J’avais un ami que j’aimais bien et qui était très malheureux. Il avait épousé une femme qu’il ne comprenait pas. De fait, elle était indéchiffrable. Elle avait le visage de la Joconde en plus fin, plus allongé et, sur ses lèvres, le fameux sourire devenait ironique et méprisant. Elle paraissait bien faite, quoiqu’elle s’habillât de façon démodée, accumulant trop de jupons sous des robes trop longues. Ses mains étaient belles ; de ces mains pâles qu’on pressent, on ne sait pourquoi, oisives, faites uniquement pour tisser dans l’ombre des trames mystérieuses, pour nouer ces fils qui entravent et paralysent les êtres que ces mains-là ont sous leur dépendance. Énigmatique et secrète, cette femme était-elle loyale ou fourbe, tendre ou perverse ? Son âme évasive et fuyante échappait à toute analyse. Devant son regard tranquille, on demeurait inquiet, tremblant, comme devant ces eaux vertes à la surface pacifique et perfide, qui cachent, en leur profondeur, des écueils dangereux et redoutables.
Pour engager, sans en avoir l’air, mon ami à se tenir sur ses gardes, je lui contai en riant la légende de ce Raimondin qui s’était juré d’épouser la plus merveilleuse créature que la terre ait portée. Pour la chercher, il parcourut tous les pays alors connus. Après bien des voyages, il désespérait de la rencontrer jamais, lorsqu’un jour, passant en felouque à proximité d’une grève, il aperçut, couchée sur le rivage qu’il côtoyait, une jeune femme d’une beauté sans pareille. Il aborda précipitamment, mais quelque diligence qu’il y eût mise, elle avait disparu. Il battit la contrée et, enfin, il apprit qu’elle s’appelait Mélusine, nom qui signifie : brouillard de la mer, et qu’elle vivait inconnue dans une vieille tour abandonnée… On la disait de noble race, de naissance mystérieuse, descendante des antiques sirènes. Raimondin se fit conduire auprès d’elle. À la connaître, il n’éprouva pas de désillusion. Belle à miracle, spirituelle, chantant à ravir, jouant du luth, Mélusine était véritablement une perfection.
Tout de suite, Raimondin fut éperdument amoureux. J’oubliais d’ajouter que ce jeune Raimondin était le fils d’un seigneur fort puissant et fort riche, représentant, même pour une descendante des antiques sirènes, un superbe parti. Aussi Mélusine, une fois au courant de sa situation, ne fit-elle aucune façon pour le suivre. Triomphant, Raimondin la fit donc monter dans sa felouque et la ramena dans son pays où il l’épousa en grande pompe. Oncques n’avait vu dame aussi parfaite que Mélusine, Ce n’était au château du père de Raimondin que cris d’admiration et félicitations au jeune couple. Mélusine était déclarée délicieuse et son mari était bien de cet avis, jusqu’à l’instant où il s’avisa que pourtant il avait à reprocher à sa femme… dis-je à mon ami, précisément ce que tu reproches à la tienne, quelque chose d’indéfinissable, d’inquiétant… Il se demandait comment il parviendrait à se faire une opinion sur sa si charmante et trop déroutante compagne, lorsqu’il observa qu’elle se refusait les veilles de dimanches, c’est-à-dire tous les samedis, de demeurer auprès de lui.
Elle s’enfermait dans ses appartements, et du diable si personne savait ce qu’elle y faisait ! D’abord, Raimondin n’osa rien dire… Sans doute n’y avait-il, dans la remarque qu’il avait faite, qu’une coïncidence. Aussi durant quelque temps essaya-t-il de se leurrer ; mais il dut bientôt se convaincre que le même fait se reproduisait chaque semaine. Il eût été bien étonnant qu’il manquât de gens autour de lui, parents et amis, pour lui chuchoter que c’est durant les heures de cette nuit-là que festoient les sorcières !
D’abord, Raimondin se raisonna. Il était assez heureux pour, après tout, donner licence à sa femme d’être douze heures d’horloge ce que bon lui semblerait. Si elle allait ne point lui pardonner de s’immiscer dans sa vie secrète ?… L’histoire de Psyché qui, avec sa lampe indiscrète, fait envoler l’amour, le faisait réfléchir. Il essaya donc de se résigner à être veuf quatre fois par mois, du sabbat au jour dominical ; cependant, malgré de louables efforts, il ne put y parvenir… La curiosité et le chagrin lui faisaient perdre le boire et le manger. Alors, n’y tenant plus, il prit une vrille et creusa un petit trou dans la porte de la chambre où reposait Mélusine ; puis, le moment propice, il vint y appliquer l’œil. Or, le spectacle qu’il vit le fit reculer d’épouvante. Étendue sur son lit, la belle Mélusine était femme jusqu’à la ceinture ; mais, horreur ! le reste de son corps, couvert d’écailles miroitantes, se terminait ainsi que celui d’une mouvante couleuvre !
Raimondin ne put supporter cette vision infernale ; il se sauva et personne jamais n’entendit plus parler de lui !… Quant à Mélusine, tout porte à croire qu’elle trouva très vite un deuxième mari, puisqu’elle avait tout ce qu’il faut pour séduire et tromper les hommes.
Je dois à la vérité de dire que mon ami n’écouta pas très bien mon histoire ; je doute d’ailleurs qu’elle l’eût consolé, car il me quitta les yeux vagues, se contentant de murmurer, pour des raisons d’être triste, qu’il avait probablement, depuis son mariage, la phrase décevante de l’ecclésiaste :
« J’ai trouvé la femme plus amère que la mort ! »
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(R. Gaston-Charles, « Les Contes du Rappel, » in Le XIXe siècle et Le Rappel, n° 18262, vendredi 10 décembre 1920)