à Madame Clairette Santelli

 
 

Monsieur Durand, l’arme sur l’épaule, convoitait la proie glorieuse d’un des grands oiseaux du large, qui, du bout de leurs ailes, semblaient frôler le bord bleu du firmament. Ses traits qui, jadis peut- être, furent vifs à composer avec mystère son sourire ou son image en peine, s’étaient déliés en un visage inerte, involontaire et gras. Un béret et des étoffes multicolores, dont elle se pavoisa, aggravaient par leurs contrastes la face pourpre de madame Durand, d’une laideur artificielle et éclatante. Un fils, né de leur chair sans grâce, avec une petite âme prudente, immobile et cruelle, demeurait dans l’ombre familiale, souhaitant, pour le plaisir d’un joujou rare et chaud encore, la mort du goéland aux grandes plumes pâles ; et il était cependant frère des enfants qui tendent leurs bras frêles à la vie, et dont le clair regard étonné, qui frissonne comme une eau bleue, pleine de printemps, mêle à toutes les vieilles choses, plus jeunes à s’y mirer, en leur éternité, comme un souvenir de ciel. Le geste étriqué, comme s’ils craignaient de se heurter encore aux murs étroits de leur boutique, ils restaient, comme des étrangers hostiles à toute cette nature en fête, dont l’âme, à travers le silence, s’exprimait, d’âme à âme, à celle de l’homme.

Autour d’eux, tout vivait, tout s’unissait à vivre. Le soleil était la lumière du flot, qui l’animait de son rythme, et les vagues dépliaient leurs clartés chantantes, cueillies à l’horizon. La lumière des printemps passés s’érigeait au fil des épis, qui, comme des cierges d’or, montaient en plein azur, les coquelicots semblaient les calices rouges, où la terre tendait son sang vers le soleil. Des blés, moissonnés par l’éclair recourbé des faulx, et qui s’inclinaient, avec le geste lent et triste de choses blessées, pour mourir, s’élançaient des papillons, comme leur âme légère et délivrée ; sans doute, la clarté de l’astre neigea parmi les blés, et s’était mis à battre en cet arc-en-ciel d’ailes. Les femmes, la poitrine lourde de toutes les floraisons futures de la race, emportaient, liés à leurs gerbes, les désirs des hommes.

Soudain, un coup de feu, brutalement, emplit l’espace bleu. La terre cria par tous ses échos. Sur la lueur renversée des faulx, les paysans s’étaient arrêtés. Il y eut tout à coup moins de lumière au ciel, moins de silence dans le monde. Un des oiseaux, la forme ailée et voyageuse de tout ce paysage, était tombé avec des cris rauques ; grotesque,  une aile rompue, battant de l’autre, à grands gestes fous, pour s’envoler encore, il courait sur le sable. L’enfant l’environnait, tapant des mains, avec un rire de joie, et n’osant s’en saisir, de peur du bec et du sang.

Le père noua ses doigts au col flexible et blanc du goéland. Puis ils s’agrippèrent étroitement autour de la poitrine ; et l’agonie commença. Sous l’étreinte, le corps, vêtu de claire écume, se débattait, se gonflait, se tendait ; la tête sanglante se soulevait pour respirer encore un peu ; et chaque gorgée d’air qui s’en allait était un peu du souffle bleu du ciel. Au creux de ses grosses mains cruelles, lâches, crochues à s’acharner sur l’épargne, il emprisonnait la vie tout entière ; et le rythme de l’univers, résumé au battement du cœur du grand oiseau douloureux, palpitait entre ses doigts, ne voulant pas mourir encore. Du fond de sa conscience et des temps, pervertie et raffinée à toutes les civilisations, l’instinct des grands aïeux farouches, qui luttaient contre les fauves, s’exaltait au geste ridicule et lourd de cet homme, qui tuait et prolongeait la mort, pour l’unique volupté de tuer ; car, à l’exemple des forêts primitives qui composèrent la terre, notre âme est faite de passés innombrables, et nous ne sommes jamais que des cimetières vivants.

« Il ne veut pas crever, l’animal, » s’écria l’homme avec colère.

Ses mains rapaces, qui paraissaient agir d’une vie propre, se ruèrent plus âprement sur la bête de blancheur et de joie. Tragique et bouffon, il s’indignait de ce que, malgré sa volonté, elle s’obstinât à se débattre et à vouloir vivre, elle aussi. Ses yeux, qui se closaient au soir, pleins d’étoiles, et se rouvraient le matin, emplis d’aurore, tremblaient. Peut-être à sa mémoire obscure revivait l’image oubliée de quelque oiseau, aux plumes blanches comme les siennes, qui tomba, comme lui, après le même son mystérieux, qui n’était pas la rumeur familière du flot ; sans doute, de tout l’effort du pauvre être primitif et blessé qu’il était, cherchait-il à imaginer les rapports inconnus entre ce bruit, cette plaie rouge, à son côté, ces mains injustes, qui lui faisaient si mal. D’un effort suprême, voulant de l’air, encore, quand même, dans l’angoisse lente et infinie d’étouffer, et voulant s’évader, de la souffrance et de la mort, dans l’azur coutumier, le grand oiseau ouvrit son aile, renversa sa tête vers le soleil ; de ses plumes hérissées d’horreur, en une convulsion dernière, il dispersa son sang sur les mains rouges, et mourut.

Ils s’en retournaient vers la ville, l’enfant portant, comme un trophée, l’oiseau, dont les ailes traînaient dans la poussière, et dédiant à son père le regard d’admiration de ses prunelles trop pâles, la femme, d’une allure plus soumise. « Père, le mangerons-nous ? – Il n’est pas même bon à cela. » Et à ces paroles, toute l’inutilité et la lâcheté du meurtre se révélaient. « Qu’en ferons-nous ? » Et fier de reposer sa tête conjugale sur cette poussière de neige et d’aurore, il répondit : « Avec les plumes, un oreiller. »
 
 

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(Jacques Marion, in L’Hémicycle, revue littéraire illustrée, n° 19-20, juillet-août 1901)