C’est un vieil hôtel silencieux, appelé encore l’hôtel Solidor, presque oublié au fond d’un des jardins déserts du faubourg Saint-Germain, et d’où l’on ne voit les maisons environnantes qu’à la saison d’hiver, à travers les arbres dépouillés.

Un pavillon Louis XIV, aux bossages vermiculés, donne seul sur la rue ; le concierge l’habite.

Longtemps occupé par une famille de haute race, l’hôtel Solidor, après des désastres financiers successifs, avait échoué entre les mains d’un propriétaire sans particule qui en louait les trois étages, préférant pour son compte une des maisons neuves et démesurément hautes, donnant sur les avenues poudreuses rectilignes et à la mode.

Au premier étage de l’hôtel demeurait Léon d’Estanges, peintre silencieux et très inconnu, qui, tout en vivant dans la fréquentation continuelle des maîtres anciens, n’était jamais parvenu (et il le savait) qu’à une pâle imitation des chefs-d’œuvre cotés. C’était un dilettante affable, assez hospitalier, et dont la jeunesse s’écoulait doucement à côté de sa maîtresse, Fanny, grande fille brune aux carnations souples, à la démarche royale, une Junon moderne.

Elle était si paisible et si belle qu’on l’eût dite créée exprès pour s’ajouter au luxe décoratif des tentures lourdes, des poufs épais, des divans en peluches et des cheminées à colonnades de pierre.

Les amis de d’Estanges prétendaient avec ironie que Fanny était un meuble rare.

Son amant l’aimait ainsi.

Il ne voulait chez la femme ni nervosité ni profondeur ; elle lui jouait seulement de temps à autre, et sur sa demande expresse, certains morceaux très rêveurs et très sombres de Schumann. Il l’aurait épousée s’il n’avait craint une rupture complète avec sa famille ; ayant une instinctive horreur pour l’imprévu et pour ce que les jeunes filles, s’ignorant elles-mêmes, pouvaient cacher de redoutable, il aimait Fanny d’une affection reposante, comme un savant chérit la certitude, comme un travailleur s’attache à certaines routes connues, dominant un paysage familier.

Une domestique, fort âgée (une habitude aussi), qui demeurait dans les mansardes, les servait depuis longtemps. Courbée et sourde, elle trottinait activement avec des airs de vieille souris.

Des rentiers habitaient le rez-de-chaussée ; ils avaient la jouissance du jardin, mais ils y paraissaient peu, et les artistes du premier s’intéressaient presque seuls aux grands marronniers, aux nids de corbeaux, aux gazouillis des merles, à ce que les saisons apportaient de nouveau dans la coloration des feuilles et l’aspect des fleurs.

Un Cubain, nommé Fortezza, vivait au second étage. Il était quelque peu lié avec d’Estanges.

Basané comme un cigare même de son pays, il menait l’existence vague et inconsciente des créoles.

Fort occupé à ne rien faire, il passait sa vie au café Anglais, au théâtre et aux courses, avec ce flegme étrange, particulier aux habitants des pays chauds et qui leur donne si souvent l’impassibilité apparente des races du Nord.

Quelquefois, il apparaissait à l’atelier de d’Estanges ; il lui acheta même quelques toiles.

Fanny, habituée au bagout parisien et à la conversation française, n’aimait pas beaucoup ce personnage quasi silencieux.

Son teint exotique lui paraissait plutôt digne des singes que des hommes, et ses longues mains jaunes l’effrayaient. Par une belle après-midi d’automne, d’Estanges fut obligé de partir pour le Berry où des sollicitations imprévues l’appelaient soudainement. Obligé de laisser Fanny seule à la maison, il en fut vivement contrarié, car il ne la quittait jamais pour un si long temps. Elle, malgré sa placidité native, éprouva aussi une émotion pénétrante et, au moment des adieux, ils comprirent plus que jamais, par leur douleur, quelle était la force du lien qui les enserrait. Fanny dîna seule, mélancoliquement. Quand la vieille bonne fut montée, elle ouvrit la fenêtre donnant sur le jardin. La soirée était tiède ; la lune, voilée et bleuâtre, s’estompait dans des nuages ouateux, derrière les profils des arbres ; et aux premiers parfums des feuilles mortes se mêlaient, dans l’air humide, les derniers effluves des rosiers.

Sa pensée se laissait aller à ses rêveries, comme une barque qui suit le fil de l’eau, quand elle fut interrompue dans sa méditation par un coup de sonnette discret.

Elle n’osa ouvrir tout d’abord, mais comme la pendule de marbre noir, aux aiguilles de cuivre, marquait seulement neuf heures, elle jugea qu’il n’était pas trop tard pour recevoir une visite et se décida à aller ouvrir. Devant la porte, elle hésita de nouveau.

« Qui est là ? demanda-t-elle.

– M. Fortezza.

– Que voulez-vous ?

– Vous parler, quelques instants seulement, d’une affaire pressante. Si vous le préférez, je reviendrai demain. »

Le ton était si naturel qu’elle lui ouvrit, et l’invitant à entrer, avec un sourire, elle lui dit :

« J’aurais été désolée de vous faire revenir. »

Ils s’assirent tous deux, en silence. Elle était fort belle, ce soir-là, sous la douce clarté de la lampe de bronze à grand abat-jour ; son peignoir de cachemire safran rehaussait sa beauté brune et modelait avec mollesse ses formes de statue.

Comme il se taisait :

« Vous vouliez me parler d’affaires urgentes ? » dit-elle.

Il eut un sourire mystérieux en répondant :

« Oui, madame, si vous me le permettez !

– C’est sans doute à propos de M. d’Estanges ?

– Oui et non. »

Il garda de nouveau le silence.

Sa présence gênait horriblement Fanny et elle commença à regretter amèrement d’avoir reçu la visite de l’homme brun.

Il reprit sans se troubler, avec son accent espagnol, à l’articulation nette et posée :

« Depuis que je vous ai vue, madame, pour la première fois, j’ai pensé sans cesse à vous, et je n’ai pu m’empêcher de vous revoir, par le souvenir. Ne pouvant garder ce secret pour moi seul, et n’ayant qu’une personne au monde à qui le confier, c’est vers vous que je suis venu.

– Monsieur, si c’est cela que vous aviez à me dire, vous auriez mieux fait de ne pas entrer ici. Vous pouvez sortir.

– Pourquoi me chasser ? reprit-il avec des regards pleins d’une flamme sourde. Ce que je veux, je le veux bien !

– Vous me faites peur ! »

Il se rapprocha d’elle sans qu’elle osât s’éloigner.

« Que craignez-vous ? fit-il avec une voix plus tendre. Nous sommes seuls, la nuit est douce, et je vous aime comme un fou !

– C’est votre folie, qui m’effraie ! »

Il avait déjà saisi dans ses doigts nerveux, qui voulaient être câlins, les belles mains fuselées et blanches de Fanny.

« Je vais appeler… » dit-elle, d’une voix éteinte déjà par le bouleversement.

Les yeux de l’homme la fascinaient ; ces regards métalliques, brillant comme de l’airain dans cette face sombre, paralysaient ses mouvements par leurs effluves inéluctables.

Les lèvres de Fortezza effleuraient ses joues ; elle se révolta et, dans un effort suprême, le rejeta loin d’elle.

Sa résistance donna un coup de fouet à la passion du Cubain, et, revenant vers elle avec impétuosité, il l’étreignit sauvagement dans ses bras et l’emporta vers le canapé.

Les cris de Fanny se faisant de plus en plus distincts, et pouvant être entendus, il la saisit à la gorge et la serra, juste assez, pensait-il, pour assourdir la voix.

Les mouvements de la femme s’apaisèrent peu à peu ; il desserra son étreinte, et quand, dans la suprême expansion, il lui murmura : « Je vous aime ! » elle ne répondit pas.

Il se pencha vers elle ; son souffle s’était arrêté, ses lèvres étaient violettes, son œil révulsé. Il recula, saisi d’horreur ; elle était immobile, étranglée, morte.

L’instinct de sa propre conservation s’éveilla alors en lui, avec violence ; et, pour faire disparaître toutes les traces d’une lutte, il dévêtit Fanny et la porta sur son lit, dans la chambre voisine.

La gorge était meurtrie de fortes ecchymoses. Pour faire croire à un vol, il ouvrit plusieurs tiroirs dont il répandit le contenu, en désordre, sur les tapis, et prit quelques objets de valeur, comme des cuillers en vermeil, qu’il avait l’intention de dissimuler.

Cela fait, il éteignit la lampe, remonta dans son appartement, sans bruit, et sortit ensuite, avec une apparence calme et indifférente.

Il avait songé d’abord à partir le lendemain, mais cette fuite pouvait éveiller les soupçons ; il estima plus prudent de rester, comptant bien que l’on attribuerait la mort de Fanny à un criminel vulgaire, venu par les jardins.

Il y avait tant de crimes impunis et d’introuvables assassins qu’on jugerait la chose presque naturelle.

Il fut chez lui vers minuit, peu disposé à dormir, et ouvrit une des fenêtres qui donnaient sur le jardin ; presque au-dessous de cette fenêtre était celle de la morte. Cette pensée lui fit froid au cœur ; il rentra.

Au moment où, d’une main discrète, il commençait à préparer le feu dans sa cheminée, il lui sembla entendre, venant de l’appartement de d’Estanges, une des mélodies de Schumann familières à Fanny, et qu’elle interprétait parfois au piano.

« Je rêve ! » se dit-il, et il s’accroupit à nouveau devant les bûches.

La mélodie se fit plus distincte.

C’était comme un appel languissant et amoureux, plein de contretemps, qui lui donnait le caractère humain d’une respiration palpitante.

Il ne pouvait s’en défendre : la mélodie l’appelait, il était peu à peu convaincu que cette musique lui parlait et voulait qu’il accourût ; Fanny était vivante sans doute ! Elle s’était réveillée ! Elle jouait ! Sa mort apparente n’avait été qu’un évanouissement !…

S’accrochant presque avec joie à cette idée inespérée, il descendit l’escalier sans bruit et très vite ; la porte de l’appartement, qu’il avait fermée, était entrouverte : il entra.

La musique, très sonore, se faisait entendre au salon.

Il était évident pour lui qu’il allait trouver Fanny devant son « Pleyel. »

Dans la bleue pénombre nocturne, il aperçut, en effet, à gauche de la fenêtre, une forme blanche, assise à contre-jour devant le piano.

Il marcha vers elle en murmurant : « Fanny ! Fanny ! »

Spectacle terrifiant et inoubliable ! ce n’était pas Fanny qui était assise au piano, mais simplement son peignoir de cachemire safran, modelant les formes d’un corps absent ; la mélodie attirante était jouée par d’invisibles mains, et les touches blanches et noires s’abaissaient sous le contact mystérieux d’impalpables doigts. Le col du peignoir, bordé de dentelle noire, était fermé à la hauteur du cou, mais la tête était absente aussi ; c’était le vide vivant, et la musique continuait, vibrante, passionnée, pendant que le vêtement, suivant les mouvements des bras introuvables, se balançait de droite à gauche en formant des plis gracieux qui accompagnaient les ondulations d’un corps toujours invisible. Il sentait même le parfum de l’haleine de Fanny, celui de sa respiration, et entendait son souffle, précipité ou calme, suivre les caprices fluctuants de la mélodie.

Quel rêve faisait-il donc ?

Le corps de Fanny était-il encore sur le lit de la chambre contiguë ?

Il se le demanda et, la gorge sèche de terreur, y courut.

Il entrevit la morte, immobile comme avant, sous la blancheur plissée des draps ; alors, fou d’horreur devant cet inouï dédoublement de sa victime, il s’enfuit vers l’escalier.

Mais la musique avait cessé, la robe s’était levée d’elle-même pour lui barrer le passage, et une main glaciale, dont il sentait l’étreinte sans la voir, lui saisit le poignet avec violence.

Se crispant dans un dernier effort, il voulut s’arracher à l’horreur de ce contact de mort. Vainement. La seconde main, froide et brutale, l’avait saisi à la gorge et il commença à perdre la respiration.

Plus terrifié, mais aussi se faisant plus fort et appelant à lui toutes ses énergies de désespéré, il parvint à saisir dans sa poche un couteau catalan, et, comme il étouffait, il cria longuement dans le silence de la nuit. Son appel se répercuta dans la sonorité des corridors et dans le jardin désert.

Il cria une seconde fois, comme s’il râlait, et, au même instant, parvenant à dégager sa main droite, il frappa de trois coups de couteau, à la place du cœur, le peignoir terrible sous lequel il sentait vivre un être mystérieux et effrayant. L’invisible poussa un soupir et relâcha son étreinte ; il put se dégager et gagner le palier, mais il fut saisi de nouveau par le bras et comme, en se retournant, il avait fait un faux pas, il roula avec le fantôme, se débattant éperdument contre les serrements de mains agonisants et nerveux de la femme sans corps.

On était accouru à ses cris ; quand les lumières apparurent, on le trouva seul, à terre, les dents claquant d’effroi, pétrissant dans ses doigts le peignoir vide d’où le corps impondérable s’était enfui et qu’il chiffonnait avec rage, poussant de rauques soupirs.

« C’est moi !… s’écria-t-il, moi, moi seul, qui ai tué Fanny !… »

Et quand on arriva en haut, on vit le corps de la jeune femme étranglée, percée en plein cœur, exactement à la même place, des trois coups de couteau superposés, dont Fortezza avait perforé le peignoir, sur le palier ; et le même sang, abondant et noir, qui avait coulé dans le lit de la morte, tachait le peignoir de cachemire qui gisait en bas, étendu sur le marbre des dalles.
 
 

_____

 
 

(Charles Grandmougin, in La Vie de Paris, nouvelle série, n° 44, 1902 ; illustrations de Edmund Joseph Sullivan, pour Sartor Resartus de Thomas Carlyle [George Bell & sons, 1898])