Il est vrai, dit Candide, qu’il y a quelque chose de diabolique dans cette affaire.

VOLTAIRE

 
 

Après avoir mis en sûreté Candide et son fidèle Cacambo, les physiciens d’Eldorado rentrèrent chez eux et se mirent à réfléchir.

L’ardeur avec laquelle les deux voyageurs exprimèrent le désir de quitter le royaume et quelques propos échangés imprudemment entre eux troublèrent les ingénieurs. L’idée des pays plus vastes et plus beaux que l’Eldorado germa dans leur cervelle, et ne leur donna plus une heure de répit.

Le vœu qu’ils avaient fait de ne sortir jamais de leur patrie était bien lourd à supporter et leur sagesse illusoire.

L’attrait de l’inconnu, le désir de voyager, et surtout le besoin du nouveau, attisaient leur impatience. Ils étaient accablés par une constante félicité et une morne quiétude.

Ils firent part de leurs pensées à leurs femmes. Celles-ci se mirent à raconter partout, à qui voulait entendre, des histoires fantastiques sur les pays voisins. Car leurs imaginations étaient brillantes, et leurs langues déliées. Ces sornettes se répandirent avec la vitesse de la foudre. Bientôt, tout le peuple en discuta avec ardeur.

Les enfants qui jouaient au palet à l’entrée des bourgs, les marchands et les voituriers, et même les grands officiers et les grandes officières de la couronne quittèrent leurs jeux, leurs affaires et leurs cérémonies, pour deviser âprement du départ de Candide et de son fidèle Cacambo.

Quinze journées passèrent en longues discussions.

Et, le matin de la seizième journée, le peuple exaspéré brisa les portes d’or du palais royal et massacra le roi et ses sages conseillers.

Puis, cent mille bons physiciens se mirent à construire des machines pour « guinder » tout le peuple hors du royaume.

L’enthousiasme était grand. Les physiciens travaillèrent entre deux files, chacune de cinq mille musiciens qui jouaient des marches guerrières pour leur donner du courage.

Au bout de trois mois, les machines furent prêtes. Le peuple d’Eldorado s’y entassa pêle-mêle avec des milliers de moutons chargés de vivres, d’or, de pierreries et de diamants.

Après plusieurs jours et plusieurs nuits de voyage, animés d’une foi sans cesse croissante, malgré la mort de mille deux cent trente-six moutons et dix-sept mille huit cent quatre-vingt-deux hommes, femmes et enfants, le peuple d’Eldorado rencontra les avant-postes des troupes de don Fernando d’Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza.

Il en tua une bonne moitié. Le reste fut fait prisonnier, ou s’enfuit au plus vite.

Don Fernando d’Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza, averti par un fuyard, vint avec toutes ses armées au-devant des anciens habitants du doux royaume d’Eldorado.

Il fut proprement égorgé avec tous ses valeureux soldats. Et les hommes d’Eldorado, après avoir laissé une garnison dans le pays conquis, continuèrent leur marche en avant. Elle ne cessa point. Les Bulgares eurent beau envoyer contre eux leurs régiments disciplinés, les hommes d’Eldorado ne savaient tourner à droite ni à gauche, hausser la baguette ni remettre la baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas, mais ils étaient pleins d’un enthousiasme qui leur donnait des forces et un courage surhumains.

Ils envahirent la Westphalie et la France, l’Angleterre et la Hollande, l’Andalousie et l’Amérique méridionale. Ils massacrèrent les hommes et les femmes qu’ils rencontrèrent sur leur chemin. Les villes étaient en cendres. Et partout on pouvait rencontrer des vieillards criblés de coups de baïonnette, des femmes égorgées et des filles éventrées.

Le peuple d’Eldorado s’installa à Paris et à Constantinople, à Surinam et à Venise, à Lisbonne et à Lima. Et tout fut pour le mieux dans le plus beau et le plus agréable des mondes possibles.

Mais au bout de six mois, après avoir à peine joui d’une paix bien gagnée, les nouveaux Français, Hollandais, Allemands, Espagnols et Bulgares se mirent à discuter au sujet des ruisseaux et des plaines, des montagnes et des champs, des mers et des golfes. Le sang coula. Des guerres éclatèrent. Elles durèrent longtemps.

Le milieu et le climat influèrent sur les hommes. Et, partis tous du même pays d’Eldorado, tous pareils et tous égaux, ils se haïrent à l’envie.

Mais ils résolurent un jour, sur les conseils de quelques hommes pleins de sagesse, de rentrer à l’Eldorado.

Le même enthousiasme qui les poussa à quitter le royaume, les incita à reprendre leur vie passée, toute de calme et de sérénité, où, disaient-ils, « nous n’avions pas à prier Dieu, mais à le remercier, du matin au soir, pour tout ce qu’il nous a donné. »

Ils s’assemblèrent sur une plaine immense. Les hommes, les femmes et les enfants, oubliant leurs vaines querelles, jouissaient d’une félicité sans mélange. Mais, au moment de se mettre en marche, ils se regardèrent en pâlissant.

Nul ne connaissait le chemin de l’Eldorado.
 
 

 

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(Jacques Nels, « Les Contes de l’Ère nouvelle, » in L’Ère nouvelle, organe de l’entente des gauches, quatrième année, n° 1129, mardi 26 décembre 1922)