Le père Bourcelet, contremaître dans une fabrique d’horlogerie des environs de Besançon, passait depuis de longues années, aux yeux de ses camarades, pour un habile ouvrier et un homme serviable, d’une bonne pâte et d’un cœur ouvert. Cette réputation changea le jour où il s’avisa d’inventer la fameuse machine à laquelle il donna son nom. Dès ce moment, il fut appelé « traître, assassin, vendu, » et autres désignations plus ou moins agréables, et la vérité oblige à constater que ces qualificatifs étaient quelque peu justifiés.
La bourcelette, en effet, ne constituait pas une de ces mécaniques approximatives dont le rôle se borne à préparer la besogne de l’homme, qui doit ensuite intervenir pour la terminer avec son intelligence et ses doigts. Non, la bourcelette effectuait toute seule un travail complet. C’était une machine à fabriquer les montres ; elle les livrait achevées, sans qu’il y manquât même le verre ; elle baillait les pièces, rouages, vis, ressorts et les assemblait sans le secours d’aucune main. Il suffisait de disposer sur un plateau, à son orifice, le poids nécessaire d’acier et de cuivre, d’or, d’argent ou de nickel, et de mettre en marche, d’un tour de clef, le mystérieux organisme électrique de la machine. En quelques minutes, une montre sortait, finie et parfaite… Prodige de précision et d’ingéniosité, merveille de simplicité dans la complication ! À voir cette machine, puissamment assise sur son piédestal de maçonnerie, avec son volant de fonte grise, sa bielle brillante, ses cadrans indicateurs de métal jaune, les petites lampes à feu rouge ou vert qui s’allumaient successivement pendant le travail, on avait l’impression d’une force et, en même temps, d’une douceur exquise. On doutait que ce fût là l’œuvre d’un simple contremaître qui n’avait jamais passé par les écoles où s’apprend l’art d’inventer. Pourtant, rien n’était plus vrai, et voilà pourquoi Bourcelet était devenu, parmi les ouvriers de la région, un objet de sarcasmes d’abord, ensuite d’injures. Sa machine tuait ni plus ni moins la main-d’œuvre ; où cinq hommes étaient auparavant nécessaires, il y en avait maintenant assez d’un, pour surveiller l’appareil. Dans le délai qu’il fallait autrefois pour établir une montre, la bourcelette en fabriquait dix. C’était un désastre !
Les patrons horlogers eux-mêmes le comprirent ; ils reculèrent devant l’effarante perspective de réduire au chômage les douze mille travailleurs qu’occupait leur industrie dans la contrée.
Un seul, le chef de la maison Vergoux et Cie, osa mettre à l’essai, chez lui, un modèle de la machine imaginée par Bourcelet.
Deux jours durant, tout alla bien. L’appareil accomplissait autant de besogne, à lui seul, que presque l’ensemble des ouvriers de la maison. Mais c’est alors que survint l’aventure extraordinaire dont personne encore n’a pu élucider les circonstances exactes ni pénétrer le secret, et que voici.
*
Une nuit, vers une heure, tandis que tout semblait reposer dans l’usine Vergoux, les veilleurs chargés de la protéger contre l’incendie et les voleurs entendirent un cri terrible, qui partait de la salle où l’on avait installé la nouvelle machine. Ils accoururent, munis de leurs armes, et, étant arrivés à la partie la plus reculée des ateliers, ils eurent sous les yeux un spectacle inattendu et saisissant : Bourcelet, Bourcelet en personne, gisait à terre, évanoui, ensanglanté, une barre de fer à la main. Dans un coin, tombée de son carré de maçonnerie, la machine était renversée, faussée en plusieurs endroits, portant la marque de coups nombreux, une autre barre de fer plongée dans sa cavité centrale.
On constata que le contremaître avait trois côtes de droite brisées. On le ranima péniblement, à l’hôpital où il fut conduit. Il était hébété, semblait ne rien se rappeler.
Enfin, peu à peu, comme se rouvre un poing contracté, la mémoire se réveilla. Il fit un récit coupé de frissons, de prostrations, avec des instants d’exaltation nerveuse qui attestaient la profonde atteinte subite par ses facultés, mais d’un ton où il était impossible de ne pas lire l’absolue vérité.
« J’étais retourné l’autre soir, après dîner, dit-il, dans la salle de la bourcelette. Elle ne m’avait pas paru marcher aussi bien que le premier jour et je voulais vérifier ce qui la gênait avant de lui demander un nouvel effort… J’eus bien vite découvert un méchant écrou qui s’était déboîté, je ne sais comment, sous la tige du régulateur, et me voilà en train de la démonter. »
Bourcelet se mit donc à démonter le régulateur de sa machine, et, en travaillant, il lui parlait, ainsi qu’à un cheval favori… C’est qu’il l’aimait, son œuvre, et qu’il en était fier ! Que de fois, pour amener un patron d’usine à l’adopter, lors de ces luttes inséparables de toute invention, il l’avait vantée, caressée pièce à pièce, membre à membre, comme une personne de chair et d’os qu’on a enfantée !
« Voyez, répétait-il, n’est-elle pas admirable ? Elle sait tout, elle compte, elle pèse, elle choisit, elle reconnaît, elle devine. Elle dépasse le meilleur ouvrier ; elle ne se trompe jamais d’une vis ou d’un pivot… Elle est intelligente, elle a une âme. Il ne lui manque plus que la parole ! »
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Il était neuf heures et le silence pesait dans les vastes locaux vides de leurs diurnes habitants. Une seule lampe électrique, au plafond de la salle, éclairait Bourcelet, tandis qu’avec une clef spéciale il isolait la pièce blessée.
« Ne t’inquiète pas ; ce ne sera rien, ma fille !… murmurait le contremaître. D’ici cinq minutes, le mal sera réparé et tu pourras turbiner comme auparavant… Plus dur que jamais, hein ! pour montrer aux jaloux qui nous crient des sottises qu’on n’a pas peur d’eux ! »
En prononçant ces mots, Bourcelet frappait doucement la machine, de sa main libre.
Il s’aperçut qu’une des deux lampes rouges placées sur la face venait de s’allumer.
« Tiens ! pensa-t-il, il y a donc du courant ? »
Mais il eut beau chercher, il ne trouva rien d’anormal : tous les commutateurs étaient bien tournés à l’arrêt. Aucun fluide électrique ne pouvait animer la bourcelette.
Pourtant, la lampe restait allumée. Sa lumière tremblotait, diminuait, puis se ravivait, comme un œil baisse et relève alternativement sa paupière.
« Ah ! ronchonna Bourcelet. Nous allons voir ! »
Un à un, il détacha les câbles qui amenaient à la machine immobile l’énergie nécessaire pour le mouvement et l’éclairage. De cette manière, aucun doute ne subsistait.
Mais la lampe ne s’éteignit pas. Au contraire, le second feu rouge s’alluma aussi, puis un vert, au-dessus, au milieu de l’espèce de front que formait à la bourcelette une plaque en cuivre.
L’inventeur avait lâché la machine et, envahi d’une vague inquiétude, il la regardait. Alors, il observa un phénomène incroyable : la machine penchait, glissait de son socle de mœllons solides, touchait le sol, s’y laissait tomber comme une bête ; et là, ses yeux rouges, son œil vert, toujours éclairés, elle marchait. Elle marchait ; sa bielle repliée se détendait, son volant tournoyait avec un ronflement, on entendait sa respiration huilée. Elle avança sur Bourcelet.
Celui-ci, dans l’inouï du prodige, restait figé. Il se frotta les yeux : une hallucination ? Non pas, la réalité, puisqu’il devait battre en retraite, reculer contre le mur… Là, il attendit.
La machine arriva jusqu’à lui… Il se sauva dans un angle ; la machine obliqua pour le suivre.
C’était fou, diabolique ! Mais c’était une réalité. La machine vivait ; l’âme que Bourcelet s’était plu à lui décerner, cette âme s’éveillait… La machine était intelligente. Ah ! Ah ! Il ne lui manquait plus que la parole !… Des pensées confuses, insensées, battaient les tempes de Bourcelet. Il se sentait des inquiétudes bizarres, des remords inconnus ; il songeait aux ouvriers dont sa machine, une fois adoptée, tuerait le travail et mangerait le pain. Il croyait voir du sang dans les prunelles écarlates des ampoules…
Ah ! Ah ! la bourcelette avait une âme ! Il l’avait trop dit, il en était trop fier ; la bourcelette allait punir cet orgueil et venger les camarades menacés dans leurs moyens de vivre !…
Mais Bourcelet cessa de déraisonner et reprit son sang-froid, résolu à se défendre. Entre les quatre murs blancs, où la rosace du plafond répandait une lumière crue, s’engagea une lutte implacable. Homme contre machine, esprit contre matière, l’un se dérobant, l’autre pourchassant. La bourcelette bouchait maintenant, de sa masse d’acier et de cuivre, l’unique porte. L’inventeur avait ramassé deux barres de fer et en tenait une dans chaque main. Ils tournaient ainsi l’un autour de l’autre ; la machine parfois s’arrêtait, avait l’air d’hésiter, de réfléchir, puis elle s’élançait brusquement, d’un bloc, comme un tigre de métal. À présent, elle produisait le même bruit que lorsqu’elle travaillait : un bourdonnement de ruche, qui la faisait trembler du haut en bas. Sur ses gros pieds de fonte, elle virevoltait, heurtait les murs, un coup à droite, un coup à gauche… reculait, avançait.
Elle atteignit Bourcelet, qui se jeta en arrière et, d’une de ses barres, creva un œil rouge. Hagard, il avait la sombre fureur d’un père frappant son enfant.
La machine revint ; son volant ronflant à toute vitesse toucha l’épaule de l’homme, arracha par son frottement de meule un lambeau de vêtement et de peau ; du sang gicla.
« Oh ! » grogna Bourcelet.
Il fit sauter le second œil rouge et aussi l’œil vert, creva d’un troisième choc une paroi d’aluminium par où coulèrent des organes intérieurs de la machine, tuyaux brisés, menus engrenages, fils enchevêtrés. Elle chancelait, atteinte aux œuvres vives. Cependant, elle donna un nouvel effort : son régulateur aux deux boules de bronze alla cogner la cuisse de l’homme. Il jura sous la douleur paralysante… Allait-il se laisser écraser par cette vermine ?
La machine l’avait acculé au fond de la salle ; elle approchait de lui sa bielle d’acier bleu. Cette bielle, actionnée par l’infernale force du mystère, se mouvait si rapidement qu’on ne la distinguait plus que sous la forme d’un nuage coupé d’éclairs. Bourcelet voyait venir cela – cette jambe infatigable dont le genou, en le heurtant, devait le tuer. Il comprenait que, s’il ne terrassait pas l’ennemie sans délai, il était mort… Le désespoir décupla ses forces : il visa l’orifice étroit qui servait de gueule à la machine et y enfonça un de ses épieux, férocement, sauvagement. La bourcelette frémit, ses membres s’agitèrent avec moins de vélocité, cessèrent de vivre ; elle s’inclina sous le poids de son vainqueur qui utilisait sa barre comme levier et tomba sur le flanc. Mais, à un moment où Bourcelet frôlait la bielle, un spasme d’agonie la détendit une dernière fois : l’homme, les côtes enfoncées, hurla de souffrance et s’abattit. On sait le reste.
Si Bourcelet se remit des suites physiques de ce duel, son esprit en garda l’empreinte profonde. Il détruisit de ses mains ce qui restait de la bourcelette ; on n’en fit pas d’autre modèle.
Maintenant, le contremaître déclare, à qui veut l’entendre, que la Matière, même asservie aux moindres caprices de l’homme, possède une âme, le don de haïr, celui de punir.
Il assure qu’on a trop inventé de machines et qu’un jour, comme s’échappent les hôtes d’une ménagerie, on verra toutes ces machines se répandre sur le monde et le ravager. Ce sera une nouvelle révolte des esclaves.
Bourcelet est un pauvre homme. On parle de l’interner. C’est le sort réservé à la plupart des inventeurs !
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(Marcel Roland, « Contes et nouvelles, » in Le Radical, organe du Parti Radical et Radical-Socialiste, trentième année, lundi 5 septembre 1910 ; gravure de Frans Masereel pour La Révolte des machines de Romain Rolland, 1921. Sur le même thème, le lecteur pourra se reporter aux textes d’Émile Goudeau et de Han Ryner déjà publiés sur ce site)