À Mme J.-L.-M. Lastrega
Ce fut le désir d’exercer mon discernement sur un nouvel objet qui me fit souhaiter d’être présenté à Mme de Morège. J’avais entendu parler d’elle par plusieurs de mes amis, et ils en parlaient si diversement que ces différences d’appréciations avaient piqué ma curiosité. Leurs opinions ne s’accordaient que sur un seul point : Mme de Morège était charmante. Quelques autres faits demeuraient également hors de discussion. Ils établissaient que Mme de Morège vivait fort indépendante et assez retirée, qu’elle jouissait d’une certaine fortune, que son mari habitait Rome et ne venait que rarement à Paris, et qu’elle occupait, rue Franklin, un élégant entresol orné de meubles anciens et de bibelots de choix, parmi lesquels elle recevait volontiers quelques amis.
La vente Chevreau fut l’occasion où je rencontrai Mme de Morège. Je lui demandai la permission de me présenter chez elle, qu’elle m’accorda. J’y retournai plusieurs fois. Après un certain nombre de visites, je m’aperçus que, non seulement j’étais amoureux de Mme de Morège, mais que je l’aimais éperdument. Oui, je l’aimais, et le sentiment que j’éprouvais pour elle m’occupait tout entier. Rien du monde n’existait plus pour moi que mon amour. Je n’avais jamais rien connu de pareil pour aucune femme, et je demeurais effrayé et stupéfait d’une si impérieuse nouveauté !
Parfois, en allant chez Mme de Morège, ce que je faisais presque chaque jour, je me demandais ce qu’elle pouvait bien penser de mon assiduité, à laquelle elle se prêtait, d’ailleurs, de bonne grâce. Ma présence lui devait paraître inexplicable, à moins qu’elle ne l’attribuât à mon désœuvrement et à mon oisiveté. En effet, bien que le visage de Mme de Morège, le timbre de sa voix, les mouvements de son corps me causassent un ravissement profond, jamais je n’étais encore parvenu à lui rien laisser entendre du plaisir et de l’émotion que je ressentais à être auprès d’elle. Jamais je n’avais su lui adresser aucun de ces compliments qu’un homme bien élevé doit à une jolie femme. Aussi pouvait-elle me croire complètement insensible à sa grâce et à sa beauté, car il me paraissait, à plus forte raison, impossible qu’elle eût pu deviner le secret trop bien caché de mon amour.
Par une singularité particulière, et qui s’ajoutait à celle de ma situation, le sentiment passionné que je nourrissais pour Mme de Morège ne me rendait ni distrait, ni stupide, ni irritable. Mme de Morège et moi avions de longues conversations sur toutes sortes de sujets. Il m’arrivait même, en ces causeries, de faire preuve d’esprit, de finesse et de gaieté. Je n’avais rien de l’ahurissement maladroit qui signale les amoureux. Mon infirmité, à moi, était autre. Elle consistait simplement dans l’impossibilité d’exprimer mon amour. Incapable de faire comprendre à Mme de Morège combien j’étais touché des agréments de sa personne, je l’étais bien plus encore de lui avouer le désir d’en goûter plus intimement le charme et de lui dire l’impression ardente et profonde qu’elle avait faite sur mon cœur.
Si donc l’aveu le plus respectueux et le plus tendre me semblait une audace au-dessus de mes forces, il allait de soi que l’idée de manifester jamais, autrement que par les paroles les plus détournées et les plus vagues, l’amour que j’éprouvais, ne me venait même pas à l’esprit, on plutôt ne m’y venait parfois que comme une velléité dont je sentais aussitôt ce qu’elle avait d’insensé et d’impraticable. Ah ! j’étais loin de mes théories favorites sur l’opportunité qu’il y a quelquefois à entreprendre avec les femmes, en choisissant le moment propice à ces sortes de démonstrations.
Et cependant Mme de Morège n’était point de ces personnes hautaines et distantes dont l’abord et les façons imposent la retenue et la réserve. Elle n’était ni froide ni altière, mais, au contraire, toute grâce et toute douceur. Ses manières, simples et faciles, eussent dû rendre aisées les explications les plus délicates. Et pourtant, à la pensée de lui révéler l’état de mon cœur, je me sentais saisi d’une telle appréhension que j’en défaillais d’avance.
Oui, voilà où j’en étais avec Mme de Morège ! Néanmoins, n’imaginez pas que je fusse résigné à mon rôle d’amant muet. J’en souffrais cruellement. Mon amour ne s’accommodait nullement d’être sans espoir. Je me reprochais ma lâcheté, d’autant plus que je savais parfaitement que rien en moi-même ne me la ferait surmonter. Ma seule chance d’en venir à bout était quelque circonstance imprévue et prodigieuse qui n’avait aucune raison pour se produire et que j’étais incapable de provoquer.
D’autre part, je ne pouvais supposer que Mme de Morège se chargeât d’une initiative que rien ne me donnait lieu d’attendre d’elle. Restait donc quelque intervention mystérieuse du hasard ; mais d’où se pourrait-elle bien manifester ? Cette question me torturait et m’affolait. À défaut du reste, j’en étais venu à espérer dans les choses qui entouraient Mme de Morège. Sa présence me les rendait animées. N’en serait-il pas une qui lui parlerait de moi ? Le fauteuil sur lequel je m’asseyais auprès d’elle ne me jetterait-il donc pas à ses pieds de toute la force de ses bras magiques ? Les fleurs de la tenture ne quitteraient-elles point l’étoffe pour former un bouquet qui, de mes mains, irait porter aux siennes l’aveu de mon tourment ?
En ces incertitudes et en ces chimères, le temps passait. Plusieurs fois, je voulus fuir. Tout ce que je pus faire fut de rester, une fois, trois jours sans paraître rue Franklin. Le quatrième, je sonnai à la porte. Mme de Morège était en voyage. Je fus pris d’un saisissement. Partie, elle ne reviendrait plus ! Son mari l’avait sans doute rappelée à Rome. C’était fini ! Le domestique me rassura. Mme de Morège était allée à Nantes, voir un objet d’art qu’un antiquaire lui proposait. Elle serait de retour le lendemain. Je respirai. Le lendemain, à l’heure habituelle, j’étais chez Mme de Morège. Hélas ! elle ne saurait pas plus mon angoisse de la veille qu’elle ne saurait mon amour ! De quel sortilège étais-je la proie, qui me réduisait à l’inexplicable et douloureux silence où je me consumais, le cœur battant et la bouche cousue ? Que s’était-il passé en moi ? Ah ! ce n’étaient pas mes audaces de jeunesse que je regrettais. Ce que j’enviais, c’était l’humble pouvoir d’exprimer à celle que j’aimais le secret de mes pensées !
C’est à quoi je réfléchissais dans le salon déjà sombre où j’attendais Mme de Morège. Comme cette demi-obscurité me rendait l’attente plus pénible, je me levai, poussai un bouton électrique et regardai autour de moi. Soudain, mon attention fut attirée par un objet que je ne connaissais pas. C’était, posée sur le marbre d’une console, une figure de Faune en terre cuite. Sans doute était-ce lui qui avait provoqué le voyage de Mme de Morège à Nantes d’où elle venait de le rapporter de chez l’antiquaire. Curieusement, j’examinai le nouveau venu.
Le petit dieu dansait. Son corps, modelé dans la terre sanguine, se cambrait, gai et brutal, élégant, quoique presque trapu en sa force musculeuse. Sa face camuse, à la bouche large, aux yeux obliques, aux oreilles pointues, riait cyniquement. Ardent et vif, il dansait, haussant une grappe de raisins à son poing. L’un des sabots de ses deux jambes velues piétinait, tandis que l’autre levait dans une gambade sa corne fourchue.
Ah ! le rude et joyeux petit dieu, rustique et sensuel ! Le sang qui rougissait ses membres ne devait porter dans sa tête que des pensées simples, chaudes et brusques. Comme ses lèvres étaient faites pour le baiser et ses bras pour l’étreinte ! Comme ses jambes devaient le porter où l’appelait son plaisir ! Ah ! que ne me communiquait-il un peu de sa force et de son ardeur ! Et je m’inclinai devant lui comme pour le supplier.
Tout à coup, le bruit de la porte qui s’ouvrait me fit sursauter si brusquement que je me heurtai le front au sabot levé de l’Ægypan. Le choc fut si imprévu que je m’appuyai à la console et restai un moment étourdi. Une chaleur subite me parcourait tout le corps, en même temps qu’une bouffée de sang m’empourprait le visage. Mes oreilles bourdonnaient. Derrière moi, je croyais entendre le souffle haletant du Faunin dont les sabots frappaient le marbre, comme pour prendre son élan. Ma vue se troublait ! Mme de Morège avait refermé la porte. Elle s’avançait vers moi. Je voyais son visage souriant et doux, tandis qu’à travers sa robe, devenue miraculeusement transparente, il me semblait voir aussi son corps, son corps souple, son corps charmant, son corps nu qui venait à moi, et pour lequel j’avais maintenant les bras hardis et des mains audacieuses…
« Avouez, Paul, me disait quelquefois Mme de Morège, en me montrant le Faune de terre cuite, avouez que c’est lui qui vous a poussé par les épaules et qui a éteint la lumière. »
Et nous regardions en riant le petit Sylvain hilare et vineux, dont la mystérieuse intervention avait uni dans l’ombre nos lèvres ardentes et silencieuses.
_____
(Henri de Régnier, « Les Contes de la Presse, » in La Presse, quatre-vingt-neuvième année, nouvelle série, n° 2896, mardi 9 janvier 1923 ; Joshua Reynolds, « Nymph and Piping Boy, » huile sur toile, c. 1785)