ne pouvait manquer d’être devant si étrange théorie, le Hollandais regarda M. Descartes, puis Francine qui souriait, approchant, pour un baiser, une petite main potelée de ses lèvres en fleur. Maître Schrevelius connut qu’il était mal assuré en ses chausses. Ce lexicographe-ci, à la chaude, s’enfuit.
 

*

 

Vint le temps que M. Descartes fut invité de se rendre à Stockholm pour porter en la terre scandinave les lumières bienfaisantes de sa Méthode. Longtemps, notre Tourangeau hésita. « Qu’irais-je faire dans ce pays des ours, entre des rochers et des glaces ? » écrivait-il le 23 d’avril à son ami Brasset, comme s’il pressentait qu’il irait y mourir.

Enfin, ayant bien tâté et retâté la question, M. Descartes se décida là pour. Mais il entendait que Francine le suivît par toute voie bonne ou mauvaise. À cette fin emballa-t-il fort proprement la belle en une caisse qu’il fit en diligence porter dans sa cabine, sur le bateau qui le devait emmener.

En mer, le temps est long pour qui n’a point de part à la manœuvre ; à quoi M. Descartes eût été bien en peine de s’intéresser. En vue de se distraire, il sortit Francine de son coffre, monta les ressorts, et, tandis qu’il rêvassait sur ses notes, s’amusa des mouvements aisés que, dans le silence, accomplissait son automate. Reprenant sans trêve le propos où devait après lui buter M. de Malebranche, il y cherchait des arguments pour se persuader que, hors l’homme, ici-bas tout est machine et rien de plus. Souffrant dès lors de l’incommodité qui devait le mener à la tombe l’an d’après, M. Descartes étouffait dans sa cabine étroite. Il en laissait parfois la porte mi-ouverte, sur la coursive. Tant il y a qu’un soir, au dîner, sous la lampe que balançait le caprice des vagues, messer Pieter Varenckx, second officier du bord, lui déclara tout à trac :

« Savez-vous pas que j’ai bonne envie de vous en vouloir mal de mort, notre hôte, au sujet de cette belle fille, que vous gardez pour vous seul en votre cabine, sans nous permettre de lui offrir nos respects ? »

Le capitaine s’étonnait ; M. Descartes s’égaya :

« Bon ! fit-il. C’est ma fille Francine.

– Ah ! vous avouez, constata Pieter. Pourquoi la tenir ainsi resserrée ? »

Le philosophe s’amusa de continuer le jeu :

« La chère enfant est fort timide. Un rien la trouble ! Près de son père seul elle se sent confortée. »

Un coup de vent brusque se leva, qui manqua de jeter la compagnie par terre. Le capitaine courut prendre sa barre et Pieter fit brasser les voiles hautes. Maugréant contre les fantaisies d’Éole, M. Descartes gagna sa cabine en trébuchant. L’entretien en demeura là.

Mais la question n’était point close dans l’esprit du lieutenant. Ce jeune homme le trouvait fort mauvais qu’un tel barbon gardât Francine ainsi cloîtrée, en fût-il le père. D’à côté, il estimait qu’une aussi jolie femme devait être pleine de superfinesses d’amour. De là à chercher de lui conter fleurette, la distance était mince pour un officier qui avait roulé sous toutes les étoiles ; il la franchit un beau jour.

M. Descartes jouait aux échecs sur la dunette avec le capitaine, la douceur de la mer permettant ce loisir. Il avait, le barbare, laissé Francine en bas. Pieter n’eut qu’à pousser la porte du passager pour trouver sa fille assise devant des grimoires, sur lesquels passaient et repassaient ses mains menues, occupées, sans doute, à les classer. Le jeune homme s’indigna :

« Un tel travail, quand le soleil rit dehors ! C’est péché ! Accepterez-vous point mon bras, mademoiselle, pour une petite promenade sur le pont ? »

Pas de réponse. Francine, diligente, silencieuse, poursuivait son labeur. Pieter, s’approchant, insista :

« Mademoiselle, de grâce, un mot. Témoignez que je ne vous importune point. »

Francine, et pour cause, ne témoignait de rien du tout. Or, en Hollande comme en France, un dicton l’assure, qui ne dit mot consent. Pieter se crut autorisé à toucher la petite main ; horreur ! elle était froide et raide, qui pis est. Regardant le frais visage de près, il remarqua des yeux sans vie. Était-ce donc une morte ? Une morte qui remuait ? En cette aventure, le Hollandais épouvanté s’emporta à hauts cris.

Le capitaine d’accourir et aussi M. Descartes, qui expliqua le miracle sur-le-champ. Mais le maître du bord, qui jamais n’en avait tant vu, ne sut ou ne voulut comprendre ; mû d’une âpre ardeur, et redoutant quelque magie capable de porter la male heure pour la traversée, il fit jeter aussitôt la pauvre Francine à la mer. En vain M. Descartes protesta, supplia, tempêta ; depuis quand le monde accorde-t-il crédit aux jérémiades des philosophes ?
 
 

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(Jean Mauclère, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-et-unième année, n° 18514, mercredi 28 novembre 1934 ; Georges Méliès, « Coppelia : la poupée animée, » court-métrage, 1900)