LA FRÉGATE
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La haute lignée des Kergouan, marins de père en fils et marquis de par la volonté du roi Louis X, dit le Hutin, aboutissait à ce jeune homme débile qui savait si bien retourner le neuf au baccara.
Le vieux sang breton se muait en lymphe dans les veines de cet anémique dont un monocle accommodait l’œil trop bombé de myope. Et la race rude des hommes aux poings forts qui avait donné la chasse aux Espagnols et aux Anglais s’éteignait dans le corps frêle d’un oisif, déchet des tripots et du turf.
Olivier de Kergouan, dernier du nom, vendit le château de ses parents défunts, dès que la majorité lui eût donné le droit d’aliéner ses immeubles. Et il céda jusqu’à la moindre parcelle des terres qui le rivaient au bord de ce Morbihan argenté dont les voiles rectangulaires et rouges des Sinagots sillonnent les eaux calmes.
Il ne garda rien de ce qui éternise le passé d’une famille. Les portraits de ses ancêtres les marins ornèrent le vestibule, le fumoir et la salle à manger de M. Bordier, fabricant de boulons à Nantes, qui avait acquis le château. Olivier ne conserva ni la bibliothèque, ni les panoplies, ni le fauteuil où son père était mort, ni le lit où lui-même était né. Il liquida tout, tout, sauf la frégate.
Dans sa cage de verre, ancré sur des flots de carton verni, le navire en miniature semblait attendre l’ordre de courir sus à l’ennemi. Avec ses trois mâts carrés, son pont couvert, ses deux batteries de canons et son pavillon fleurdelisé, il reproduisait, d’une façon exacte et minutieuse, cette Vagabonde qui avait mis si souvent en péril le commerce anglais, durant la seconde moitié du dix-septième siècle, sous les ordres de Luc de Kergouan, capitaine breton. Le corsaire avait disparu, corps et biens, une nuit de tempête, au large de Granville. Mais la petite frégate matérialisait son souvenir.
On la révérait, dans la famille, à l’instar d’une relique, d’un symbole et d’un ex-voto. La race ne disparaîtrait qu’avec elle. Et Olivier – bien qu’il eût banni, depuis de longues années, toute superstition de son cœur – n’osa se défaire du petit navire. Il l’emballa avec soin et l’installa à Paris, dans sa garçonnière d’Auteuil, entre un paysage de Vlaminck et une photographie dédicacée par Charlot.
Les mois qui suivirent cet emménagement hâtèrent la déchéance du gentilhomme. Il commandita une écurie de courses qui se déroba, tenta de spéculer sur les pétroles haïtiens et finit par signer un chèque sans provision au couturier de sa maîtresse. Ce dernier exploit lui valut une convocation chez le juge d’instruction, une semonce humiliante d’un de ses cousins qui étouffa l’affaire en désintéressant le marchand de tissus et, pour terminer, l’occasion de s’expatrier vers l’Argentine, pays neuf où il y a de la place libre pour les gens hardis.
De ses dernières années, Olivier ne conservait que le respect de la justice, un mince paquet de billets gras et bleus au creux de son portefeuille, et la frégate dans sa caissette de verre.
Il prit soin de l’arrimer lui-même dans un coin de sa cabine, sur le bateau, et se mit ensuite à la recherche de quelque compagnon qui l’aidât à charmer les loisirs de la traversée. Il ne tarda guère, d’ailleurs, à le trouver sous les espèces de Jimmy Mac Roë, alcoolique, républicain et Irlandais.
Les deux compères élurent, d’un commun accord, le bar comme réduit de conversation et ils eurent tout le temps de comparer les vertus du gin avec celles du whisky, durant la première semaine de la traversée.
Le poker occupait les rares heures de liberté que les flacons laissaient à ces deux gentlemen qui s’adjoignaient, pour le jeu, un Italien, Ugo Vannone, directeur d’un établissement lyrique (?) dans le sud de l’Argentine, et un Hongrois, courtier de publicité à Buenos-Aires, dont le nom était difficile à écrire et impossible à prononcer.
Or, le marquis de Kergouan, qui avait rencontré ses maîtres, perdait avec une régularité déplorable. Ses billets fondaient sur le tapis vert comme le sucre à l’eau et Olivier maudissait sa malchance, pressentant le désastre qui le guettait au terme de son voyage aventureux. Un gentilhomme français qui n’a d’autre crédit que sa bonne mine présente peu de surface dans ces pays de civilisation récente. Et Olivier ne se sentait aucune capacité pour véhiculer des sacs vers les docks ou entretenir les foyers dans les soutes.
Il est humain de rejeter les responsabilités du malheur sur quelque chose ou sur quelqu’un. Le joueur prit ainsi brusquement en grippe la frégate qu’il accusa de lui porter malchance ou, comme il disait plus vigoureusement, de lui ficher la poisse.
Dès lors, il ne rentra plus dans sa cabine sans montrer le poing au petit bateau. L’alcool réveillait en lui le fond superstitieux de sa race et il retournait, dans une furieuse rancune, le culte que ses ancêtres avaient rendu au navire, de génération en génération.
L’obsession lui taraudait la cervelle. Lorsqu’il rencontrait, au jeu, un carré chez l’adversaire, il ne manquait jamais de hurler :
« C’est encore la faute à ce sale bateau ! »
Mais ses compagnons excusaient ses foucades, car ce Français leur était d’un rapport excellent.
Une nuit, Olivier redescendit, parfaitement décavé et non moins ivre, dans sa cabine. L’électricité baigna, d’un jour cru, la couchette rectiligne, les valises de cuir tendu, le nécessaire de toilette aux bouchons étincelants et, dans un coin, la frégate ancrée sur son océan verni.
Ce fut vers le pauvre bateau que la fureur d’Olivier s’orienta. Il saisit la caisse à pleins bras, poussa la porte, d’un coup de reins, et se rua vers l’escalier dont les degrés de fer s’amorçaient à six mètres de sa cabine.
Une rage étonnante étranglait Kergouan. Ses pommettes brûlaient ; il lui paraissait que ses yeux secs s’étiraient jusqu’à ses tempes que les artères durcies marquaient d’un signe sinueux et gonflé.
« J’en ai assez ! j’en ai assez ! soufflait-il avec fureur. Il y a trop longtemps que je te traîne et que tu empoisonnes ma vie !… À l’eau, la Vagabonde ! »
Les vagues inclinaient le bateau, par un roulis tenace qui faisait sacrer les hommes de service aux machines. D’un effort furieux, Olivier souleva la caisse où la frégate reposait et la précipita au flanc huileux d’une vague. Mais il perdit l’équilibre, du même coup, et bascula par-dessus le bastingage.
L’Océan accueillit l’homme et le petit bateau. La caisse s’enfonça. Olivier essayait de crier, mais l’eau le bâillonna. Il agita les bras, mais la carcasse d’ombre du transatlantique s’éloignait, car le pont était désert et nul n’avait perçu la chute du passager.
Olivier comprit qu’il fallait mourir et il se résigna. Son seul regret, à cet instant, était d’avoir entraîné la frégate dans ce désastre.
Le froid le ceinturait. Une vague le dépassa. Il lui parut que son cœur s’arrêtait avec sa respiration. Ce fut alors que le marquis de Kergouan retrouva sa frégate.
Le corsaire de jadis accourait, chargé de toile, avec ses trois mâts carrés, son pont couvert, ses deux batteries de canons et son pavillon fleurdelisé. Une troupe de marins grouillait à son bord et l’on sentait que ce navire était lancé dans une chasse fructueuse et définitive.
Le capitaine qui dirigeait la manœuvre du bateau-fantôme abaissa alors son porte-voix et Olivier reconnut que son propre visage reproduisait les traits essentiels de cette apparition : les yeux clairs, le nez en bec, le dur menton troué d’une fossette bleue. Tout allait bien, puisqu’un Kergouan commandait toujours la Vagabonde.
Olivier croisa ses regards avec ceux du capitaine qui lui fit un signe d’appel. L’enthousiasme gonflait le cœur du déclassé et nouait ses poings, car son destin enfin s’accomplissait.
Droit, alors, comme un navire foudroyé, Olivier de Kergouan se laissa couler dans les fosses mystérieuses de l’eau mouvante, car la Vagabonde n’acceptait plus que les morts au rôle de son équipage.
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(Albert-Jean, « Conte du Journal, » in Le Journal, n° 10680, vendredi 13 janvier 1922 ; Newell Convers Wyeth, « Imagination, » illustration de couverture du Ladies Home Journal, mars 1922)
LA « DÉCHAÎNÉE »
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« Il ne suffit pas de planter un couteau à virole entre les épaules d’un passant pour devenir un assassin. Les choses sont infiniment plus compliquées, dans l’existence. Et moi qui vous parle, moi qui cède ma place aux mutilés et aux vieilles dames dans le Métro, moi qui paie régulièrement mes contributions, moi que ma concierge et mes confrères estiment, je suis un assassin.
Un assassin, vous m’entendez ? Un assassin, un assassin !
J’ai douté de mon crime durant quelques semaines. Mais ce soir, dans la solitude de mon cabinet, sous le jour glacé de la lampe électrique, devant le browning posé à plat sur mon buvard, – ce browning qui contient ma délivrance et mon expiation dans le cylindre étroit de ses cartouches, – ce soir, j’éprouve le besoin de me confesser publiquement, en cent cinquante lignes, pour ne pas excéder les besoins de la mise en page.
Écoutez-moi bien. Et puissiez-vous retirer de mes aveux une leçon de réflexion et de prudence ! »
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« J’avais fait l’acquisition, à l’Hôtel des Ventes, d’une « marine » que le tapissier accrocha au-dessus de mon divan.
C’était une de ces gouaches minutieuses, telles que les Anglais aimaient à les peindre durant la première moitié du siècle dernier.
Sous un ciel chaotique, déchiré, sulfureux, une frégate en flammes luttait désespérément contre les vagues que l’ouragan rabattait contre sa coque inclinée. Des flammes sortaient des sabords ; les mâts flambaient comme des torches ; on pressentait l’explosion définitive qui allait pulvériser la soute aux munitions ; et des grappes de marins, abandonnant l’impossible manœuvre des voiles, s’affalaient dans les chaloupes que la mer démontée écartait des flancs ardents du navire à l’agonie.
Des détails précis ajoutaient à l’angoisse de la scène : un mousse pendait comme un paquet au bout d’un filin qu’un marin à barbe courte retenait dans sa descente, d’un effort de ses muscles crispés. Et le capitaine hurlait à la mort dans son porte-voix, malgré la tempête qui le bâillonnait.
Un rude grouillement humain, ma foi ! Et toute l’angoisse de l’aventure qui tourne mal.
Le peintre avait négligé de mettre un nom sur ce bateau en perdition. L’idée me vint de le baptiser. Et c’est de cette fantaisie-là que mon crime est sorti, comme une source d’eau bouillante jaillit d’une roche noire, au flanc d’un volcan insoupçonné. »
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« J’étais allé passer mes vacances dans les Côtes-du-Nord, cette année-là, comme de coutume.
L’été pourrissait lamentablement. Le ciel bas s’écroulait en charpie sur les rocs amoncelés. Une pluie tiède et molle huilait les suroîts raides. Je passais mes journées à crayonner, dans un café sur le port, tout en buvant du rhum à goût de cuir et de pétrole.
J’écoutais les pêcheurs et les marins qui parlaient entre eux. L’alcoolisme plombait les mots au vol et les rabattait, espacés et lourds, sur le zinc taché que l’apéritif poissait. Un jeune matelot, à qui je payais une mesure d’eau-de-vie blanche, me donna le ruban de son bonnet, pour me remercier à sa façon.
Ah ! ce ruban ! Il a fait mon malheur et le malheur de cent vingt autres hommes. C’était un ruban de fantaisie, avec un nom de bateau : la Déchaînée, tracé en lettres d’or sur sa moire bleu pâle. Je le pliai avec soin, pour prouver au marin le cas que je faisais de son présent. Et je ne pensai plus à tout cela, durant les semaines qui suivirent. »
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« L’été gâché, je rentrai à Paris, vers la fin de septembre. Et, retrouvant le ruban bleu, l’idée me vint de le tendre sous le cadre du naufrage anglais.
Les amis qui viennent fumer mes cigares et boire mon kummel, chaque vendredi, ne manquèrent pas de remarquer le nom fatidique qui décorait visiblement la frégate en perdition. Ils plaignirent le sort de la Déchaînée, me questionnèrent sur son tonnage, sa destination et le sort réel de son équipage. Le ruban bleu aggravait l’horreur de l’épisode par sa désignation précise. Le tableau ne représentait plus le simple naufrage d’un navire anonyme et, sans doute, imaginaire, mais bien « la catastrophe de la Déchaînée. » Il y avait là une nuance, une terrible nuance dont je ne devais soupçonner que quelques mois plus tard la profondeur.
La marine de l’État comptait, en effet, la Déchaînée au nombre de ses unités, et j’aurais dû penser à ce détail, puisque le petit matelot ivre avait arraché ce ruban de son bonnet, sous mes yeux. Une Déchaînée existait donc quelque part, entre l’eau et le ciel, une Déchaînée avec son équipage vivant, sa coque tangible, son armement et ses mâts.
Ce fut l’édition spéciale d’un journal du soir qui m’apprit, du même coup, l’existence et la disparition du malheureux navire.
La Déchaînée faisait route vers l’Extrême-Orient, lorsqu’une explosion mystérieuse éclata dans ses soutes, durant une de ces tempêtes, furieuses et brèves, qui bouleversent la Méditerranée, au moment des équinoxes. La mer engloutit le navire et les cent vingt hommes de son équipage, comme un panier de brasillantes escarbilles.
Alors, maintenant, vous comprenez mon angoisse et pourquoi je vous dis que je suis un assassin ? L’incendie et le naufrage de la Déchaînée, n’est-ce pas moi qui les ai imaginés et créés, en tendant le ruban fatidique sur le mur de mon cabinet ? N’ai-je pas déclenché, par mon imprudence, le jeu des destins contraires ? Ne suis-je pas le meurtrier de ces cent vingt hommes, par l’effet de je ne sais quelle monstrueuse télépathie dont la puissance échappait à mon contrôle ?
Vous ne me répondez pas ? Vous n’osez pas me répondre. »
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(Albert-Jean, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, quarantième année, n° 12617, dimanche 9 septembre 1923 ; Newell Convers Wyeth, « The Rakish Brigantine – Sea Captain in Storm, » in Scribner’s Magazine, août 1914)