Sous les ors roux des plafonds, assourdis par les trois heures d’une après-midi de pluie, dans le demi-crépuscule déjà que verse par les lanterneaux un ciel bueux, s’estompent le clair été sans mystère de la couleur flamande, le songe du mélancolique et puissant automne inclus dans les maîtres de la Hollande, et la volupté des soirs de musique au bord des eaux dont flambe et se symphonise l’ardent concert des Giorgione, des Bellini et des Titien. Au loin des galeries, par-dessus le lent glissement taciturne des misses en tween ardoise et mastic, un bavard Bædeker aux doigts du gant, par-dessus un tassement de dos en boule suant le long des bancs, près de la bouche des calorifères, les humidités de la rue, – épaves vicinales refluées là après des caravanes sans merci et un court moment gîtées dans un sommeil de pourpres et de palais, – le jardin des déesses, en des roses de chair vivante, en des bouquets de ventres et de mamelles, fleurit et rutile par échappées. C’est, dans les altitudes, ainsi que sur des cimes vaporeuses, teintées d’aurore, le raccourci d’un torse aux seins dardés, symbole des jaillissantes fontaines d’amour, ou l’éclair de deux cuisses seules visibles dans la pénombre du reste et telles que de courbes amphores pour des péchés ivres d’un sang rosé, ou le frisson d’une lueur au flanc d’une nudité furtive, faisant hausser la bouche vers la certitude d’un espalier aux fruits de givre et de soleil. Suprêmes apothéoses par obliques fulgurances dans l’ennui terne d’une fin de jour larmeuse où toute splendeur lentement s’éteint.

Mais le famélique labeur des copistes vissés à leurs tabourets ou perchés sur leurs échelles, en manches de lustrine et en blouses d’alpaga, n’a cure de ces fêtes que solennise le regret d’un prochain départ – (encore une fois délaisser ce pauvre rêve de gloire et retomber aux opprobres journaliers !). En files profondes, les tire-bouchons gris des pauvres dames, les toisons en caniches des petites demoiselles, les pelliculeuses tignasses de modèles d’atelier des vieux rapins se hâtent, dans un coup de feu las, sous le duvet d’ombre qui moisit leurs huiles, de chipoter les crasseuses palettes, de puriner les jus de vidanges sécrétés par les ocres et les siennes, d’outrager par leurs éclaboussures de teinturier les gloires sans pitié vouées à leurs exécrations. – (Ah ! la souffrance des rois suppliciés par ces barbouilleurs forains, ces ramasseurs de miettes des tables augustes, ces laveurs de vaisselle de la cuisine des princes, – regardant du haut des toiles fumer le crottin dont ils se soulagent à leurs pieds, observant leur propre sang couler à travers le mépris des tubes qui les revomit en glus opaques, en viscosités merdeuses et putrides !)

Or, par cet aigre après-midi, renonçant à poursuivre le problème de faire avec de l’encre de la lumière et de la musique, les nerfs pincés d’élans sans horizons, j’étais entré au Louvre. Aux vénérés et aux obéis, aux pères de ma race spirituelle, ma foi me persuadait d’aller pour le bon conseil, sans quoi même la vertu de l’opiniâtre ouvrier inutilement échoue. Me frayant un passage à travers les plèbes aux visages de stupeur et d’accablement, côtoyant avec un juste dédain la horde des injurieux copistes, je me prosternai en pensée devant les Trônes et les Dominations que toujours révéra mon absolue ferveur. Et je dis :

« Ô conquéreur des idéales Hespérides, ô mon maître Rubens, et toi, ô plongeur des lacs de l’homme, insondable Rembrandt, dieux d’harmonie et de lumière, enseignez-moi par quels artifices et quelles ruses animer l’inerte outil, frère des pinceaux, et comment insuffler au vocable rétif, en vives et glorieuses images, l’âme rouge qui, pour le meurtre et le songe, régit vos polychromies ! Plein de rage et de honte pour les turpides proses sans chaleur que des foutriquets de lettres s’extraient comme des glaires maladives, je cherche les cinabres mordants par lesquels le mot se libère et se sanguinifie, la joie et la colère des grands tons comme les cymbales et les cors et les harpes de vos prodigieux orchestres. Que tes déesses bienfaisantes, génisses des pâturages de ton art, ô Pan flamand, en imprimant leurs gorges neigeuses, fassent jaillir un lait où, pour la volupté et le combat, m’ondoyer ! » (Devant les Océanides et leurs marmorales croupes perlées de fluides émeraudes, en cet ostentatoire Débarquement de la reine de France, le vœu, requis par le délire des yeux, s’exprimait.)

« Mais vois donc… exulta une voix enfantine près de moi, – oh ! comme c’est ça ! Jusqu’au grain de la peau ! jusqu’aux petits plis des cuisses ! Hein ! des fruits, une gelée de pêches et d’abricots ! »

Le charme rompu, je tournai mon regard vers un rare spectacle, deux étranges formes enlacées par les bras et mariant à la pelisse miteuse d’un vieil homme chenu, – le geste trépide et les yeux ardents, – un bout de femme en très long spencer et qui, des deux mains, se pendait à son coude.

« Oui, s’extasiait-il, tu as raison… On voudrait y toucher, dis, hein, dis ! Y mordre  ! Les lèvres à cela… Oui, coller à cela la bouche, hein ?

– Bah ! me dis-je en m’efforçant de renouer mes antérieures sensations, – quelque couple départemental, échaudant à l’affriolement des nus un espoir de péché, mais sans nul intérêt foncier !

– Qu’en sais-tu ? rétorqua l’autre homme en moi. Plutôt que t’illusionner de vains phantasmes, il vaudrait mieux les suivre. Tout est leurre, hormis un morceau de vraie humanité. Admire quelle débordante luxure s’est peinte sur leurs visages, aussitôt que la peau en eux a subi l’électrique commotion de ces somptueuses charnalités ! »

Je remarquai qu’à petits pas rapides ils éludaient l’appel des plus nobles toiles pour ne stopper que devant d’autres, notoirement sexuelles, et qu’un flair merveilleux, dans la compacte multitude des cadres, aussitôt leur faisait découvrir. Si étroitement noués qu’ensemble ils ne semblaient former qu’une même silhouette se mouvant par de communs organes, – au point que leur exigu trottinement confondait leurs appareils locomoteurs, – quelle boulimie de perversités amoureuses les précipitait au-devant des gourmandises de la chair comme vers des écuelles de loin reniflées par un tantalisant désir ? Hilare, les pommettes vermillonnées entre ses floches côtelettes chinchilla, l’air un peu d’un ancien magistrat rigoleur, de la négligence et de l’usure dans la toilette, – une question, en outre, me tourmentait, à savoir la nature du lien qui, à ce roquentin vanné, octroyait le petit être bas-de-cul qui, les yeux éraillés, les joues réticulées de rides, ni maigre ni boulotte, sans âge, en robe d’une autre ère, se tortillait à son côté. Un train, récemment, avait-il débarqué, pour des bordées adultères, cette fugue d’un respectable « vieux monsieur, » honoré dans son chef-lieu pour des vertus patriarcales indémenties, avec un romanesque chitron, professeur de langues en un lycée ou pianoteuse à vingt sous le cachet dans de vagues circonscriptions ? Ou bien, un cinquième en un faubourg nichait-il les légitimes épreintes de ce couple fervide, trempant d’adjuvants érotiques la soupe à l’oignon de son vice suranné ? Sans nulles conjectures plausibles, un parfait bonheur de séniles tourtereaux émérillonnait leurs yeux et me les rendait précieux.

Maintenant, ils absorbaient avec un violent délice, – plantés devant une miroiterie de ce vitrier hollandais, Van der Werff, – les gélatines d’un étalage de nymphes gigotant sans caleçons dans un paysage capillaire.

« Crois-tu ? disait la petite voix enfantine, au timbre joli et clair, perlant dans un rire dont la frêle sonorité me chatouilla étrangement. Vrai, elles ne se gênent pas ; on leur voit tout ! (Aucun des deux, comme en une hermétique solitude, ne soupçonnait le passant curieux qui, en moi, tendait l’oreille.) Ce que c’est cochon, leurs gros balochards de seins !

– Mais regarde donc, s’exclamait à son tour le vieux faune, en lui passant une large loupe qu’il venait d’appliquer sur les gorges et les ventres, regarde donc comme c’est fait ! On dirait de la vraie peau, satinée, humide. Et les pointes des seins, hein ? Une petite framboise, pas vrai ? Ah ! oui, je te crois, ce l’est bougrement, cochon ! »

Elle s’étirait sur ses petites jambes, promenait à son tour la loupe en tous sens ; puis tous deux se reculaient, s’avançaient en se poussant et en se frottant, avec l’air de monter à l’assaut de ces collines de chair, de ces remparts de mous de veau. Ensuite, ils s’écartaient un peu, et, les yeux dans les yeux, parmi la foule, se mangeaient avec une fureur de passion qui tout à coup parut les mettre nus l’un devant l’autre.
 
 

 

« Là ! viens ! fit-il en montrant du doigt la Kermesse de Rubens et, sans doute, par l’effet d’un sens subtil, soupçonnant, avant même d’y atteindre, les ruts innombrables de cette épopée de la copulation.

Mais, tout de suite, elle trouva dégoûtant le dégobilleur. Un des danseurs, empoignant une femme par le sexe, toutefois l’amusait.

« Hein ! crois-tu ? Je t’assure qu’ils ne vont pas tarder ! »

Il s’enflammait, lui secouait le bras.

« Tiens, vois donc, cette autre là-bas, à terre… Il y en a un qui fonce dessus. Mais, vrai ! tout de même, tu as raison. C’est sale, celui qui vomit… Et puis, il vaut mieux deviner… Ça en dit trop et pas assez. »

Ils retournèrent au Van der Werff. Ces deux pouffiasses les pâmaient avec leurs peaux de saindoux, leurs testons meringués, leurs larges fesses de beurre.

« Comme c’est ça, hein ? » soupirait-il, une lueur de désir au cou, qu’il dut éponger, les paupières convulsives, en la regardant d’un air accablé, comme exténué par la durée d’un supplice extérieur.

Et de nouveau ils se lançaient, talonnés par la salauderie qui leur cuisait les reins, quêtant pour leur maladif libertinage d’autres stimulants, les piments et les cantharides des torses nus, comme prêts pour l’alcôve. Mais tout à coup une sonnette drelinait au bout de la galerie. « On ferme ! on ferme ! » crièrent les gardiens. C’était les rideaux et les seuils clos pour le coucher des maîtres, dans la descente du soir sur l’effacement des ors et des pourpres. Alors ils s’effarèrent, tournèrent éperdus pour un dernier rapt, pour de suprêmes voluptés, cinglés de si rageuses soifs de boire encore à la coupe du péché qu’ils se laissaient bousculer et sortirent les derniers.

Dans la rue, ensuite, très vite, vers une direction obéie, – quelque lit, sans doute, pensais-je, où la petite voix enfantine chuchotera : « Crois-tu ?… » et où ils s’extermineront), – derrière les fiacres ils disparurent.
 
 

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(Camille Lemonnier, in Gil Blas, douzième année, n° 3788, mercredi 2 avril 1890 ; repris dans Fin de Siècle, première année, n° 84, samedi 19 décembre 1891. Peter van der Werff, « La Danse des nymphes, » huile sur toile, 1717 ; Pierre Paul Rubens « La Kermesse, ou la Fête au village, » huile sur bois, 1635-38)