« Surtout, m’avait dit Maurice Rollinat, si vous passez aux environs de Fresselines, n’oubliez pas de sonner à ma porte. Je vous donnerai à manger des truites que j’irai pêcher dans la Creuse à votre intention. »

Je me suis souvenu de cette invitation cordiale et, profitant d’un petit voyage dans le Berry, j’ai visité le village du poète. J’y étais attiré par le plaisir de lui serrer la main et encore par un autre sentiment. Le cas de Maurice Rollinat est un des plus singuliers des lettres contemporaines. Cet écrivain, dont le nom est resté célèbre, fut pendant quelques mois l’homme le plus à la mode de Paris. Il s’était fait connaître vers 1880, dans les cénacles du quartier latin, par l’étrange beauté de ses vers et l’art qu’il déployait dans leur interprétation. Une retentissante chronique d’Albert Wolff, un somptueux article de Barbey d’Aurevilly le révélèrent à la foule. Pendant un hiver, elle fut à ses pieds. On s’arrachait Rollinat, on acclamait ses œuvres, on adorait sa personne. Il avait des cheveux noirs comme la nuit, des yeux fascinateurs, une pâleur fatale qui réduisaient les cœurs au désespoir ou, tout au moins, au servage. Et brusquement, en plein succès, en pleine gloire, il disparut. Il alla se fixer au fond de sa province natale. On croyait à une bouderie, à un caprice, peut-être à un calcul de coquetterie. Les semaines, les mois s’écoulèrent. Et Rollinat, qu’on attendait toujours, ne revint pas. Voilà des années et des années que dure cet exil. J’étais curieux d’en pénétrer les motifs et de savoir s’il était supporté d’une âme joyeuse, ou sereine, ou résignée. « Je me sens heureux, » m’écrivait-il. Mais il y a de ces choses dont on se vante, et dont on n’est pas entièrement convaincu, de ces pieux mensonges que suggèrent l’orgueil et la fierté. J’ai voulu m’assurer si l’auteur des Névroses était un sincère et vrai campagnard. Et je me suis transporté à Fresselines.

Le ciel n’avait pas un nuage ; le soleil dorait les monts rocailleux ; les châtaigniers étendaient au-dessus du chemin leurs lourdes branches chargées de fruits ; un léger brouillard montait des prés, des labours ; la journée s’annonçait tiède et blonde, une superbe journée d’automne. Comme nous débouchions près du bourg, à l’intersection des deux routes de Crozant et de Dun-le-Palleteau, mon cocher me désigna une chaumière basse, au toit moussu, aux volets peints en vert :

« C’est là le domicile de monsieur Maurice. »

Il me sembla qu’il y avait, dans cette appellation familière, de la sympathie et du respect. Cela signifiait : « M. Maurice est quelqu’un de conséquent et qui a fait de fameux ouvrages. Mais c’est un bon garçon tout de même. » Je me dirigeai vers le logis de monsieur Maurice…
 

*

 

« Quelle agréable surprise ! »

Rollinat me tend les mains. Il s’occupe à ratisser l’unique allée de son jardinet avant de partir pour la promenade. Il est vêtu d’une culotte et d’une veste en drap bleu ; des guêtres de chasseur, étroitement lacées, lui serrent les jambes. Un chapeau de feutre, aux larges ailes, abrite son visage contre les pluies d’hiver et les ardeurs estivales. Cet accoutrement lui imprime une allure mi-barbare, mi-rustique, mi-montmartroise des plus savoureuses. Rollinat ressemble à la fois à Aristide Bruant, à Robinson Crusoé et à Bas-de-Cuir…

« Ma foi ! vous tombez à pic !… J’ai pris hier une friture dont vous vous régalerez. Nous avons le temps de faire un tour, tandis qu’on met le couvert. »

Il a saisi son gourdin, bâton noueux coupé dans les bois du voisinage. Et déjà il arpente la grand’rue de Fresselines. Son pied, vigoureux et ferme, y résonne. Je le suis de mon pas plus discret et moins assuré de citadin. Et il exalte, en termes dithyrambiques, les splendeurs de son pays. Il me dit le charme de la rivière, aux eaux de velours, aux remous perfides où file la truite, où frétille le goujon ; la grâce de ses rives verdoyantes, des ponts vermoulus qui les relient, des moulins qui y sont blottis comme des nids dans les feuilles. Nous dominons les deux vallées de la grande et de la petite Creuse, dont les rubans d’argent se rejoignent. Devant nous se dressent les tours blanches du château de Puyguillon, que soutiennent dans les airs des blocs de rochers cyclopéens. Le spectacle est magnifique ; le poète ne se lasse pas de l’admirer ; et quoique ses yeux en possèdent tous les détails, il goûte un nouveau plaisir à me les décrire.

« Distinguez-vous là-bas cette cabane, au milieu des arbres ? Je l’ai d’abord habitée. J’y ai composé mon volume des Apparitions. Puis, la trop grande humidité et la menace des rhumatismes m’ont contraint de regagner le sommet du coteau. Mais je redescends chaque mois dans ce vallon. C’est le lieu que je préfère entre tous. Je remonte le cours du torrent. À cinq cents mètres d’ici, je trouve la solitude, le désert ; je suis loin des hommes, loin du monde, seul avec la nature ; je me couche dans les herbes ; je place mes lignes ; je tire de ma poche un crayon et un carnet ; je pense, je rêve, je jette des idées et des rimes sur le papier… »
 
 

 

D’un geste immense, il embrasse l’horizon, les cimes et les plaines, les pâturages et les forêts :

« Est-il rien de plus beau ? Et cette beauté est à ma mesure. Les Alpes et les Pyrénées m’oppressent, l’Océan m’écrase. Ce coin de paysage m’est un délice ; j’y suis chez moi ; je le comprends et il me pénètre ; il est assez large pour m’ouvrir l’imagination et assez intime pour ne pas l’effaroucher. J’aime tout ce qu’il renferme, les bêtes et les gens, les bœufs et les laboureurs. Les buissons des sentiers me sourient quand je chemine et les cailloux de la route sont mes amis. »

Il s’interrompt, et, d’une voix sarcastique, il reprend :

« Enfin, je suis libre ! Concevez-vous ce que ce mot signifie ? Pas de courbettes, pas de lâchetés ni ne capitulations ! Pas de vanités à ménager, de haines à désarmer, de concours à acheter par des complaisances ! Ça vous change de Paris !… »

Je crois sentir percer dans ce discours comme une pointe d’amertume. Des questions me montent aux lèvres, mais je n’ai pas le loisir de les poser. En devisant, nous avons fait un détour qui nous ramène à notre point de départ. La chaumière aux volets verts nous apparaît dans un bouquet de verdure. Sur le seuil, un bouledogue est assis entre six ou sept matous.

« Hélas ! soupire Rollinat, mon pauvre chien Pistolet et mon chat Tigreteau ne sont plus. Leur perte m’a causé un gros chagrin. Je n’en suis pas consolé. Il m’a fallu leur chercher des successeurs. »

Les successeurs de Tigreteau et de Pistolet se sont écartés devant leur maître, et nous sommes entrés dans la maison.

Ce n’est pas une maison, ce sont deux maisons accotées l’une à l’autre et que Rollinat a soudées en perçant le mur mitoyen. Elles contiennent en tout six pièces, salle à manger, salon, chambre à coucher, cabinet de toilette, cuisine, qui sont ornées d’une profusion de bibelots et de souvenirs. L’existence ancienne de l’écrivain, ses tumultes, ses triomphes y revivent. Une merveilleuse aquarelle de Béthune le représente tel qu’il était à vingt-cinq ans, alors qu’il exerçait ses talents lyriques au cercle des Hydropathes. Sa chevelure se hérisse, de fauves lueurs jaillissent de ses prunelles, sa bouche se tord en un rictus diabolique, des ombres inquiétantes violacent ses joues. Une photographie de Baudelaire, un portrait d’Edgar Poe encadrent cette effrayante figure. Çà et là, sont accrochés des croquis odéoniens et boulevardiers, et tout auprès, des effets de neige, des sous-bois, des scènes et des types du Berry croqués avec une vérité surprenante par l’excellent peintre Detrois. Enfin, dans un angle, le piano, le meilleur camarade de Rollinat et son plus sûr confident. Tout à l’heure, il l’ouvrira en mon honneur. Mais, pour l’instant, d’autres soins, plus positifs, nous réclament.
 
 

 

Le déjeuner est servi. Sur la table, qu’une main de ménagère attentive et fine a dressée, les cristaux, les vieilles faïences, les flacons où scintillent des rubis, les fruits mûrs dressés en pile, les galettes pétries de fleur de farine et rissolées au four excitent à la gourmandise. Au milieu de la nappe, dans un plat de terre, apparaissent des poissons que la friture a drôlement recroquevillés et qui folâtrent parmi les brins de persil. D’appétissants parfums s’en exhalent. C’est la pêche de la veille. Dehors, tout est apaisé, tranquille. Par l’huis entrebâillé, un rayon se glisse et caresse l’échine du successeur de Pistolet qui sommeille, couché en rond, et l’échine des six successeurs de Tigreteau, qui ronronnent. Dans le jardin, les poules picorent ; l’horloge de l’église sonne les douze coups de midi ; un feu de souches, clair et guilleret, flambe dans l’âtre. Je commence à comprendre la séduction de ces joies agrestes que Rollinat m’a vantées. Et si j’avais pu mettre en doute sa sincérité, j’y croirais, maintenant que j’ai le loisir d’examiner sa physionomie. Il a jeté sur un bahut son chapeau de planteur. Sa tête se profile en pleine lumière et je puis la comparer à la rutilante pochade de Béthune. Dame ! Rollinat a un peu changé ; son poil grisonne ; sa peau, jadis olivâtre et ferme, s’est colorée et la même flamme de révolte continue d’étinceler dans ses yeux gris-vert, câlins et féroces, et dont tant de femmes furent éprises.

Nous attaquons avec entrain les goujons et les truites, et Rollinat me raconte la véridique histoire de ses débuts.

Il s’était rendu de Châteauroux à Paris et languissait dans une administration. Il composait la poésie et la musique de ses chansons, à l’abri des cartons verts de l’État et s’en allait, le soir, les débiter, entre camarades, dans des brasseries sorbonniennes. Sa verve lyrique et l’extraordinaire fantaisie de ses gilets le rendirent légendaire. Coquelin cadet eut l’occasion de l’entendre, et fut empaumé ; il le pressa de se produire en public, ou, tout au moins, devant quelques critiques influents, juges et dispensateurs de la renommée. Il l’invita à dîner, avec des confrères, Catulle Mendès, Jean Richepin, qui se montrèrent à son égard froids et polis. En revanche, Mme Sarah-Bernhardt lui prodigua les marques d’un profond enthousiasme. Quand il eut fini de déclamer et de moduler la Chanson d’Automne, les Yeux morts et les Frissons,
 

Qui rendent plus doux, plus tremblés,

Les aveux des amants troublés

Qui s’éparpillent dans les blés

Et les ramures ;

Qui vont, orageux ou follets,

De la montagne aux ruisselets

Et sont les frères des reflets

Et des murmures,
 

la tragédienne s’agenouilla et présenta au poète les roses qu’elle tenait à la main, lui exprimant sous la gentille moquerie de cet hommage une ferveur d’admiration dont il fut touché. Elle ne s’en tint pas là ; elle cria son génie à tous venants et le répandit dans l’univers. Elle dit un jour à Rollinat :

« Venez chanter vos vers chez moi. Vous y rencontrerez Albert Wolff. Si vous lui plaisez, vous aurez un premier-Paris dans le Figaro. Et ce sera la fortune… »
 
 

 

Rollinat fronça le sourcil. Il prisait modérément le talent d’Albert Wolff. Il préférait celui de Barbey d’Aurevilly. Barbey lui avait promis un article dans le Constitutionnel ; il lui avait dit, avec la généreuse emphase qui lui était habituelle : « Jeune homme, je prêche dans une cave, mais je crierai si haut et si fort qu’il faudra bien qu’on m’écoute. » Rollinat attendait, le cœur palpitant, l’article du Constitutionnel

« Ça vous en fera deux, reprit Sarah. Le Constitutionnel n’est lu de personne. Et tout le monde lit le Figaro… »

Il se rendit à cette insistance affectueuse. Il se montra éblouissant, prodigieux, sublime. Des étincelles jaillissaient de sa chevelure ; son corps, son buste, son torse nerveux, sa voix passionnée répandaient autour de lui des effluves magnétiques. Le vieux chroniqueur, sceptique et goguenard, en fut incendié et bouleversé. Et le lendemain paraissait ce dithyrambe qui retentissait dans la presse comme un appel de clairon. Rollinat passait brusquement de l’ombre à la lumière. L’inconnu de la veille entrait, botté et éperonné, dans la grande réputation parisienne.

« Ah ! cher ami, quelle école pour le philosophe et l’artiste que cette aventure ! Et quel mépris de l’humanité j’y aurais puisé, si j’avais eu un penchant à devenir misanthrope ! »

Ce fut un revirement miraculeux et rapide comme un changement de décor. L’écrivain qu’on traitait en bohème excentrique fut tout à coup révéré. Les éditeurs, qui refusaient dédaigneusement ses manuscrits, les lui arrachèrent. Un barnum lui proposa 100 000 écus pour le trimballer à travers l’Europe. Il refusa. Il se vouait si ardemment à l’exécution de ses œuvres qu’il y consommait ses forces. La phtisie le guettait – ou l’aliénation mentale. Il ne mangeait plus, il ne dormait plus. Il se devinait jalousé, détesté, sourdement combattu par des émules envieux de son succès. Ce malaise augmentait la fièvre qui le minait. Son médecin n’y voyait qu’un remède : le grand air, la paix des champs. Il hésitait à lui obéir. Un certain soir, dans un salon mondain, il venait de chanter, avec sa violence accoutumée, ses plus torturants morceaux. Il était pâle de l’émotion éprouvée.

Un vieillard, ancien magistrat, grand dignitaire de la Légion d’honneur, lui demanda avec une exquise politesse :

« Eh bien ! monsieur, vous devez être satisfait de votre exhibition ? »

Rollinat se retint pour ne pas renfoncer à coups de poing ce mot malencontreux dans la gorge du vieil homme. Il salua, sortit, la rage au cœur, la cervelle en feu, passa la nuit dans le délire, puis il boucla sa valise et courut à la gare d’Orléans. Quelques heures plus tard, il campait à Fresselines. Il n’en devait plus sortir…
 
 

 

Je prête l’oreille à l’odyssée de l’artiste et je savoure sa pêche. Aux goujons et aux truites a succédé une anguille de roche, sautée et frite dans l’huile vierge. En dévorant ce mets royal, je songe à la tristesse des jours d’hiver, dans ce hameau perdu, lorsque le vent y souffle en tempête, et que d’épais brouillards l’enveloppent. La neige encore a son charme ; elle est jolie, elle est gaie ; mais la pluie, la grise et mortelle pluie qui ne finit pas de tomber et qui glisse dans vos veines le poison des lentes mélancolies !

« Voyons, Rollinat, soyez sincère ! Vous regrettez Paris, et la butte, et les brasseries du boul’ Mich’, et ce mouvement dont vous étiez entouré, et jusqu’à cette curiosité un peu badaude qui s’attachait à votre personne ? Avouez-le. Vous avez soif de chanter devant la foule et d’être acclamé par elle… Enfin… »

J’hésite à prononcer ce mot qui peut lui sembler cruel :

« Enfin, ne craignez-vous pas l’Oubli ?… »

Il est resté un moment pensif. Et, résolument :

« Eh bien ! non. Je ne regrette rien. J’ai eu la nostalgie de l’agitation parisienne. Je m’y suis replongé dernièrement. J’en suis revenu guéri. Mes camarades étaient morts ou dispersés. Les poètes parlaient une langue que je ne comprenais plus… J’avais choisi, pour y descendre, la rue Lamartine, ce nom éveillant dans mon esprit de nobles images. C’est une rue aquatique et sordide où foisonnent les messieurs à casquettes et les demoiselles. J’aime mieux les poissons qu’on attrape dans la Creuse. Et quant aux grues, j’ai plus de plaisir à contempler celles qui s’envolent sur nos montagnes… »

Il me désigne les coteaux riants, les plaines ensemencées, les chênes robustes, et tout là-bas, sous les saules, les eaux vives et rapides du torrent…

« Voilà qui m’a sauvé de la folie. Et cela seul mérite qu’on vive. »
 
 

 

… Maurice Rollinat s’est mis au piano. Je me suis accommodé dans un grand fauteuil auprès de la bibliothèque où il conserve ses livres de chevet, ses propres œuvres d’abord, et celles de Baudelaire, de Gautier, de Hugo, d’Edgar Poe, et, soigneusement reliés en un carton, les principaux articles où sont loués sa musique et ses vers, et quelques autographes dont une éloquente lettre de George Sand, sa marraine. Ce sont, si l’on peut dire, les brevets qui consacrent sa renommée ; et je conçois qu’ils lui soient restés précieux. Sa voix s’élève, un peu fatiguée, moins sonore qu’autrefois, mais plus prenante et plus tendre ; elle a gardé ses stridences, ses fulgurances, son accent singulier, et j’y découvre, en plus, des soupirs et des caresses que je ne connaissais point. Je me laisse envelopper par ces mélodies d’une forme si personnelle et qui n’ont pas leurs équivalentes dans l’art français. Elles évoquent les bruits, les couleurs, les parfums de la terre. La perdrix grise qui traîne son aile par les sillons, fuyant le chasseur avec sa couvée :
 

La chanson de la perdrix grise

Ou la complainte des sillons,

C’est la musique des grillons

Que j’ai toujours si bien comprise.
 

Les trilles s’envolent sous les doigts du virtuose, un concert de petits cris, de pépiements, l’alerte des oiseaux, leur empressement confus, la féerie du soleil, l’ivresse des aubes et des couchants radieux. Puis les accords se font graves. Un convoi funèbre se rend au cimetière :
 

La mort s’en va dans le brouillard

Avec sa limousine en planches.
 

La tombe est scellée. Rollinat darde dans les ténèbres un regard aigu. Il y cherche ce qui fut son ivresse et son tourment dans ce monde : les yeux de la bien-aimée :
 

Mais je ne vois plus que les trous

De ces grands yeux chastes et fous.
 

Jouissons de l’heure, car elle est brève. Demandons à l’amour l’illusion et demandons l’oubli de toutes choses
 

Aux lèvres des femmes pâmées.
 

Une si ardente et furieuse volupté s’exhale de ce morceau, que je ne puis m’empêcher d’y applaudir et d’exprimer mon étonnement de ce que ces petits chefs-d’œuvre ne soient pas plus populaires. Comment les femmes, qui sont si promptes à l’engouement, ne les ont-elles pas adoptés ?

« Que sais-je ? » murmure Rollinat.

Et je devine que je viens de toucher un point douloureux.
 
 

 

Le poète me conduit, à travers champs, jusqu’à la grand’place. Tout en répondant aux saluts empressés des paysans, il m’énumère les félicités de sa rustique existence. L’été, il reçoit des visiteurs. Il n’est pas un personnage considérable qui traverse le canton sans le venir voir. Et quelques-uns font tout exprès le voyage. Quand arrivent les frimas, il empile les fagots, les sarments et les bûches, dans les cheminées de sa maisonnette ; il travaille au coin du feu.

« Je m’absorbe en ma besogne… Quelle douceur ! Ma plume, mon papier, mes cahiers de musique… En moi, le recueillement. Autour de moi, le silence. Que faut-il de plus ? »

Et soudain j’ai compris l’admirable prudence de cet homme et pénétré son secret. À Paris, il avait à subir mille assauts pénibles, l’hostilité des générations montantes, les jalousies et les perfidies professionnelles, la lutte pour la gloire et pour la vie. En s’arrachant à ces orages, il a conquis la sérénité. Ici, il n’a point de rivaux. Il est roi dans la Creuse, comme Mistral en Provence. Chacun croit à son génie, et lui-même est convaincu de la grandeur de son Verbe et de sa durée dans l’avenir…

C’est peut-être le bonheur…
 
 

_____

 
 

(Adolphe Brisson, in Le Temps, trente-neuvième année, n° 14019, mercredi 25 octobre 1899 ; ce texte a été repris en volume dans Portraits intimes, cinquième série, Paris : Librairie Armand Colin, 1901. Les illustrations sont extraites du numéro de La Revue du Berry consacré à « son illustre compatriote, son regretté collaborateur, » Maurice Rollinat, en mars 1904, à l’exception du portrait d’après l’aquarelle de Gaston Béthune, qui est paru dans la revue d’Octave Uzanne, L’Art et l’Idée, revue contemporaine du dilettantisme littéraire et de la curiosité, tome I, janvier-juin 1892)