« Je dois reconnaître, dit la Dame en Bleu, que j’ai toujours eu un certain penchant pour Barbe Bleue. J’ai découpé son image dans l’un de mes plus beaux livres de fées et je l’ai attachée au mur, au-dessus de mon lit, comme s’il eût été mon saint préféré, car je trouvais sa longue barbe bleue infiniment charmante. Mais ce qui, à vrai dire, me charmait le plus, c’était la chambre secrète, et, pour cette seule énigme, je l’aurais volontiers épousé. C’était mon héros favori, et Rochester même, au temps où je dévorais Jane Eyre, ne put jamais tout à fait l’effacer de mon cœur. Quel dommage qu’il n’y ait plus de Barbes Bleues à présent !

– Comment ! mais il n’y a que cela, des Barbes Bleues, répliqua le Monsieur en Gris ; je veux dire que le conte de fée ne donne qu’une interprétation très fantaisiste de la version véritable. Celle-ci est venue à notre connaissance par les nouvelles découvertes faites dans des documents Hittites et Chaldéens, et je me flatte d’avoir été l’un des premiers à connaître les données exactes de votre conte préféré.

– Eh bien ! alors, contez-moi donc cela, ordonna la Dame en Bleu, et j’espère que, pour l’intérêt tragique et l’effet terrifiant, la véritable histoire de Barbe Bleue ne le cède en rien à mon conte de fée.

– Elle est seulement plus triste, répondit le Monsieur en Gris, et par conséquent plus vraie. Quant à son aspect terrifiant, les opinions diffèrent. D’aucuns la peuvent trouver absurdement grotesque, d’autres en peuvent sentir tout le tragique. N’étant point moi-même critique, mais simplement chroniqueur, je vous narrerai la chose sans commentaires.

Vous avez ouï parler du roi Cophetua Ier qui épousa la jeune mendiante ; je vais vous entretenir de son fils, Cophetua II. Il tenait de sa mère maintes petites manies et singularités tout à fait innocentes en elles-mêmes, mais qui, en leurs conséquences finales, ne laissaient pas d’être plutôt affligeantes.

Il avait épousé la fille d’un roi du voisinage, princesse charmante s’il en fût, et, l’ayant ramenée à son palais, il lui remit, selon la coutume du pays, les clefs de toutes les chambres, en lui disant, d’un ton mi-sérieux, mi-badin :

« Ma bien-aimée, cette maison est vôtre ; prenez-en, je vous prie, entièrement possession. Je ne me réserve que la clef d’une toute petite chambre, toute petite en vérité, mais personne, pas même vous, n’y doit pénétrer. Comme vous m’aimez, je suis sûr que vous ferez ce que je vous demande. »

Ces paroles firent sur la jeune reine une profonde impression. Certes, Cophetua était un homme aimable, et elle croyait l’aimer sincèrement, mais elle le voyait maintenant avec d’autres yeux ; il lui apparaissait enveloppé d’un charme mystérieux qui avivait sa flamme jusqu’à la passion véritable. Du secret que recelait cette chambre, elle n’avait naturellement aucune idée ; son imagination lui suggérait mille hypothèses toutes plus intéressantes les unes que les autres, et Cophetua, au lieu d’un roi débonnaire et de tout repos, prenait figure de personnage romantique et mystérieux. Fronçait-il le sourcil ? La jeune reine se disait en soupirant : « Ah ! cette chambre secrète ! » Semblait-il perdu dans les méandres de sa pensée ? Quelque ressouvenances de la chambre interdite le hantait. Et, comme elle avait décidé que tout ce mystère cachait un chagrin profond en un souvenir amer, elle faisait tout ce qu’une femme aimante peut imaginer pour lui faire oublier le souvenir dont elle avait la hantise. Sa tendresse était sans égale, ses gestes pleins de grâce, et elle savait trouver des mots qui étaient une exquise caresse. Peut-on s’étonner après cela que le pauvre Cophetua soit tombé follement amoureux de sa petite femme et se soit considéré comme le plus heureux des mortels ?

Mais, dès que la jeune reine s’aperçut que son époux trouvait en elle et en sa petite personne toute la somme des joies humaines, sa pitié, sa tendresse, sa sympathie se refroidirent sensiblement, cependant que s’éveillait sa curiosité de savoir ce que son charme avait conquis. Maintes fois, elle supplia Cophetua de lui confier son secret, mais ses réponses étaient toujours si évasives qu’un beau jour elle s’en fut prendre la petite clef dans sa cachette et… »

Là, un silence impressionnant…

« Et ?… répéta impétueusement la Dame en Bleu.

– Ah ! vous désirez que je continue, soupira le Monsieur en Gris. Qu’il en soit fait selon votre désir. Je disais donc que la jeune reine, ayant retiré la clef de sa cachette, s’en fut prestement à la chambre mystérieuse, tourna la clef dans la serrure, ouvrit la porte, regarda, et poussa un cri strident. La chambre était absolument vide. Il n’y avait rien, rien du tout.

– Et l’histoire finit là ? demanda la Dame en Bleu.

– Elle finit là. Je pourrais ajouter qu’ils vécurent malheureux dans la suite ; que la petite reine n’oublia jamais que le roi ne lui avait rien laissé à pardonner, qu’elle le traita dès lors en quantité négligeable et que jamais elle ne parlait du mariage et de la vie conjugale sans une certaine âpreté. Mais ce sont là choses que vous pouvez vous figurer vous-même. Je vous donne les faits et m’en tiens là.

– Permettez-moi donc, s’exclama la Dame en Bleu, de vous dire que vous m’avez conté là une histoire absurde. Car enfin, s’il n’y avait rien à cacher, pourquoi y avait-il une chambre secrète ? Et si la jeune reine n’y a point trouvé d’horreurs, pourquoi, au lieu de s’en réjouir, s’est-elle muée en mauvaise épouse ? Et pourquoi m’avez-vous dit en commençant que tous les hommes sont des Barbes Bleues ? »

Le Monsieur en Gris parut tout à coup décontenancé.

« Vous m’en demandez trop à la fois, protesta-t-il. Laissez-moi répondre à vos questions une à une. Vous me demandez pourquoi il y avait une chambre secrète, s’il n’y avait rien à cacher ? Ma chère amie, regardez-nous tous, et dites-moi quel homme ne croit pas avoir, caché au tréfonds de son être, quelque puits secret où il ose à peine lui-même regarder ? Pas un sur mille. Comme le dit si bien notre ami, M. Bergeret, nous sommes « médiocrement bons, et médiocrement mauvais. » Et, cependant, qui se contente d’être M. Tout-le-Monde, dénué d’intérêt ? Et qui ne tente d’insinuer qu’il possède quelque chambre dans son palais intérieur, dont il ne remettra jamais la clef ? Et est-il horreur plus vive, désenchantement plus poignant, pour celle qui croit de toute son âme à la chambre secrète, à toutes ses merveilles et à toutes ses terreurs, que de s’apercevoir à la fin qu’il n’y a rien du tout, que tout le charme dont elle rêvait, tout ce mystère qu’elle pressentait, toutes ces terreurs qu’elle redoutait, se sont évanouis dans l’ennuyeuse platitude de l’absolue médiocrité ? Et n’avais-je pas raison de dire que nous sommes tous des Barbes Bleues, de pauvres prétendants qui ne connaissent que trop bien leur néant, et qui cependant se veulent draper dans la pourpre de la romance et du mystère ? »

La Dame en Bleu parut profondément désappointée.

« Il se peut que vous ayez raison, dit-elle, mais est-il sage de me dire de telles choses ? Est-il sage de me montrer qu’après tout vous n’êtes qu’un railleur, et que, partout où je vois le dieu, vous ne voyez qu’un lutin. »

Le Monsieur en Gris sourit en guise d’excuse, et son sourire le fit soudain paraître beaucoup plus jeune.

« Vous avez raison, dit-il en riant ; ce n’est peut-être pas sage, mais ma raillerie à moi, c’est ma chambre secrète. »

Et il y avait dans ces paroles assez de malice pour faire sourire la Dame en Bleu, et assez de sérieux pour la faire rougir, tandis que le petit dieu, dans un coin sombre, accordait sa lyre.
 
 

 

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(Lisa Ysaye, « The True Story of Bluebeard, » nouvelle parue dans le recueil The Inn of Disenchantment, Boston and New York : Houghton Mifflin Company, The Riverside Press, Cambridge, septembre 1917 ; adaptée par Hélène Caron sans mention d’auteur, « Les Contes de l’Ère nouvelle, » in L’Ère nouvelle, organe de l’entente des gauches, septième année, n° 2898, dimanche 11 octobre 1925. Illustration de Hermann Vogel pour « La Barbe-Bleue, » d’après Charles Perrault, Paris : Maison Quentin, 1887 ; « What She Sees There, » gravure de Winslow Homer pour une mise en scène de « Barbe-Bleue, » in Harper’s Bazar, 1868)