Les Anglais, peuple de poètes et de philanthropes, sont en train de s’intéresser beaucoup, depuis quelque temps, à une race qui a sur toutes les autres l’avantage de se prêter infiniment mieux à leur sympathie et de ne leur ménager aucune déception : c’est, à savoir, la race des Martiens, ou habitants de la planète Mars. En vingt endroits, il est question d’elle, dans les livres et dans les revues, dans les études scientifiques et dans les romans. Voici, par exemple, la description que fait des Martiens un jeune romancier, M. H.-G. Wells, auteur d’une Guerre des Mondes, qui ne manque, d’ailleurs, ni d’invention ni de style.

« Les habitants actuels de la planète Mars, dit-il, ont d’énormes corps ronds, ou plutôt ils ont pour corps d’énormes têtes rondes d’environ quatre pieds de diamètre, avec un visage au milieu. Ce visage n’a pas de nez, mais une paire de gros yeux de couleur sombre et, immédiatement sous les yeux, une sorte de protubérance charnue. À l’arrière du corps se trouve l’oreille. La bouche est entourée de seize tentacules effilés, semblables à des fouets. Mais l’organe principal, chez ces êtres bizarres, est le cerveau, envoyant des nerfs énormes vers les yeux, les oreilles et les tentacules du toucher. La bouche s’ouvre directement sur les poumons, mais l’appareil digestif manque tout à fait. Les Martiens ne mangent pas et, par suite, n’ont pas besoin de digérer. Ils se bornent à prendre le sang de créatures vivantes et à se l’injecter dans les veines. Ils ne dorment pas non plus, ne portent pas de vêtements et n’ont pas de sexe. Ils se reproduisent comme les fleurs, par bourgeonnement. »

Voilà, en effet, des êtres bizarres ; mais il est à craindre qu’ils n’existent que dans l’imagination de M. Wells, car toute autre est, sur les habitants de Mars, l’affirmation de la science. Questionnée par la revue the Humanitarian touchant ce qu’étaient au juste les habitants de cette planète, la science a pris pour répondre la voix autorisée de M. Camille Flammarion et voici, en résumé, ce qu’elle a répondu :

« Les habitants de Mars ne peuvent qu’être pareils à notre espèce humaine. Ils doivent être plus grands, plus légers et d’une forme différente. Ils doivent être aussi beaucoup plus beaux que nous, et meilleurs, et infiniment plus élevés dans l’échelle intellectuelle. La climatologie de ce petit monde nous montre qu’il réunit à un très haut point toutes les conditions d’habitabilité ; et l’aspect géométrique des canaux qu’on y voit semble suggérer des constructions réfléchies, faites par des êtres intellectuels et des êtres plus avancés que nous dans la conquête du monde physique. »

Fort bien ; mais comment M. Flammarion déduit-il de là que ces êtres sont « plus beaux » et surtout « meilleurs » que nous ? Qu’ils construisent mieux les canaux, Dieu nous garde de le mettre en doute ; mais est-ce que c’est, à présent, une vertu, et l’École polytechnique est-elle donc une pépinière de saints ? La « conquête du monde physique, » hélas ! comme toutes les conquêtes, a plutôt pour effet d’endurcir le cœur que de le rehausser, sur notre vieille planète tout au moins ; et rien ne prouve que ces admirables constructeurs de canaux de Mars ne se délassent pas de leurs travaux intellectuels en s’injectant le sang de créatures vivantes.

Ou plutôt, Dieu merci, il y a quelque chose qui le prouve, et c’est un témoignage plus autorisé encore que celui de M. Flammarion, puisqu’il émane directement d’un habitant de la planète Mars. La revue Borderland vient en effet de publier une interview de l’un de ces habitants, obtenue, ces jours derniers, par l’intermédiaire d’un médium. Désormais, le temps des hypothèses est passé : nous connaissons la vérité vraie ; et tous nos lecteurs nous sauront gré de la leur transmettre sans tarder davantage.

« Mars – nous apprend l’obligeant Martien – est en possession de deux satellites, dont l’un tourne autour de la planète avec une vitesse immense, accomplissant le circuit en sept heures et demie. Étant tout proche de Mars et évoluant aussi rapidement, il crée à la périphérie de notre planète une zone que nous appelons la « zone orageuse, » car elle est perpétuellement assaillie par des tempêtes, vent, grêle, tonnerre et éclairs. Personne n’habite cette zone, et ceux qui en approchent prennent des précautions spéciales pour ne pas être enlevés par le vent. C’est avec son satellite intérieur que Mars forme un énorme « dynamo, » qui charge son atmosphère d’électricité au point de donner à la planète, vue du dehors, une couleur rouge toute particulière. Mais, pour nous Martiens, l’atmosphère n’est pas rouge ; elle est d’un bleu brillant.

Pour ce qui est des habitants de Mars, poursuit le rédacteur du Borderland, notre interlocuteur nous a dit que jamais ils ne mangeaient de nourriture animale ; ils se servent du mammouth comme de bête de somme. Leurs chevaux sont d’une teinte violette. Leurs vaches, toutes petites, n’ont qu’une seule corne sur la tête. Ils tirent leur laine de la toison d’un animal qui ressemble au produit du croisement d’un mouton et d’une chèvre. Ces braves gens mangent du poisson, mais fort peu de pain. Ils excellent à produire artificiellement la pluie et sont adonnés à un culte très analogue à notre spiritisme. Tout, chez eux, est plus petit que sur notre planète, à l’exception de la durée de la vie, qui atteint une moyenne de cent soixante ans. Ils ont la propriété de voir dans les ténèbres. Ils savent aussi voler (voler dans les airs), mais pas à de très longues distances. Ils glissent sur l’eau comme s’ils marchaient. Toute guerre a été abolie sur leur planète. Leur gouvernement est une théocratie. La planète est divisée en douze États, chacun régi par un chef qui reçoit directement l’inspiration du monde des anges. Ni propriété individuelle, ni argent. Les villes s’appellent des familles, ou des confréries. Il y a une foule de fabriques, mues par le flux et le reflux, infiniment plus fréquent que sur notre planète. »

Par modestie, sans doute, le Martien ainsi interviewé a négligé d’ajouter que ses compatriotes et lui étaient une race d’une intelligence prodigieuse ; mais comment ne pas l’inférer de son interview elle-même et de la façon dont cet homme d’une autre planète, séparé de nous par la « zone orageuse, » trouve cependant le moyen de comparer les dimensions de Mars à celles de la Terre, voire de nous définir les bêtes à laine de là-haut comme « pareilles au produit du croisement d’un mouton et d’une chèvre. » La belle chose que le spiritisme, et combien les Martiens ont raison de s’y adonner !
 
 

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(« Notes et lectures (étranger), » in Le Temps, trente-septième année, n° 13346, vendredi 17 décembre 1897 ; illustration de William Robinson Leigh [détail] pour l’article d’H.-G. Wells, « The Things that Live on Mars, » mars 1908)

 
 

 

CHEZ NOS VOISINS

 

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Le besoin se faisait probablement sentir de revenir encore une fois sur la question de l’habitabilité des mondes nos voisins, nos voisins d’un peu loin il faut le reconnaître. Chaque année, à semblable époque, il y a des gens pour lesquels ce problème, probablement à jamais irrésoluble, est un sujet de récréation, et surtout de suppositions, toutes plus fantastiques les unes que les autres. Les revues anglaises, à ce que l’on nous dit, sont en ce moment pleines de révélations extra-curieuses sur nos contemporains de la planète Mars. Autre part, c’est la Lune que l’on prend à partie. La Lune prête moins, à la vérité, à ces sortes d’amusements. De mémoire de télescope, nul n’y vit que des cratères dénudés et pas l’apparence d’une atmosphère quelconque pouvant permettre la vie.

Songeons tout d’abord à Mars. Il est entendu que ce n’est que par simple curiosité. Qui donc pourrait vérifier, à quatorze millions de lieues de distance, possédât-il la plus impeccable des lunettes, si ce que l’on met sur le compte des prétendus Martiens est ou non réel ? Un mot de la planète avant tout. Le diamètre de Mars est à peu près moitié de celui de la Terre. Il possède deux petits satellites, Phobos et Deimos, qui trottent autour de lui à des vitesses vertigineuses. Vu aux instruments grossissants, on constate que Mars est entouré de nuages. Il a donc une atmosphère et de l’eau. On peut vivre chez lui. Mars a deux pôles, dont les glaces s’allongent en hiver comme les nôtres, et donnent peut-être lieu à des expéditions semblables à celles de Nansen et d’Andrée. Qui sait !

C’est dans ce petit monde qu’un des écrivains anglais, dont nous parlions plus haut, place des citoyens à l’aspect quelque peu étrange. Nous allons en donner la description. Disons cependant que cette conception n’est peut-être pas très neuve. Quelque chose nous dit, dans nos souvenirs de lectures, qu’on en trouverait peut-être les rudiments dans Rabelais, ou dans Shakespeare. Nous vérifierons un jour ; dans tous les cas, voici le portrait du Martien dernier modèle, coupe anglaise :
 

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« Les habitants actuels de la planète Mars ont d’énormes corps ronds, ou plutôt ils ont pour corps d’énormes têtes rondes d’environ quatre pieds de diamètre, avec un visage au milieu. Ce visage n’a pas de nez, mais une paire de gros yeux de couleur sombre et, immédiatement sous les yeux, une sorte de protubérance charnue. À l’arrière du corps se trouve l’oreille. La bouche est entourée de seize tentacules effilés, semblables à des fouets. Mais l’organe principal, chez ces êtres bizarres, est le cerveau, envoyant des nerfs énormes vers les yeux, les oreilles et les tentacules du toucher. La bouche s’ouvre directement sur les poumons, mais l’appareil digestif manque tout à fait. Les Martiens ne mangent pas et, par suite, n’ont pas besoin de digérer. Ils se bornent à prendre le sang de créatures vivantes et à se l’injecter dans les veines. Ils ne dorment pas non plus, ne portent pas de vêtements et n’ont pas de sexe. Ils se reproduisent comme les fleurs, par bourgeonnement. »

Si vous ne vous déclarez pas satisfait avec cela, c’est que vous serez fort difficile. L’écrivain anglais, lui, ne s’est point trouvé suffisamment renseigné. Il s’en est allé interroger un médium, qui a évoqué, toujours à travers les quatorze millions de lieues qui nous séparent de nos voisins, l’aspect d’un Martien. Ce dernier avait là une excellente occasion de tracer un portrait flatté de ses compatriotes. Il n’y a pas manqué. Jugez-en, en notant que ces êtres étranges évoluent dans une atmosphère d’un magnifique bleu brillant.

« Les Martiens ne mangent pas de nourriture animale : ils se servent du mammouth comme de bête de somme. Leurs chevaux sont d’une teinte violette. Leurs vaches, toutes petites, n’ont qu’une seule corne sur la tête. Ils tirent leur laine de la toison d’un animal qui ressemble au produit du croisement d’un mouton et d’une chèvre. Ces braves gens mangent du poisson, mais fort peu de pain. Ils excellent à produire artificiellement la pluie et sont adonnés à un culte très analogue à notre spiritisme. Tout, chez eux, est plus petit que sur notre planète, à l’exception de la durée de la vie, qui atteint une moyenne de cent soixante ans. Ils ont la propriété de voir dans les ténèbres. Ils savent aussi voler dans les airs, mais pas à de très longues distances. Ils glissent sur l’eau comme s’ils marchaient. Toute guerre a été abolie sur leur planète. Leur gouvernement est une théocratie. La planète est divisée en douze États, chacun régi par un chef qui reçoit directement l’inspiration du monde des anges. Ni propriété individuelle, ni argent. Les villes s’appellent des familles, ou des confréries. Il y a une foule de fabriques, mues par le flux et le reflux, infiniment plus fréquent que sur notre planète. »
 

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Bien entendu, nous ne devons prendre que pour autant de sornettes les jolies élucubrations qui précèdent. Certes, Mars peut être habité et même habité par des êtres peu différents de ce que nous sommes, puisque nous savons scientifiquement que dans sa composition entrent les éléments constitutifs de la vie, l’eau en tête. Et non seulement Mars, mais des milliers et des milliers d’autres mondes qui gravitent dans l’infini, tout comme nous roulons autour du soleil, l’une des étoiles de l’immensité. Mais de là à construire de toutes pièces des monstruosités que l’ont vient nous présenter, hommes ailés, volant comme des chauves-souris, ou hommes ronds comme de gigantesques fromages de gruyère, il y a loin.

Cette question de l’habitabilité des mondes a soulevé aussi, en certains moments, celle de l’habitabilité de la Lune. Cyrano rendit fameux les habitants de notre satellite. On s’en est occupé récemment encore. Le dernier annuaire du Bureau des longitudes, qui vient de paraître, renferme sur ce sujet une notice très savante de M. Maurice Lœwy, l’éminent directeur de l’Observatoire de Paris, et de M. Puiseux. MM. Lœwy et Puiseux, qui ont obtenu d’admirables photographies directes de la Lune, connaissent sa surface, la surface visible du moins, dans ses moindres aspects.

« On ne saurait imaginer, disent en guise de conclusion les deux savants, de milieu plus défavorable pour la vie ; et comme les formes organisées, même les plus rudimentaires, manquent sur la Terre aux grandes altitudes, il est impossible de concevoir celles qui pourraient s’adapter à la Lune dans son état présent. » Et, plus loin : « La Lune nous apparaît comme un monde frappé d’un arrêt prématuré dans son développement, fixé sous sa forme définitive, et devenu spectateur immuable de nos agitations. » Il n’y a donc point d’habitants sur la Lune ; il y en a très probablement sur Mars. C’est tout ce que l’on sait, et probablement tout ce que l’on saura jamais.
 
 

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(Maxime Vuillaume, « Hommes et choses, » in Le Radical, journal politique et littéraire, dix-huitième année, n° 5, mercredi 5 janvier 1898 ; illustration de Charles Dudouyt pour La Guerre des Mondes d’H.-G. Wells, 1915)