(Extraits du carnet de route d’un combattant de 1935)

 
 

Enfin  ! Nous voici au repos ; je veux dire en première ligne, face à l’ennemi, à quelque cent mètres seulement du G. L. G. (Grand Laboratoire Général). Les choses ont entièrement changé d’aspect, depuis quelques semaines. Et ce n’est pas sans une émotion profonde que je contemple le bâtiment massif, orné d’une coupole et agrémenté d’énormes cheminées où les chimistes-stratèges, penchés sur leurs cornues, actionnant leurs machines infernales, mélangeant leurs diaboliques ingrédients, s’emploient à diriger les opérations.

– Ah ! la guerre ! la guerre qu’on croyait avoir tuée ! Je me souviens. C’était le 6 septembre 1934, – voici environ dix mois, – par une radieuse journée de fin d’été. Un ciel clair, d’un bleu tendre duveté de petits nuages roses. J’étais chez moi, installé nonchalamment dans un fauteuil bas et je venais de terminer le dernier roman de Pierre Benoit.

J’étais donc plongé, que dis-je, abîmé dans ma lecture, lorsque, sous mes fenêtres, une rumeur s’enfla. Je jetai un coup d’œil dans la rue. Une foule compacte et hurlante se pressait. Des appels, des menaces. Et ce cri qui revenait sans cesse, comme un leitmotiv : « La guerre ! La guerre ! »

Je descendis. Je me mêlai au populaire qu’un délire sacré paraissait soulever. La mer humaine m’enveloppa dans ses remous, m’emporta comme une épave, me rejeta sur les boulevards qui ressemblaient, alors, à une immense fourmilière. Devant les journaux, c’étaient des clameurs insensées. Un enthousiasme formidable dressait Paris haletant de colère. La guerre ! On venait de nous déclarer la guerre !

Ah ! je ne me doutais point, à cet inoubliable instant où tous les cœurs communiaient dans la même pensée de sacrifice, que cette guerre allait revêtir une telle forme qu’elle ne serait, pour ainsi dire, plus la guerre, mais autre chose, un fléau inattendu, un déchaînement des forces mauvaises. Et nul ne s’en doutait. L’esprit le plus avisé, le mieux capable de déchiffrer le futur, ne pouvait imaginer cette aventure déconcertante, ce bouleversement inouï. La guerre, pour nous tous, ça devait se faire avec des canons, des fusils, des mitrailleuses, des avions et des gaz, et, surtout, des militaires. Celui qui se serait levé pour crier à la foule : « La guerre, désormais, sera faite par les infiniment petits, » celui-là, je crois bien qu’on l’eût lynché, dépecé sur place ou conduit à Sainte-Anne.
 
 

 

Je suis parti, le cinquième jour de la mobilisation. Il était temps. Dans les trois premières journées, une nuée d’avions, semblables à des essaims de mouches éclatantes qui mettaient comme une pluie d’étincelles dans le firmament, vint s’abattre sur la capitale. Il y eut, au-dessus de nos têtes, comme le fracas d’un orage monstrueux. Deux quartiers de Paris, autour de l’Hôtel de Ville, furent réduits en cendres, en moins d’une matinée. Partout, les gens affolés fuyaient, désertant leurs habitations, en proie à l’épouvante.

Quelle plume faudrait-il pour brosser un aussi horrible tableau ?

Il y eut, cependant, une accalmie. Nos aviateurs, tels des éperviers, montaient dans le ciel, donnaient la chasse aux tristes oiseaux de mort. Ce qu’il a pu pleuvoir de mitraille, de plomb et de sang, sur la capitale durant ce long combat dans les airs, c’est inimaginable ! La population entière s’était terrée dans les caves, dans les Catacombes, dans les souterrains du Métro. Tout travail était arrêté, toute production suspendue. La folie planait sur les crânes. Mais, le troisième jour, un communiqué placardé sur les murs conseillait aux Parisiens de fuir les bas-fonds où traînaient sournoisement des nappes de gaz et de poison. Alors, la population, parvenue au paroxysme de la terreur, courut se nicher sur les toits. Il y eut des gens qui grimpaient sur la Basilique du Sacré-Cœur ; d’autres se hissaient sur la Tour Eiffel ; d’autres, encore, s’accrochèrent aux tours de Notre-Dame…

Puis l’exode. Oh ! nul ne perdit son temps à réclamer un billet de chemin de fer. Les heureux de ce monde sautaient dans leurs autos ; les misérables partaient à pied. On fuyait. On allait vers des asiles lointains. On se précipitait sur les routes qui menaient vers le Midi, vers la mer… Le gouvernement, épouvanté, en appela à la force militaire. Soldats et policiers, parfois débordés et impuissants, eurent mission de refouler la population dans la ville et de garder les routes. Il se produisit des bagarres sanglantes au cours desquelles des centaines de morts attesteront le vertige de peur qui emportait toutes les volontés.

Deux jours plus tard, en dépit des recommandations officielles, on apprenait que la ville de Marseille était à moitié détruite, submergée par les gaz délétères. Cette fois, ce fut une stupeur. Un silence de glace entoura Paris comme un linceul. On comprit que tout était dit ; qu’il n’y avait plus, nulle part, de sécurité pour personne ; que tous, enfants, femmes, vieillards, étaient condamnés, marqués pour le sanglant sacrifice. Une torpeur funèbre envahit la ville, pareille à un cimetière. Plus de cris, plus de menaces, pas même un gémissement. L’accablement total, définitif. La mort avant que de mourir.

Et, soudain, un prestigieux spectacle. Tous les malins, tous les habiles, tous ceux qui s’étaient fait embusquer à la précédente guerre du Droit et de la Justice et qui rêvaient de s’embusquer à la guerre nouvelle de l’Humanité et de la Libération universelle, devinèrent promptement que le seul refuge sûr était situé sur la zone dite de combat. C’était à l’avant que l’on pouvait le plus commodément s’embusquer.

Journées sinistres ! Heures abominables ! Et tout cela, pourtant, n’était rien. On devait voir pire.

Les infiniment petits n’étaient pas encore entrés dans la danse.
 
 

 

Les premières batailles à coup de microbes, de bactéries, de sérums commencèrent à se livrer trois ou quatre mois après la déclaration de guerre. À ce moment, Paris et les grandes villes, enveloppées dans un cercle d’ondes électriques, pouvaient défier les avions ennemis. On commençait à respirer et la guerre se stabilisait parmi la misère et les cadavres entassés.

Le Gouvernement, dès les débuts, s’était réfugié en avant des lignes, dans la zone neutre qui séparait les combattants. L’État-Major général s’était situé à proximité du Gouvernement. Mais quand les microbes intervinrent, on décida de supprimer l’État-Major devenu inutile et l’on installa des laboratoires généraux. Le général en chef fut remplacé par le chimiste en chef, avec huit galons, assisté de nombreux chimistes et bactériologistes à six, cinq, quatre galons.

Je recopie, pour l’édification des générations futures, – s’il y a, quelque jour, des générations futures, – quelques-uns des communiqués de l’époque :
 

10 AOÛT. – Nous avons lancé, la nuit dernière, trois vagues de choléra sur la ville de Francfort. Les ravages occasionnés par cet assaut sont incalculables. La population est décimée. L’ennemi, non prévenu, a opposé, trop tard, ses tubes explosifs de sérums curatifs.

13 AOÛT. – L’ennemi a projeté des trilliards de bacilles sur la ville de Limoges où sont parqués tous les anciens généraux. Aussitôt, une violente épidémie de peste s’est déclarée. On compte déjà près de vingt-cinq mille morts. Mais le général-chimiste pestifère prend toutes les mesures pour enrayer le mal.

16 AOÛT. – Un nuage de bactéries a plané durant deux heures sur la ville de Bordeaux. Prévenu, l’État-Major chimiste a fait pointer contre ce brouillard ses canons à sérums et les a repoussés vers la mer. Malheureusement, le vent a ramené les bactéries sur la ville, provoquant une redoutable explosion de typhoïde. On ne connaît pas encore les effets de cette attaque.

18 AOÛT. – Nous ayons inondé Berlin de microbes. Le typhus a enlevé la moitié de la ville.

25 AOÛT. – Une bataille sans précédent se livre, en ce moment, sur la rive droit du Rhin, tout le long du fleuve. L’ennemi a lancé sur nous ses bataillons épais de bacilles. Nous avons riposté par un déluge de bactéries. Une douzaine de fléaux s’entremêlent, se neutralisent, se dévorent. La rive droite du Rhin est la proie de la grippe espagnole, de la tuberculose, de la danse de Saint-Guy, de la syphilis, de la gale, de la dysenterie, du rire inextinguible…
 

*

 

Malheur ! On était si bien ici, à l’avant, en première ligne, à proximité du Grand Laboratoire Général. Ça ne pouvait pas durer.

De notre refuge, nous pouvions voir s’envoler les flottilles d’avions qui portaient la mort et s’en allaient répandre les fléaux les plus divers dans tous les coins de l’Europe. Nous ne risquions rien, nous, les combattants. Nous savions qu’une convention internationale était intervenue et que, seuls, les gens de l’arrière faisaient les frais de cette extraordinaire guerre.

Un ordre est parvenu. Il faut partir. Il faut aller à l’arrière.
 

Il y a, paraît-il, des émeutes, des manifestations de folie collective. Le delirium règne dans les villes et les campagnes, et les populations exaspérées, en proie à la fureur, menacent de monter à l’assaut du front.

On nous envoie là-bas, munis de lances-douches. Nous avons pour mission de calmer et de mater les révoltes de l’arrière.

Je sais bien ce qui nous attend. Et je ne veux pas. J’ai fait assez largement mon devoir, durant les quelques mois d’arrière-front que j’ai dû subir. J’ai, sur ma poitrine, la croix du choléra, la médaille du typhus et, aussi, celle de l’encéphalite. Grâce aux morticoles en chef, j’ai pu en réchapper. Mais j’ai avalé des tas de liquides ; j’ai été martyrisé de piqûres ; j’ai été trépané trois fois. Mon corps est un réservoir d’arsenic, de mercure, de bismuth, d’iodure…

Et l’on prétend m’y expédier de nouveau. Non, non, je ne veux pas.

Si je pars à l’arrière, je suis un homme fini.

Je ne peux pourtant pas me faire porter malade.

Oh ! l’affreuse, l’abominable guerre ! C’est la fin de tout. Nous allons vers la barbarie ; nous voguons vers le Néant.

On m’envoie à l’arrière. Je suis perdu.
 

Pour copie conforme :

Victor MÉRIC.
 
 

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(in Cyrano, première année, n° 13, dimanche 14 septembre 1924 ; illustrations extraites de La Guerre au vingtième siècle, d’Albert Robida, Paris : G. Decaux, 1887)