HISTOIRE D’UN MANUSCRIT PERDU ET RETROUVÉ
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ART. 2850.
Journal. – Perte d’un manuscrit déposé par un collaborateur. – Responsabilité du journal. – Cession du droit de publication. – Réserve de la propriété de l’œuvre pour la réimpression.
Un auteur n’est pas fondé à demander des dommages-intérêts à un journal sous prétexte qu’une nouvelle de lui, reçue et payée, n’a pas été publiée, si en fait le journal ne s’était pas engagé à imprimer cette nouvelle dans un délai déterminé. (1)
Un journal est responsable de la perte d’un manuscrit égaré dans ses bureaux, lorsqu’il est démontré que l’auteur ne lui avait cédé que le droit de le publier, en se réservant la propriété de son œuvre pour sa réimpression et sa reproduction. (2)
C’est en vain qu’en ce cas le journal soutiendrait que dans l’usage les journaux ne sont pas responsables des manuscrits qui leur sont adressés ; cet usage n’existe que pour les écrits provenant de personnes étrangères à la rédaction, mais non lorsque le manuscrit a été reçu en vertu d’une véritable cession de la part d’un auteur qui était un des collaborateurs du journal. (3)
(Trib. civil de Lyon (1ère Ch.), 19 janvier 1881. — De Vaux c. le Petit Lyonnais.)
Le Tribunal civil de Lyon (1ère Chambre) a rendu en son audience du 19 janvier 1881 le jugement suivant, qui fait connaître les circonstances du procès :
Le Tribunal : — Attendu qu’il résulte des explications des parties que, dans le courant de l’année 1877, le sieur De Vaux, homme de lettres, a cédé au journal le Petit Lyonnais une nouvelle intitulée : Le Fusil du Diable ; — Attendu que le sieur De Vaux réclame, par erreur, le prix de cette cession, puisque, à la date du 13 février 1879, il adressait au représentant du Petit Lyonnais, la déclaration suivante : « J’ai touché hier les 200 francs qui me revenaient sur mon roman : Le Fusil du Diable ; » — Attendu que le sieur De Vaux n’est pas mieux fondé à demander des dommages-intérêts, sous prétexte que la nouvelle dont il s’agit n’a pas été publiée ; — Attendu, que, sans doute, le journal le Petit Lyonnais, en s’abstenant de donner place dans ses colonnes au roman qu’il avait acquis, a privé le romancier de la notoriété qu’une publication aurait donnée à son œuvre ; mais qu’il n’existe au dossier aucun document de nature à établir que le journal s’était engagé à imprimer, dans un délai déterminé, le roman du sieur De Vaux ; — Attendu que le journal est, au contraire, responsable de la perte du manuscrit qui a été, paraît-il, égaré dans ses bureaux ; qu’en effet il est suffisamment démontré, par les circonstances de la cause, que le sieur De Vaux n’avait cédé au Petit Lyonnais que le droit de publier, dans sa primeur, la nouvelle en question, et qu’il s’était réservé la propriété de cette œuvre pour sa réimpression et sa reproduction ; — Attendu que vainement le Petit Lyonnais soutient que, dans l’usage, les journaux ne sont pas responsables des manuscrits qui leur sont adressés ; — Attendu que cet usage existe, il est vrai, pour les écrits provenant de personnes étrangères à la rédaction, parce qu’on ne saurait raisonnablement imposer aux journaux la conservation indéfinie et la restitution éventuelle d’articles souvent anonymes ; mais qu’il en est autrement lorsque, comme dans l’espèce, le manuscrit égaré avait été reçu en vertu d’un véritable cession, de la part d’un auteur qui était un des collaborateurs du journal ; — Attendu que, d’après les éléments du procès, il est équitable d’allouer au sieur De Vaux la somme de 300 francs pour réparation de la perte de la nouvelle dont il vient d’être parlé ;
Par ces motifs, dit et prononce que la société du journal le Petit Lyonnais est condamnée à payer au demandeur la somme de 300 francs à litre de dommages-intérêts ; — Rejette toutes autres fins et conclusions des parties ; condamne en outre ladite société aux intérêts de droit et aux dépens.
Observations. — Le jugement ci-dessus rapporté, en même temps qu’il a reconnu la responsabilité du journal le Petit Lyonnais vis-à-vis d’un de ses rédacteurs qui lui avait cédé le droit de publication d’une de ses œuvres dont il avait égaré le manuscrit, a posé en principe que les journaux n’étaient pas, dans l’usage, responsables des manuscrits qui leur étaient déposés par des personnes étrangères. L’usage que vise le Tribunal est-il sanctionné par la jurisprudence et reconnu par la doctrine ? La question s’est déjà présentée et un jugement du Tribunal de commerce de la Seine rendu dans une affaire de Vailly, le 13 avril 1877 (Gaz. Trib., 6 mai 1877), décide, au contraire, que le dépôt d’un manuscrit dans les bureaux d’un journal constitue un dépôt volontaire dont le dépositaire est responsable en cas de perte, et qu’un avis inséré en tête du journal ne saurait être considéré comme dégageant le directeur du journal de toute responsabilité. Ce jugement ajoute, il est vrai, qu’il en est ainsi alors tout au moins qu’il y a eu accusé de réception ou récépissé lors de la remise du manuscrit. Cette restriction se rapproche singulièrement de celle qui se trouve dans le jugement que nous reproduisons aujourd’hui. Les deux décisions eussent exonéré le journal, pensons-nous, si les manuscrits, au lieu d’avoir été remis directement dans les bureaux du journal, l’un en vertu d’un traité, l’autre contre un reçu, eussent été remis sans reçu ou jetés à la boîte, comme cela se fait journellement. Dans ces dernières hypothèses, il y a eu un fait volontaire du propriétaire du manuscrit qui s’est sciemment exposé aux conséquences de sou dessaisissement, sans garantie et sans engagement de la part du journal. Nous ne saurions admettre qu’un tel fait constitue un dépôt comme le dit le jugement du Tribunal de commerce de la Seine (voir Pouillet, Propriété littéraire, n° 314) ; car le dépôt est un contrat qui suppose nécessairement le consentement du dépositaire à le recevoir. Or ici, il n’y a pas de consentement du dépositaire et il ne peut dépendre du déposant d’obliger celui-ci, malgré lui.
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(1) Conf. Pouillet, Prop. litt., n° 308. — Contrà Renouard, Droits d’auteur, n° 186 et 187.
(2) (3) Voir nos observations à la suite de ce jugement.
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(in Annales de la propriété industrielle, artistique et littéraire, journal de législation, doctrine et jurisprudence françaises et étrangères, vingt-neuvième année, tome XXVII, n° 12, décembre 1883)
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Nous ignorons si le manuscrit du baron de Vaux, égaré par le Petit Lyonnais, a finalement été retrouvé, s’il en avait conservé un double ou s’il a dû réécrire sa nouvelle, mais Le Fusil du Diable est paru en feuilleton une vingtaine d’années plus tard dans les colonnes du Gil Blas.
Le baron de Vaux est surtout connu pour ses ouvrages de référence sur la chasse et l’équitation. Le Fusil du Diable est un pamphlet antispirite d’une lecture très agréable ; c’est, semble-t-il, sa seule incursion dans le domaine de la fiction.
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LE FUSIL DU DIABLE
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Pour Valtesse.
Chaque année, dès que la belle saison arrive, quelle que soit la situation de mes finances, je plie bagages et vais oublier Paris dans un coin quelconque de la France.
L’an passé, fidèle à mes habitudes, et à la suite de mécomptes dont la révélation n’est pas indispensable au développement de ce récit, je m’exilai au fond de l’Artois. Je m’en fus planter ma tente chez un ami que la mort de mon vieux compagnon d’armes Billaudel m’avait appris à connaître et surtout à aimer.
Je ne connaissais pas la Picardie, qui est aux portes de Paris, quoique l’ayant traversée plusieurs fois ; aussi ce voyage fut pour moi un vrai plaisir.
Mon ami, qui habite Hesdin, un des endroits les plus pittoresques de cette province, m’avait préparé une retraite charmante, se composant d’une petite maison grise à deux étages, bâtie sur le versant d’une verte colline ombragée de chênes, de trembles, de noisetiers, de sureaux et d’acacias. J’avais, à quelques pas de ma porte, sur la droite, un jardin où croissaient à leur guise des milliers de fleurs que la mère de mon ami avait plantées à l’aveuglette, et, sur la gauche, un torrent minuscule, dérobé à la Tournaise, qui dégringolait des roches artificielles à travers lesquelles on l’avait amené, avec des allures et des façons de Niagara.
Mon nid était disposé de si adroite façon que je recevais le matin les premiers rayons du soleil, et qu’après l’avoir perdu de vue, durant la journée, grâce à un dôme impénétrable de verdure, je le voyais le soir, par une baie sagement ménagée, s’ensevelir dans les abîmes pourpres de couchant.
De ce domaine lilliputien, connu à cent toises à la ronde sous le nom de Foucarville, que lui avaient donné les Compagnons du Soleil, compagnie qui est à Hesdin ce qu’était autrefois la Fraternelle à Bordeaux, mon regard embrassait les grandes lignes d’ensemble et les moindres détails de la forêt centenaire qui domine la ville comme un théâtre. Les masses sombres et trapues de la forêt avaient l’air d’hésiter ou de se refouler par un sentiment de prudence ou de crainte.
À l’aube des jours clairs, les lueurs tendres et rosées du matin faisaient ressembler le rocher artificiel de mon jardin à la bouche entrouverte de quelque Titan endormi. À midi, sous les feux perpendiculaires du soleil, la roche de Foucarville éclatait de rire. Le soir, obliquement éclairée, elle avait l’air d’une tête colossale pétrifiée au milieu de quelque foudroyante imprécation. Par les temps gris, elle semblait bâiller à briser ses mâchoires de pierre.
Dans ma coquette Thébaïde, je menais, à proprement parler, une existence de loup. Mon chien Pschutt était le seul être vivant que j’eusse admis à partager mon exil, et, sauf mon ami qui venait chaque jour me rendre visite, et les propriétaires du château de Lausprelle où je prenais mes repas, je ne voyais personne.
Le matin, dès l’aube, par vent, grêle ou soleil, je me mettais en campagne.
Je m’enfonçais dans la forêt, où, à chaque pas, je rencontrais des sites nouveaux, – les uns riants comme un sourire de printemps, les autres sévères comme une peinture espagnole, – m’offrant des tableaux du plus bizarre assemblage.
Quand je me sentais honnêtement cuit ou trempé, selon le temps, je regagnais par de nouveaux chemins le château de Lausprelle où je trouvais servis, sur une vaste table en vieux chêne, des œufs frais, un quartier de jambon et plusieurs autres plats dont le choix faisait le plus grand honneur à la science culinaire de la maîtresse de la maison. Après mon déjeuner, que j’allongeais par de familiers bavardages, je faisais atteler la vieille Lowe, qui me ramenait à Foucarville ; ou, tantôt je faisais une sieste sur un hamac installé près du perron et où parfois je me plongeais dans une pénombre dont je réglais l’intensité par un jeu habile de rideaux et de volets. C’était l’heure sacrée du travail, de la lecture ou de la réflexion.
Le champ de mes études n’avait de bornes que mon caprice, et dans l’informe pyramide de livres qui s’élevait sur la tablette de mon bureau, on pouvait trouver des notes de sport, des scénarios de romans, des sonnets, des études sur l’équitation ancienne et moderne, quelques légendes picardes, et une salade de considérations sur le magnétisme et les sciences abstraites.
Ma bibliothèque, composée à la diable, renfermait les éléments les plus hétérogènes. Le Jésus de Renan y coudoyait les Mémoires de Casanova ; Bossuet s’y trouvait nez à nez avec Manon Lescaut ; Mlle de Maupin donnait le bras aux Forestiers, de Georges Vallée ; et dans un des casiers, les élucubrations de Desbarolles et d’Allan-Kardec s’inclinaient, confuses, devant les lumineux travaux de Claude Bernard.
Chaque semaine, je recevais, par les soins de mon ami Guyénot, les livres en vogue, que j’empilais sur une table placée à portée de mon coin de feu.
Après avoir suffisamment dormi ou médité, j’allais de nouveau me griser, à petites doses, de grand air, de lumière et d’immensité.
Les ruines du vieux château d’Hesdin avaient, de temps en temps, ma visite. La vue de ses murailles encore fièrement debout, dont les crêtes noircies sont enlacées par les mille festons de la pariétaire, était un de mes plaisirs les plus vifs.
Le morne silence qui règne là n’est troublé que par les oiseaux, les chats, les fouines, les rats et les souris, libres de trotter, de se battre, de se manger. Une invisible main a partout écrit le mot Mystère.
Si, poussé par la curiosité, vous alliez voir cette antique demeure seigneuriale, vous seriez reçu par le père Laporte, qui s’est fait construire, dans l’enclos de l’ancien fief, une petite maison si complètement isolée, qu’il est fort difficile de la trouver lorsqu’on n’est pas du pays.
Devant ce logis, est une immense cour où s’ébattent à leur aise des poules et des canards ; d’un côté de la cour se trouve l’écurie, de l’autre, les granges et magasins à fourrage. Là aussi, les plantes que nous appelons mauvaises décorent de leur belle végétation les brèches irrégulières de ce logis.
Le père Laporte, qui ne songe qu’à une chose : vendre les ruines du vieux château d’Hesdin, n’a pas le temps d’introduire dans ce coin de terre la propreté minutieuse qu’on rencontre dans les Flandres. Il professe au contraire une crasse indifférence pour le confort. Vendre le vieux château, avec ses dépendances, est bien plus sérieux qu’arracher l’herbe qui croît entre les pavés. Vous raconter la visite qui a été faite par un haut personnage est bien plus intéressant que le balayage de sa maison.
Cette maison, composée d’un étage au-dessus du rez-de-chaussée, renferme une pièce des plus curieuses, dans laquelle je crois devoir faire une halte. Cette pièce est tout à la fois le salon, la salle à manger de gala et le bureau du brave homme. Les murs de cette pièce sont tapissés avec les cartes de visite que laissent les voyageurs qui viennent aux ruines. Tout l’armorial d’Europe se trouve là, car le père Laporte, qui a une prédilection pour l’aristocratie, à laquelle il appartient, dit-il, rejette sans pitié les cartes sur lesquelles ne figurent aucun titre de noblesse ; ce sont ses parchemins et c’est avec orgueil qu’il vous les montre.
Vous ne sauriez croire jusqu’où l’a mené cette innocente manie. Ainsi, comme mon ami m’avait présenté à lui comme le prince de R…, il me fallut accepter, bon gré, mal gré, l’hospitalité que m’offrait ce brave homme.
Comme je ne comptais regagner Paris qu’après l’ouverture de la chasse, je pris l’engagement de venir terminer mes vacances dans ce logis.
Au moment où je prenais congé du père Laporte, pour regagner le château de Lausprelle, une bonne grosse fille, pleine de fraîcheur et de jeunesse, n’ayant d’autre beauté que celle improprement nommée la beauté du diable, vint m’offrir, en souvenir de ma visite, une collection de monnaies espagnoles, trouvées au pied de la tour.
Blanche – tel était le nom de l’héritière du père Laporte – avait, comme son père, la manie, très excellente du reste, d’aimer la noblesse ; et comme elle était encore à marier, elle avait le plus grand désir d’épouser un gentilhomme. La nature n’avait pas été d’une grande prodigalité à son égard. Les pieds de Blanche étaient larges et plats ; sa jambe, qu’elle laissait souvent voir, sans y entendre malice, ne pouvait être prise pour la jambe d’une femme.
C’était une jambe nerveuse, à petit mollet saillant et dur comme celui d’un matelot. Une bonne grosse taille, un embonpoint de nourrice, des bras forts et potelés, des mains rouges, tout en elle s’harmonisait aux formes bombées, à la grasse blancheur des beautés du Nord. Des yeux d’une couleur indécise, et à fleur de tête, donnaient au visage, dont les contours arrondis n’avaient aucune noblesse, un air d’étonnement et de simplicité moutonnière qui lui seyait à merveille : si Blanche n’était pas innocente, elle semblait l’être.
Son nez aquilin contrastait avec la petitesse de son front, car il est rare que ce nez n’implique pas un beau front. Des cheveux blonds et d’une longueur extraordinaire prêtaient à la figure de Blanche cette beauté qui résulte de la force et de l’abondance, les deux caractères principaux de sa personne. Ses formes protubérantes, sa taille, sa santé vigoureuse, arrachèrent à mon ami cette exclamation :
« Quel beau brin de fille ! »
(À suivre)
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(Charles-Maurice de Vaux, in Gil Blas, dix-neuvième année, n° 6843, vendredi 12 août 1898 ; illustration de Linley Sambourne pour The Water-Babies, A Fairy Tale for a Land Baby, de Charles Kingsley, 1863)