« Toi, tu as été voir une femme ! »
Soupçonneuse et courtaude, dressée sur la pointe des orteils, Mme Dalevard scrutait le visage impassible de son mari.
M. Dalevard haussa les épaules.
« Tu m’embêtes ! dit-il avec résignation… Donne-moi ma veste de molleton et mes pantoufles. »
Lorsqu’il eut bourré sa pipette d’écume, M. Dalevard eut un de ces sourires intérieurs qui éveillent un rayonnement visible sur les traits du visage détendu.
« C’est vrai que j’ai été voir une femme ! » pensa-t-il.
Mme Dalevard aurait eu vraiment mauvaise grâce à se montrer jalouse, car le hasard d’une rencontre avait tout fait et il n’y avait pas eu la moindre préméditation de la part du mari coupable.
M. Dalevard était sorti, ce jour-là, de son bureau, vers six heures, comme de coutume. La blondeur embuée qui traînait au ras de l’avenue l’avait incité à la flâne. Il musait dans le Paris printanier, distrait par le mouvement, la lumière et le bruit. Un étourdissement léger imprécisait la promenade de ce sédentaire, lui prêtait un vague et un fondu qui la faisaient participer du rêve plus encore que de la réalité.
Le passant frôlait la glace d’une vitrine lorsqu’il eut, soudain, la sensation très nette que quelqu’un le regardait fixement.
Il s’arrêta. Une femme avait cloué ces yeux dans les siens, une femme au mince visage en triangle dont un turban de satin bleu serrait les tempes, une femme qui souriait avec ironie, une femme immobile à jamais, une femme peinte et dressée contre un chevalet de bois noir.
M. Dalevard subit l’ordre de ce regard et accepta l’emprise qu’il commandait. Il appuya son front contre la vitre et contempla goulûment le visage apparu, comme un homme altéré, qui a découvert un filet d’eau froide, le capte et l’avale.
Un fluide mystérieux reliait l’homme et l’image peinte. Dans le fracas du boulevard, à l’écart de la ruée humaine, il y eut une reconnaissance, un pacte et un échange. Le portrait offrit une part de beauté éternelle et sans cesse renaissante ; l’homme proposa, en retour, la somme de tendresse, de désir et de béatitude qu’il avait emmagasinée, depuis cinquante années, au fond de son cœur.
M. Dalevard ne sut jamais le temps qu’il était demeuré devant l’image admirable, mais lorsqu’il s’arracha à cette contemplation, il sentit qu’il garderait, durant le reste de sa vie, l’empreinte du visage étroit, aux lèvres retroussées, aux yeux inconnaissables, dont une étoffe bleue nouait les tempes que l’on devinait creuses sous le turban.
Mme Dalevard oublia bien vite le soupçon qui l’avait effleurée, un soir que son mari était revenu de son bureau plus tard que de coutume, avec une langueur étrange dans les prunelles. Mme Dalevard était une femme de bonne volonté qui pensait faire le bonheur de son époux en tenant la maison en ordre, en veillant au linge et à la cuisine, en ne mettant pas le budget annuel en déficit.
Si Mme Dalevard avait connu le rôle que jouent les invisibles et les impondérables dans l’existence, elle eût frémi, car depuis la rencontre de M. Dalevard et de la femme au turban bleu, un témoin s’était glissé dans la vie conjugale.
Que ce fût au lit, à table ou à la promenade, M. Dalevard, que cette obsession harcelait, ne pouvait manquer d’établir un parallèle désolant entre la face lunaire de sa compagne et le mince masque tragique de celle à qui il avait dédié le meilleur de sa sensibilité. Toute intimité avait disparu de ce ménage que la femme au turban bleu occupait en son centre, comme un noyau dans un fruit. Et – si peu intuitive que fût Mme Dalevard – elle sentit bien la fêlure incompréhensible par quoi son humble bonheur, goutte à goutte, s’épuisait.
Jamais M. Dalevard ne chercha à revoir le tableau. Il traversait le boulevard, pour éviter la boutique profonde où son âme s’était engouffrée. Il savait que le charme avait opéré et que le portrait de la femme au turban bleu n’était qu’un pauvre assemblage de couleurs, d’huile et de toile, par rapport à l’image vivante que son sang à lui nourrissait.
Et ce fut, dès lors, le mensonge latent qui glace par ses réticences les rapports de deux êtres mal assemblés. Nul remords chez M. Dalevard qui ne pouvait décemment s’accuser de tromper sa femme avec un souvenir ; bien mieux : avec le souvenir d’une apparence inanimée. Et, pourtant, l’homme sentait confusément que cette trahison spirituelle l’engageait par une ardeur plus profonde qu’un contact passager avec l’une de ces filles qu’il croisait quotidiennement à la sortie de son bureau.
Plusieurs, parmi les collègues de M. Dalevard, avaient des maîtresses dont ils aimaient à confier l’aventure à leurs amis. L’adultère bourgeois ballonnait ses fantoches que M. Dalevard dédaignait. Le complice de la dame au turban bleu les dominait de ses amours immatérielles, et les dépassait tous dans le crime.
Or, il advint qu’un soir la congestion abattit cet homme, à l’instant qu’il rentrait chez lui, la tâche faite. Le docteur ne cacha pas à Mme Dalevard que son mari était perdu et il s’employa, par la combinaison des piqûres et des saignées, à diminuer l’horreur de cette agonie.
Le malade semblait plongé dans le coma, lorsqu’il ouvrit les yeux. Il fixa sa femme, sans la reconnaître, et murmura :
« Le turban bleu ! Le turban bleu !
– Quel turban bleu ? demanda Mme Dalevard qui tremblait.
– La femme au turban bleu ! »
Mme Dalevard jeta les yeux autour d’elle. Une écharpe tricotée, d’un bleu criard, traînait sur une chaise, dans le désarroi mortel de la chambre ensanglantée. Une de ces inspirations qui transfigurent parfois les femmes les plus ordinaires et dépassent leur propre compréhension illumina tout à coup Mme Dalevard… Elle saisit l’écharpe, la noua en manière de turban autour de ses tempes et pencha vers le moribond son visage bouffi que les larmes ravinaient sous le bandeau grotesque. Et elle se força divinement à sourire.
M. Dalevard se souleva sur les coudes. Un ravissement prodigieux défripa ses traits et il bégaya :
« Le turban bleu ! »
Sa tête alors retomba sur l’oreiller et la mort ne fit que prolonger son extase, à l’infini…
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(Albert-Jean, « Conte du Journal, » in Le Journal, n° 11233, vendredi 20 juillet 1923 ; Johannes Vermeer, « Meisje met de parel » [La Jeune Fille à la perle], huile sur toile, c. 1665)