« En Angleterre, dit le docteur Bathsoap, nous célébrons plus volontiers le souvenir de Santa Claus ou saint Nicolas aux environs de Noël. Seul le nom change, mais le bonhomme emmitouflé dans sa houppelande rouge, sa barbe blanche parsemée de glaçons, arrive dans un traîneau tiré par des rennes, pour distribuer aussi des jouets aux enfants sages et des verges aux garnements. Or Santa Claus faillit un jour faire sauter tout un quartier de Londres… Oui ! je m’en souviens comme si c’était hier. Nous habitions, avec le célèbre détective Ferlock Solmes, un rez-de-chaussée de la Hore-Belisha Avenue, tout près du Neville-Chamberlain Boulevard, et le maître se reposait alors des fatigues que lui avait causées l’arrestation du fantôme d’Anne de Boleyn. Vous savez que ce fantôme hantait, sa tête à la main, la Tour de Londres, pendant les nuits sans lune, et ceci depuis plusieurs siècles. Le plus grand policier du monde avait fini par découvrir que le spectre était personnifié par un garçon tripier, et que cette aimable plaisanterie se transmettait de génération en génération par une famille qui en voulait aux Beefeaters, ces soldats aux tenues anachroniques, lesquels gardent le monument historique. Il faisait ce matin-là un petit froid sec ; un navire marchand et britannique avait été, selon l’habitude, coulé par les Espagnols, ce qui n’avait pas réchauffé la température, mais animé le Stock-Exchange. Le patron, que je piquais toutes les deux heures avec une aiguille prolongeant une ampoule remplie de sauce tomate, pour lui donner des couleurs, jouait sur son harmonica du Bengale le Boléro de Ravel lorsque l’inspecteur Maylobster de Scotland Yard toqua à notre huis, et quand je dis « toqua, » je suis en dessous de la vérité, car ce fonctionnaire était incapable de toquer, à vrai dire il martelait. Maylobster tendit à Ferlock Solmes une casquette crasseuse, un parapluie de dame, dit aiguille, et trois pages d’une édition tchèque de la Prière sur l’Acropole. L’homme le plus intuitif des temps modernes posa à travers sa loupe un regard amplifié sur ces accessoires hétéroclites et dit rapidement :
« La victime mesure un mètre soixante-six. C’est une lady-baroness née, comme Shakespeare, à Stradford-sur-Avon. Joueuse de whist et presbyte, elle ne détestait pas le gin et elle a été assassinée par un docker malais en face des silos à blé derrière l’Agatha-Christie Street. »
J’étais confondu par tant d’acuité déductive et je me préparais à infuser avec enthousiasme de la tomate au maître, lorsque cet individu d’inspecteur m’interrompit :
« Il ne s’agit pas encore de meurtre, mais d’un éventuel régicide. Vous n’ignorez pas que le roi d’Ataraxie est dans nos murs ?
– Avec son ministre des affaires étrangères, le colonel Gontchoupopoff, et une suite nombreuse, fis-je à ce moment. J’ai lu l’annonce de son arrivée dans le Saturday’s Evening Herald, mon journal favori.
– Précisément, reprit Maylobster. La police est sur les dents, car nous craignons un attentat. La Sûreté ataraxienne nous avait signalé un dangereux terroriste, un nommé Zatuchka. C’est à lui qu’appartiennent les trois objets, mais il nous a glissé des mains à Southampton et j’ai peur qu’il y ait du vilain d’ici peu.
– Et c’est pour empêcher ce vilain que vous avez coupé mon Boléro, dit Ferlock Solmes. C’est bien ! Laissez-moi ces babioles, et revenez dans deux heures. Quant à vous, Bathsoap, pour changer, faites-moi donc une piqûre d’acide sulfurique. J’ai besoin d’avoir l’âme claire, car je ne voudrais pas que l’on abattît le roi avant que j’aie tous les atouts en mains. »
Cent vingt minutes après, je pénétrai dans le bureau envahi par une fumée opaque de tabac de Virginie. Six pipes de bruyère calcinées, le parapluie à aiguille ouvert, la casquette lacérée et une traduction approximative des trois pages de la Prière sur l’Acropole prouvaient que le travail de l’augure avait été considérable et agité. Le maître émergea de ce brouillard de petun et me dit, d’une voix énigmatique :
« Le vieux Santa Claus va nous apporter un rude cadeau. La Prière sur l’Acropole était truquée. À propos, Bathsoap, il faudra me procurer une houppelande bordée d’hermine et une barbe ! »
Je n’avais pas pour habitude de questionner le patron. Aussi m’en fus-je d’un pas léger vers le plus proche loueur de costumes.
Je revois encore la salle du Drury Lane ce soir-là. Le théâtre était bondé et la salle pailletée d’uniformes et de toilettes. Dans une avant-scène, Sa Majesté d’Ataraxie en grande tenue avec toutes ses décorations et l’ambassadrice, osseuse et endiamantée. Malgré cette ambiance élégante, une sourde menace planait sur l’audience. Ferlock Solmes m’avait quitté pour s’enfoncer dans les coulisses et il avait disparu derrière un portant. On avait cru faire plaisir au roi en lui présentant une de ces féeries que les directeurs londoniens mettent à leur programme pour les fêtes de fin d’année et, dès l’exécution du God Save the King précédé par l’hymne ataraxien, le rideau s’était levé sur un paysage de neige peuplé de sapins nains et d’elfes mineurs. Tout à coup, Santa Claus parut sur son traîneau halé par des rennes véritables et empruntés au Zoo, mais un deuxième Santa Claus surgissait de la coulisse, bousculait le premier, et, fouettant les animaux à bois, disparaissait au galop vers le fond de la scène en hurlant :
« Au nom du ciel ! ouvrez les portes ! »
Le public, qui croyait que cet escamotage appartenait au spectacle, applaudit à tout rompre, mais déjà l’inspecteur Maylobster s’était emparé de Santa Claus n° 1, qui se débattait comme un beau diable. Une explosion formidable secoua le théâtre… Le bruit venait de l’extérieur, car les machinistes inspirés avaient eu l’idée d’ouvrir les portes au commandement du saint Nicolas n° 2. Je me précipitai au-dehors avec les pompiers et mon courage habituel, et, du débris de deux immeubles volatilisés comme un château de cartes, je sortis Ferlock Solmes miraculeusement indemne.
« Ah ! Bathsoap, me dit le grand détective, figurez-vous que cet énergumène avait placé sa bombe dans le traîneau. Deux secondes de plus, et Sa Majesté n’était plus que poussière. J’ai eu heureusement le temps d’arriver jusqu’au boulevard où j’ai démoli un couple de vieilles maisons. Mais elles avaient été expropriées et devaient être abattues sous peu. Comme cela, les entrepreneurs gagneront du temps !
Enfin, si j’ai dû sacrifier les rennes, j’ai au moins sauvé le roi ! »
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(Pierre-Gilles Veber, « Page Magazine, » in Le Matin, cinquante-cinquième année, n° 19686, dimanche 13 février 1938)