La Porte Ouverte est heureuse de vous proposer aujourd’hui une incursion inédite dans l’univers de l’infiniment petit, avec le « Voyage au monde des atomes » d’Henry de Graffigny. Sur le même thème, nous publierons prochainement la seconde partie du très curieux ouvrage de Léon Dormoy, alias Paul Combes, Les Deux Pôles de l’infini (1883). Paru dix ans avant Toujours plus petits d’Albert Bleunard, il vous plongera au cœur d’une goutte de rosée, dans l’univers impitoyable des infusoires. Il sera suivi du conte de Mme de Genlis, « L’Isle des monstres » (1821), qui reste l’un des précurseurs incontournables des récits de vulgarisation scientifique.
MONSIEUR N
I
Ce soir de décembre était sinistre et lugubre. Une pluie glaciale, mêlée de flocons de neige, fouettait les vitres du petit laboratoire que le biologiste Gaston Quarmuis s’était aménagé dans une pièce de l’appartement qu’il occupait avec sa petite famille au plus haut étage d’une vieille bâtisse de la rue Corvisart.
Quoique simple docteur ès-sciences physiques et naturelles, Gaston Quarmuis occupait déjà, à vingt-huit ans à peine, une situation en vue à l’École de Pharmacie de Paris, où il était le suppléant de cours à l’académicien connu Roumeu. Plein d’une noble ambition scientifique, stimulé de plus par les difficultés de l’existence, depuis surtout qu’il s’était marié et était devenu père de famille, le jeune savant voyait un brillant avenir s’ouvrir devant lui grâce à son travail soutenu et ses hautes qualités d’observateur et d’expérimentateur.
Pour l’instant, Gaston Quarmuis, assis dans son fauteuil de rotin devant quelques bûches flambant entre les chenets pour combattre l’humidité et le froid extérieurs, laissait son esprit flotter au gré de la rêverie, et il considérait d’un regard vague les braises incandescentes auxquelles sa fantaisie se plaisait à donner des formes fantastiques.
Il était près de minuit ; le chimiste fatigué avait délaissé le mémoire à la rédaction duquel il avait consacré sa soirée. Au fond de la pièce, sous la hotte du fourneau, refroidissaient les réactions contenues dans les ballons de verre à long col et séchaient les préparations micrographiques. La lampe, posée sur la table de travail et abritée sous un abat-jour opaque, laissait la pièce dans une demi-obscurité, et le reflet des flammes du foyer produisait des illuminations changeantes au plafond.
Tout en considérant distraitement les formes variées que prenaient les tisons à mesure qu’ils se consumaient, le jeune homme, suivant le fil de ses pensées, continuait un monologue intérieur.
« Qu’est-ce que la vie ?… Que sont, en réalité, ce que nous appelons la matière et l’énergie ?… Le microscope nous a révélé et permis d’apercevoir des êtres d’une extrême simplification de formes et cependant animés de mouvements continuels ; d’autre part, les réactions chimiques obligent à concevoir la structure des corps sous un aspect particulier. Mais est-ce bien la réalité que nos instruments imparfaits, ou au moins insuffisants, nous montrent ?… Que d’énigmes à résoudre dans ce monde des infiniment petits dont nous entrevoyons à peine quelques manifestations !… Et que ne donnerais-je pas pour élucider ces mystères et démêler une parcelle de vérité !… Mais comment pénétrer un peu plus avant qu’on ne l’a fait jusqu’ici dans ce domaine presque inconnu, qui descend jusqu’à l’atome hypothétique ?…
– Je puis t’y aider ! » répondit soudain dans le silence une petite voix presque insaisissable.
Le savant tressaillit. Ses yeux se portèrent vers l’un des tisons presque réduits en braise et sur lequel des étincelles rougeoyantes semblaient dessiner un visage humain avec une langue barbe pointue et des yeux flamboyants.
« Qui me parle ?… fit-il d’une voix enrouée de surprise.
– Je m’appelle Décimicron, répondit la figurine incandescente ; et c’est parce que je m’intéresse à tes travaux et à tes recherches que je te propose mon aide. Acceptes-tu ?…
– Est-ce que je rêve ?… murmura le jeune homme. Que pourrais-tu ? Qui es-tu ?…
– Je suis le Génie Diviseur, et il m’est possible, si tu y consens, de diminuer ta taille d’homme de dix, cent, mille, un million de fois même. Et ainsi réduit aux dimensions des êtres et même des particules que tu veux étudier, et qui n’auront pas changé de grandeur, tu pourras t’identifier avec ces corps. Est-ce dit, partons-nous pour le pays des invisibles ?… »
À ce moment, le tison s’écroula en un monceau de braise incandescente, affectant vaguement une silhouette humaine enveloppée d’un manteau.
« Oui !… s’écria le savant, dans un transport d’enthousiasme qu’il ne put refréner ; oui, j’accepte ta proposition, étrange créature, quelles que puissent être les suites d’une pareille exploration et quand même je ne devrais jamais retrouver ensuite ma taille normale ! Et, puisque tu ne peux accroître la puissance de ma vue, agis comme tu me le proposes ; je m’abandonne à ta puissance ! Réduis-moi !…
– Voici alors pour commencer, prononça la voix. Je te mets presque à ma taille et te rends dix fois plus petit !… »
Une sensation de resserrement, de constriction, parcourut le corps du biologiste et tout sembla subitement grandir sous ses yeux.
II – UN OCÉAN DANS UNE GOUTTE D’EAU
Gaston Quarmuis mesurait normalement 1 mètre 68 ; il lui parut s’être instantanément rapetissé des neuf-dixièmes et la chambre s’agrandit en proportion. Il promena un rapide regard autour de lui et put alors apercevoir distinctement son interlocuteur. Celui-ci était debout, appuyé contre l’un des chenets.
« Eh ! eh !… ricana le fantastique personnage, que dites-vous de la transformation, monsieur le savant ?… »
Le biologiste se tâtait d’un air ahuri qui fit pousser au gnome un rire aigre et comme rouillé.
« Je vois, poursuivit-il de sa voix grinçante, que vous ne comprenez rien à ce qui vous arrive et que toute votre science ne parvient pas à vous expliquer le phénomène que vous êtes bien obligé cependant de constater. Mais à quoi bon des explications qui n’enlèveraient rien à l’étrangeté de la situation ? Vous devez avoir hâte de faire connaissance avec les habitants de ce monde particulier, ainsi que vous le réclamiez tout à l’heure ?… En route !.. »
Le jeune homme examina son singulier compagnon, qu’il dépassait de toute la tête. Celui-ci ricana et, se drapant dans son manteau, il ajouta :
« L’événement vous surprend, n’est-ce pas ?… Nous ne sommes plus, pensez-vous, à l’époque des génies et des magiciens, et mon pouvoir vous confond ?… Cependant, combien existe-t-il de choses plus surprenantes encore dans la nature, et que votre ignorance tend à regarder comme merveilleuses, alors qu’elles sont en réalité fort simples !… »
Gaston Quarmuis, revenu de sa stupeur d’un instant, promenait ses regards à travers la pièce dont il connaissait les plus infimes recoins et qui lui semblait avoir décuplé d’étendue. Mais, en se comparant lui-même aux meubles, il fut bien obligé de se convaincre que les choses extérieures n’avaient pas changé de dimensions, que c’était lui-même qui était devenu dix fois plus petit. Il se trouvait debout sur le siège du fauteuil de cuir qu’il occupait, alors qu’il avait commencé à distinguer le profil tracé en sillons de feu de l’être qui s’était donné à lui sous le nom bizarre de Décimicron, et sa tête touchait à peine le bas de ce fauteuil.
« Allons ! insista l’étrange créature, partons-nous en excursion à travers ce monde de l’infiniment petit que, malgré vos instruments, vous connaissez encore si imparfaitement ?
– Où voulez-vous m’emmener ? balbutia le savant.
– Tout simplement sur la tablette du fourneau de votre laboratoire ; nous ne manquerons pas là de sujets d’observation, cette tablette étant pas mal encombrée et surtout assez mal entretenue au point de vue propreté : justement ce qu’il faut pour que vous vous rendiez mieux compte des faits, monsieur le micrographe… Allons, suivez mon exemple ! »
Avec une incroyable agilité, le gnome se laissa glisser à bas du chenet et courut vers le but qu’il venait d’indiquer, et qu’il atteignit en se hissant sur une pompe pneumatique posée au pied du fourneau, dont le levier de manœuvre lui servit de pont improvisé. Non sans peine, le biologiste imita son guide, tout en s’ébahissant au passage du contraste entre sa propre taille et celle de ses meubles familiers. Sa bibliothèque lui paraissait être devenue une cathédrale aussi haute que Notre-Dame ; le cartel accroché à la muraille avait un cadran agrandi à la dimension de celui de la gare de Lyon ; enfin, la cheminée avec l’ouverture de son foyer lui représentait l’entrée d’un hall de fonderie d’où les fours réverbéraient une intense chaleur.
Parvenu le premier sur la tablette encombrée de matras, d’éprouvettes, de tubes à essais et à cultures microbiennes, de flacons, de ballons, d’allonges et autres accessoires de chimie, Décimicron se retourna vers son compagnon et hocha la tête.
« Vous êtes encore grand, marmotta-t-il ; je vais vous réduire de grandeur avant de commencer l’excursion… »
Sa main minuscule s’appuya un instant sur l’épaule du chimiste, qui ressentit une deuxième fois l’effet de condensation du début.
« Vous êtes déjà cent fois plus petit que dans votre état naturel, continua le gnome. Maintenant, en route ! »
Gaston Quarmuis, réduit à la taille d’un scarabée, suivit son guide. Tous les objets qui l’entouraient avaient pris par rapport à lui des dimensions formidables. Un baromètre appuyé au mur lui parut haut comme une cheminée d’usine et le carrelage blanc revêtant le fourneau de laboratoire lui semblait constitué par une série de dalles énormes, juxtaposées. Un ballon de verre présentait à ses yeux le volume d’un apostat de fort curage, et une coupelle de porcelaine était une cuve vaste comme le bassin d’une fontaine publique.
Soudain, il fit un saut en arrière.
En suivant le contour de la muraille, il était arrivé dans un angle où béait une large ouverture, en réalité imperceptible et provenant du décollement et de la chute d’une parcelle de plâtre. Et, de cet hiatus béant, un monstre affreux, dressé sur huit longues pattes velues et armé d’antennes et de crochets venimeux avait bondi vers lui. Cet animal phénoménal, dont les yeux à facettes multiples possédaient des reflets phosphorescents, était au moins quatre fois plus gros que le chimiste sous sa nouvelle forme.
« Bah !… fit Décimicron en l’apercevant, ce n’est qu’une araignée microscopique, que les naturalistes appellent, je crois une tégénaire des habitations. Il ne faut pas vous effrayer ; vous en rencontrerez de bien autrement hideuses dans les contrées où je vous emmène et que l’homme n’a jusqu’à présent explorées qu’à l’aide de la loupe ou du microscope !… »
Le jeune homme s’était serré auprès du génie comme pour se mettre sous sa protection, et tous deux s’étaient vivement éloignés du repaire de l’arachnide. Ils arrivèrent alors auprès d’une tour énorme et évasée du haut, sur laquelle un bloc gigantesque était posé à plat comme un couvercle. Quarmuis reconnut un pot de fleurs recouvert d’un livre.
Les deux personnages contournèrent l’obstacle, mais, en arrivant de l’autre côté, ils se trouvèrent en présence de plusieurs animaux qui s’enfuirent agilement en les apercevant. Quelques-uns de ces êtres ressemblaient à d’énormes crabes pourvus de pinces redoutables, d’autres, aussi gros que des veaux par rapport à la taille des explorateurs, étaient revêtus d’une cuirasse grisâtre plus épaisse que la peau d’un rhinocéros.
« Quoique vous ne soyez pas naturaliste, railla le génie diviseur, je pense que vous reconnaissez ces animaux ?… Les premiers, au corps ovoïde et aux longues pinces, sont des acariens, des mites en termes vulgaires ; les autres sont d’inoffensifs cloportes, ce que l’on appelle des porcelets de Saint-Antoine. Je crois inutile de vous rappeler le nom scientifique et la place que ces êtres occupent dans la création ?…
– En effet. Maintenant que mon œil commence à s’accoutumer aux nouvelles dimensions des objets, que j’apprécie leur réelle grandeur, je distingue mieux, et c’est ainsi que j’ai observé, dans cette troupe d’acares, des trombidions, et notamment le cheyletus eruditus qui détruit le papier des livres, alors que les cloportes, qui recherchent l’humidité, s’abritaient, eux, sous ce pot de fleurs. »
Tout en parlant, le chimiste continuait à avancer, déplaçant dans sa marche une foule de petits obstacles dont l’accumulation constituait la couche de poussière recouvrant le fourneau. Et dans ces obstacles, dont la dimension se trouvait centuplée grâce à la métamorphose réalisée par le génie, Quarmuis reconnaissait les substances les plus hétérogènes, ces débris microscopiques que l’on voit danser dans un rayon de soleil.
« Voici, monologuait-il, des grains de pollen, des écailles d’ailes de papillons, des fragments de papier, de tissus, des brins de coton, de laine, provenant de la lente destruction des objets mobiliers et enlevés dans l’air par le balayage. Voici des millioles de la pierre à bâtir arrachées des murs, des grains de sel, des pellicules de toute nature, animale, végétale, minérale, et même de la poussière de fer ayant, à n’en pas douter, appartenu à des météorites, ce qu’on appelle des étoiles filantes. Et quand je songe qu’un gramme de poussière renferme un milliard 112 millions d’animalcules, de germes et de débris de toute espèce, je me rends compte que le vide est une chimère, puisque la vie nous étreint de toute part. »
Une exclamation de Décimicron arrêta ces réflexions. Une vaste étendue d’eau, reflétant la flamme éloignée de la lampe restée sur la cheminée, barrait le chemin aux voyageurs.
Ce lac n’était en vérité qu’une mare minuscule provenant du pot de terre végétale posé sur le fourneau, et que Quarmuis se souvenait avoir arrosé la veille. Mais, dans les nouvelles conditions où il se trouvait, cette mare devenait une véritable mer et le jeune homme se trouvait fort embarrassé.
« Qu’est-ce que cela !… ricana Décimicron. Tenez, voici un radeau qui va nous permettre d’effectuer la traversée !… »
Il montra un tronc de bois grossièrement équarri, dont une extrémité flottait au bord du liquide épandu. Le chimiste reconnut dans ce débris un fragment d’allumette. Le génie en détacha deux échardes, de la longueur de son corps.
« Voilà qui va nous faire l’office d’une paire de rames, ajouta-t-il. Embarquons !… »
Les deux compagnons prirent place sur ce navire rudimentaire et Décimicron, d’un vigoureux effort de sa gaffe improvisée, poussa au large.
Cet océan en miniature paraissait fort poissonneux et des animaux étranges y grouillaient dans un indescriptible tohu-bohu et un mouvement perpétuel. Toutes les familles d’infusoires se trouvaient rassemblées dans cet espace, et Quarmuis, dont les yeux étaient devenus de véritables microscopes, distinguait les diverses variétés de protozoaires, classés par la science zoologique au premier degré des êtres organisés, entre les plantes et les animaux les plus simples.
Il apercevait donc ces infusoires flagellifères dénommés protistes, et leurs différentes variétés, munis de cils de différentes longueurs, qui ont reçu les noms barbares d’homotriches, discotriches, hétérotriches, péritriches, hypotriches, espèces de sacs membraneux pourvus d’une ouverture à chaque extrémité : la bouche ou cyclostome, et le cytoprocte. Ces êtres rudimentaires agitaient leurs cils flexibles ou leur flagellum dans tous les sens, se dévoraient et s’assimilaient les uns les autres. Au milieu d’eux circulaient d’autres infusoires tentaculifères encore plus simplifiés : des monades, simples cellules de protoplasme enveloppées d’une mince pellicule transparente, des kolpodes, des véloces spiraloïdes sans cesse en mouvement, roulant et déroulant continuellement leurs anneaux ; enfin, des rotifères de toute espèce, ces infusoires à tel point indestructibles que Spallanzani en a ressuscité qui avaient été desséchés depuis plus de trente ans et reprirent, à peine humectés, leurs mouvements.
Quarmuis remarqua encore des algues de toutes les formes, des varicelles, des vibrions semblables à des serpents, des anguilules et des hydres d’eau douce, ces curieux protocolaires que l’on peut multiplier à volonté en les segmentant en un nombre quelconque de fragments et qui sont non moins carnassières que les autres infusoires.
« Nous sommes arrivés !… » prononça à ce moment le Génie Décimicron.
III – LE PAYS DES MICROBES
La flaque d’eau étant franchie, le savant se disposait à reprendre sa marche quand son compagnon, se penchant vers lui, articula les phrases suivantes :
« Le moment est arrivé de réduire encore nos proportions, si nous voulons examiner des êtres encore plus petits que les acares ou les infusoires rencontrés jusqu’ici. Vous avez en ce moment le centième de votre taille normale ; je vais encore vous réduire d’autant, c’est-à-dire à moins de vingt microns (1), ce qui sera le dix millionième de votre taille. Ainsi, vous allez vous trouver à l’échelle des cellules les plus simples de la vie organique, ce que vous appelez les microbes. Je crois que vous n’avez pas, jusqu’à présent, à vous plaindre de mon intervention ?…
– Certes, bien que je ne comprenne pas votre pouvoir. Et ensuite ?…
– Ah ! Ah !… Le voyage vous intéresse ?… Eh bien ! nous continuerons…
– Votre puissance est donc infinie ?…
– Non, elle est bornée comme, dans l’univers, tout se trouve limité par des lois. Je ne pourrai plus que répéter une dernière fois cet effet de rapetissement de votre personne, mais ce sera suffisant, j’espère, pour vous permettre de voir les choses telles qu’elles existent en réalité.
– Je m’en remets entièrement à vous. Guidez-moi…
– C’est bien. En ce cas, en route pour le pays des microbes ! »
Le savant ressentit encore une fois cet effet de contraction de toutes les molécules composant son corps physique, et, ayant conservé tout son sang-froid, il constata que Décimicron avait également rapetissé, et ramené sa grandeur propre à la même échelle. Le laboratoire, par un effet inverse, s’était immensément agrandi. Ce n’était plus, aux yeux de Gaston Quarmuis, un bâtiment grand comme l’ancienne Galerie des machines de l’Exposition universelle de 1900, mais une étendue tellement immense qu’il ne parvenait plus à en distinguer les murailles.
La lampe, posée sur la table de travail à moins de quatre mètres, semblait éloignée de mille lieues ; la flaque d’eau qui avait coulé du pot était devenue un océan où les imperceptibles monades s’étaient accrues à la taille de baleines phénoménales, et les vibrions à celle du fameux serpent de mer d’un kilomètre de long. Tout ce qui entourait le jeune homme lui semblait s’être agrandi dans les mêmes monstrueuses proportions, et les particules constitutives de la poussière avaient suivi la même loi d’agrandissement.
À tout instant, les voyageurs butaient, se voyaient obligés de contourner des obstacles de toute nature qui eussent été invisibles pour des hommes de taille ordinaire. Le chimiste reconnaissait au passage les débris appartenant aux trois règnes de la nature et que le vent avait disséminés au hasard : graines microscopiques, fragments de cheveux, fibres de cuir, pétales de fleurs, ailes de mouches, floches de coton, d’ouate, de laine, de soie, parcelles de pierre, de chaux, de verre, de papier, de métaux, de bois, de charbon. Un moment, il eut à marcher dans une poudre friable, cristallisée qu’il s’assura être du sucre ; un peu après, il eut à contourner une extumescence grisâtre et mamelonnée et à traverser une plaine de poussière épaisse qui lui rappela que, |a veille, il avait laissé tomber une goutte de stéarine d’une bougie allumée dont il se servait pour allumer une cigarette. La bosse raboteuse devait être la goutte de stéarine fondue et la poussière, la cendre de tabac.
« Regardez !… » fit à ce moment Décimicron qui trottinait en avant, en se penchant vers ce qui remplaçait le sol.
C’était encore une flaque liquide, sans doute une simple goutte d’eau échappée des tubes d’essai où Gaston Quarmuis faisait ses cultures microbiennes. Le bactériologique put immédiatement déterminer, par leur forme et leurs dimensions, les genres auxquels appartenaient ces infiniment petits.
« Les bacilles homogènes de la fermentation butyrique, déclara-t-il, et avec eux des bacterium termo, microbes de la putréfaction, dont une variété a la propriété de dégager de la lumière.
– C’est pourquoi, sans doute, l’eau où ils baignent est phosphorescente ?
– En effet, et je me rappelle qu’il y a quelques années un éminent bactériologique, le Dr Raphaël Dubois, je crois, avait songé à utiliser cette curieuse propriété pour créer une source artificielle d’éclairage.
– Bien peu intense, sans doute… Mais, dites-moi, en votre qualité de savant, vous devez être familiarisé avec ces habitants innombrables de l’air et de l’eau, que vous nommez microbes ?…
– Mes études se sont en effet portées sur les propriétés de ces petits êtres, pour qui les infusoires sont de véritables géants. Les uns sont animés de mouvements comme les animaux les plus simples, tandis que d’autres sont de véritables végétaux. On en distingue deux catégories : les coccacées sphériques, auxquelles se rattachent les espèces micrococcus, sarcines, leuconostoc et ascococcus, et les bactériacées : bacillus, spirillus, leptothrix et cladothrix.
– Que de noms baroques, en vérité !… grommela le Génie Diviseur.
– Il fallait bien distinguer entre les diverses variétés de ferments et de microbes, et l’on s’est basé sur les formes différentes présentées par ces êtres. Alors que les coccacées sont sphériques, les bactériacées ont la forme de petits bâtonnets, tels les bacilles de Koch, qui se développent dans la tuberculose, et ceux d’Eberth que l’on trouve dans la typhoïde. Ces sporules ou ces bâtonnets sont uniques ou associés en colonies. Un microcosme double est dit diplocoque, quadruple tétragène. En chaînettes, ce sont des streptocoques et en grappes des staphylocoques. Certains possèdent de brillantes couleurs ; le microccocus prodigiosus est rose ou rouge, les pyogenes aureus jaune ou orangé, le bacille pyocyanique bleu ou vert. La plupart des bactéries se reproduisent comme les infusoires par division ou scissiparité, et, quand les conditions sont défavorables, par spores. Et la multiplication en est rapide car, en vingt-quatre heures, une bactérie peut en engendrer seize millions !… Telle est la prodigieuse fécondité de ces germes ! »
Tout en débitant son discours à son guide, Gaston Quarmuis avançait d’un pas rapide pour atteindre un autre océan qu’il distinguait dans l’éloignement. Mais, avant d’y arriver, il dut longer durant un bon moment une sorte de volcan éteint dont il ne distinguait qu’à peine le sommet. Mais en examinant avec attention la base corrodée par le feu de ce cône, et surtout en subodorant l’odeur qui s’en exhalait, le chimiste reconnut du tabac.
« Ce ne peut être que le résidu, le « mégot » de mon cigare d’hier, pensa-t-il. Singulier effet de perspective, ce débris me produit aujourd’hui l’impression d’une montagne. Et dire qu’en proportion, je suis encore un géant par rapport à un microbe !… »
Continuant à avancer, l’explorateur aperçut encore différentes catégories d’animalcules et de plantes microscopiques : chroocroccus, d’un vert bleuâtre, pleurococcus d’un vert clair, spirochètes, colibacilles, vibrio, enfin des algues filamenteuses mais desséchées de l’espèce leptothrix, analogues à celles qui tapissent les interstices des dents et des papilles de la langue à l’intérieur de la bouche.
Décimicron s’était arrêté devant une flaque de liquide de contour circulaire – en réalité une simple goutte d’eau – et faisait signe au jeune homme de le rejoindre. Obéissant à ce geste d’appel, celui-ci se hâtait d’aller retrouver son compagnon quand il buta dans une sorte de barrière formée d’une chaîne dont il distinguait à peine les extrémités se perdant dans l’éloignement, chaîne dont les maillons rappelaient l’apparence de sacs gonflés, ou mieux, d’une série de saucisses presque indéfinie. Le savant fut un instant dérouté par cette apparence singulière, mais soudain il se remémora ses proportions présentes.
« Saccharomycètes cerevisiæ ! s’écria-t-il. Ce sont des ferments de la levure de bière. »
Arrivant alors auprès de son compagnon, il l’interrogea du regard.
« Voyez !… fit Décimicron, les curieux animaux !… »
Les deux explorateurs du monde des invisibles, grimpés au sommet d’un énorme rocher, composé en réalité par un fragment imperceptible de bouchon, dominaient la flaque d’eau dont la surface s’entrouvrait à tout instant pour donner issue à des bulles de gaz hydrogène et d’acide carbonique. Au sein de cette mer en réduction, d’innombrables limaces, enveloppées d’une sorte de manteau gélatineux, s’occupaient à décortiquer hâtivement des herbes dont, en certains endroits, on ne distinguait plus que le squelette, la chlorophylle ayant été absorbée. Gaston Quarmuis suivit avec attention, pendant quelques instants, le manège de ces travailleurs aquatiques.
« Parbleu !… déclara-t-il en se redressant ; ce sont des amylobacter !…
– Vous dites ?…
– Le microbe appelé bacillus amylobacter, professa le biologiste, a été signalé en 1850 par Mitscherlich, et c’est le naturaliste français Trécul qui l’étudia en détail en 1865 et lui donna le nom d’amylobacter, ce bacille présentant, comme l’amidon, la propriété d’être teinté en bleu par l’iode. Ce petit être, qui mesure de 2 à 3 microns de longueur, est singulièrement énergique et sa vitalité est extraordinaire. Aussi résiste-t-il à une température de 100 degrés, qui est celle de l’eau bouillante, ainsi qu’au contact de l’air liquide : 193 degrés au-dessous de zéro. C’est à peine s’il ralentit son travail quand on le plonge dans ces milieux différents. L’amylobacter a été le grand créateur de la houille : il s’attaque sang trêve ni repos à la cellulose des tissus végétaux ou ligneux immergés, lui enlève son hydrogène, sous forme de protocarbure ou gaz des marais, et son acide carbonique, et il ne laisse qu’une carcasse de matières trop résistantes pour les moyens dont il dispose. Mais, comme son action est telle qu’il enlève deux fois plus d’oxygène et d’hydrogène que d’acide carbonique, il condense, il accumule le carbone dans le sous-sol des lagunes herbeuses et il transforme les végétaux en tourbe qui, par une condensation ultérieure, deviendra de la houille.
Ce qu’il y a de curieux, ce sont les conditions d’existence de ce corpuscule animé. L’amylobacter est anaérobie, c’est-à-dire que l’air le tue. Il ne peut vivre que dans un milieu différent de l’atmosphère. Il se fabrique donc une espèce de cloche à plongeur, et s’isole du milieu ambiant par une sécrétion gélatineuse constituant les parois de la cloche où ce travailleur microscopique trouve les conditions d’existence voulues.
– C’est véritablement merveilleux, en effet, » murmura le Génie Diviseur, s’arrachant alors à la contemplation de la goutte où grouillaient les microbes.
IV – À TRAVERS LES RÉGIONS INACCESSIBLES
Après avoir admiré, non sans étonnement, le travail des infiniment petits ouvriers inconscients des plus profondes transformations de l’écorce terrestre, le changement des masses végétales en tourbe, premier stade de la fabrication de la houille et assisté, un peu plus loin, dans une autre goutte d’eau, aux combats perpétuels que les microbes se livrent entre eux, les explorateurs firent halte et s’assirent sur un roc d’une blancheur remarquable dans lequel le chimiste reconnut du phosphate de chaux : sans doute quelque débris minuscule de coquille d’œuf.
« Eh bien ! interrogea le Génie Diviseur, êtes-vous toujours décidé à pénétrer dans ce monde des atomes, inaccessible jusqu’à présent aussi bien aux sens de l’homme qu’à ses instruments les plus perfectionnés ?…
– Si la chose est possible, oui, j’y suis résolu, répliqua fermement le savant.
– Parfait, je vais donc vous réduire au point extrême qui m’est permis par mon pouvoir, c’est-à-dire de mille fois encore.
– C’est-à-dire que je pourrai alors distinguer les molécules constitutives des corps, qui mesurent d’un deux mille cinq centième à un deux cent-cinquantième de micron ?…
– Et les atomes dont l’association, l’agglomération dans des orientations variables forme ces molécules ; oui, parfaitement. Mais sachez que, dans ce milieu particulier, vous risquez de devenir la victime des énergies formidables sans cesse en action et dont vos savants les plus hardis commencent à peine à discerner l’existence.
– Je comprends ; ce dont vous voulez parler, c’est sans doute ce que sir William Cookes a nommé le bombardement moléculaire ?
– C’est probable. Vous n’allez plus séjourner dans ce milieu grossier que vous appelez l’atmosphère, attendu que les corpuscules qui composent l’air que vous respirez vont vous paraître gros comme de véritables pavés.
– Ce nouveau milieu, infiniment plus subtil, et grâce auquel se propagent les vibrations que nous appelons son, chaleur, mouvement, lumière, électricité, rayons X, ondes hertziennes, etc., c’est l’éther, n’est-ce pas ?…
– Appelez ce milieu invisible et immatériel comme vous voudrez, mais apprenez qu’à l’échelle de la molécule où vous voulez être réduit, vous deviendrez sensible aux actions de ces forces dont vous n’avez aucune idée…
– C’est justement parce que je me doute que les conditions de vie de ce milieu sont très différentes de celles que je connais, que je désirerais approfondir ces mystères et me rendre compte, plus exactement qu’avec le microscope, de la réalité – ou du mal fondé – des théories émises à ce sujet. »
Gaston Quarmuis avait été particulièrement attiré, dès le début de sa carrière, par les grands problèmes de la physique et de la chimie. Ses recherches et ses expériences lui avaient permis d’entrevoir quelques-unes des lois fondamentales auxquelles le monde visible paraît obéir. Les mouvements browniens, cette agitation désordonnée, sans but, sans direction, sans arrêt, qu’on aperçoit dans certaines solutions colloïdales, l’avaient convaincu que la matière, telle qu’elle se présente à nos sens, est le réservoir d’une énergie formidable, énergie que les atomes, actuellement insensibles aux actions extérieures que l’homme sait produire, gardent en leur sein et ne laissent échapper que dans les explosions constituant la radioactivité. Il avait la certitude que les atomes des éléments, instables comme leur nom l’indique quand il s’agit de phénomènes chimiques, ne sont cependant pas indivisibles, mais bien constitués par un assemblage de particules électrisées : ions et électrons. Par conséquent, les corps ne se distinguent véritablement les uns des autres que par le nombre d’atomes et la disposition de ces atomes dans l’agrégat appelé molécule. La matière ramenée à sa plus simple expression est donc une dans son essence, et il doit en être de même de la Force, ou, pour mieux dire, de toutes les forces cataloguées jusqu’à présent. Les perceptions enregistrées par les sens ou par certains instruments spéciaux ne sont que la conséquence des mouvements dont les molécules constitutives des corps sont animées. Un corps paraît froid parce que ses molécules vibrent moins rapidement que celles de notre propre corps ; un autre semble chaud parce que ses molécules vibrent plus rapidement. Ce n’est qu’une question de rapidité de vibration ; tout est mouvement dans la nature, mais ces mouvements sont perçus différemment selon leur amplitude ou leur fréquence, et ils nous sont révélés par des détecteurs particuliers : l’œil pour les vibrations lumineuses, l’oreille pour les sons, le radioconducteur pour les ondes électriques, le baromètre pour les ondes calorifiques obscures, etc. Et la cause unique de ces mouvements divers, ce que l’on désigne sous le nom d’Énergie, est certainement une dans son essence, comme l’est la matière.
Décimicron avait respecté la rêverie de celui qu’il voulait initier aux mystères les plus intimes de la nature. Mais il s’impatienta.
« Enfin, s’exclama-t-il, êtes-vous décidé ?…
– Je vous répète que, partout où vous voudrez me conduire, je vous suivrai.
– Avant de procéder à cette dernière transformation, je dois vous rappeler que vous allez pénétrer dans un milieu entièrement différent que celui que vous connaissez ; et vos misérables cinq sens ne vous serviront plus à grand-chose…
– Comment cela ?…
– Voyez. En ce moment, nous sommes debout sur ce qui est en réalité un fragment de coquille d’œuf, et cependant, vu l’exiguïté de votre taille, il vous faudrait marcher plusieurs heures si vous vouliez parcourir ce débris d’un bout à l’autre. Si je vous diminue encore à la dimension d’un millième de micron, c’est-à-dire à un peu plus d’un millionième de millimètre de hauteur, tout ce qui vous entoure va changer entièrement d’aspect à vos yeux. Ceux-ci ne percevront même plus ce qui pour eux est la lumière puisqu’ils ne seront plus sensibles à ces vibrations infiniment trop longues pour l’organe ainsi rapetissé…
– Qu’importe, si je deviens sensible à d’autres vibrations, puisque le vide est traversé par des ondulations de toute longueur et de toute fréquence.
– Qu’il en soit donc tel que vous le désirez !… » murmura le Génie Diviseur, en touchant légèrement le savant de la main.
Gaston Quarmuis éprouva encore une fois cette sensation de resserrement, de condensation de tout son être physique, mais ce fut alors une véritable souffrance, telle qu’un gémissement involontaire lui échappa.
Le Génie Diviseur, qui s’était rapetissé en même temps que lui, hocha la tête.
« Je comprends ce qui se passe en vous, articula-t-il de sa voix grinçante, et cela ne doit pas être très agréable, je m’en doute ; mais il vous suffit de réfléchir un instant pour vous expliquer la cause de cette souffrance. Songez que je viens de réduire le volume de votre corps au cent milliardième de ce qu’il était tout à l’heure. Il faut donc, puisque le nombre des molécules qui le constituent n’a pas changé, que ce soient les vides séparant ces molécules les unes des autres qui aient diminué. Heureusement que, par rapport à la dimension des atomes, ces vides sont aussi vastes en proportion que ceux qui séparent, dans le vide sidéral, les astres les uns des autres. Maintenant ces vides ont presque disparu, vos atomes constitutifs sont presque en contact les uns des autres, ce qui vous explique l’effet que vous ressentez. Mais, par contre, le monde extérieur n’ayant pas changé de dimensions, vous allez pouvoir vous rendre compte de son agencement réel. »
Le savant n’entendait plus les paroles de son guide mystérieux et si puissant, car l’univers avait paru se transformer subitement devant lui depuis qu’il avait parlé.
La longue plaine grisâtre et raboteuse, bossuée d’extumescences auxquelles s’accrochaient des touffes d’algues du genre leptothrix et creusée de trous et de lagunes fourmillant d’êtres bizarres, microbes des microbes, cette agglomération de rochers irréguliers qui était en réalité un morceau minuscule de coquille avait disparu, et le chimiste ne distinguait plus, à la lueur violette d’une phosphorescence singulière emplissant l’espace, qu’une multitude de parcelles solides éparses, quelque chose comme un archipel composé de fragments irréguliers en suspension dans le vide.
La matière continue – sauf celle de son propre corps et de celui du Génie – n’existait plus pour lui ! Il voyait !… Il voyait les associations d’atomes, dont les agglomérations formaient tous les corps de la nature, emportés par des mouvements formidables dus à des forces inconnues et à peine soupçonnées encore par les physiciens. Il avait l’impression de voguer à toute vitesse, supporté par la coupole d’un apostat circulant en compagnie de milliards de globes identiques dans une immensité sans bornes. Ce qui lui semblait être la voûte céleste était parsemé de points étincelants sur ce rideau violacé des profondeurs.
« Vous êtes arrivé au point ultime de visibilité de la matière, chuchota la voix de Décimicron. Ces parcelles qui nous supportent sont les atomes de la coquille de l’œuf et elles ne mesurent pas plus de cinquante milliardièmes de millimètre de longueur chacune. Comparées au volume d’un grain de plomb, il y a autant de différence qu’entre ce grain de plomb et le volume de la Terre. Quant à ces soleils éloignés, ce sont des atomes radioactifs libres. Enfin, remarquez que la lumière telle que vous la connaissez n’est plus perceptible à vos yeux en raison de la trop grande longueur des ondes, par rapport à la petitesse de votre rétine. Les radiations qui la remplacent appartiennent au cinquante-cinquième degré de l’échelle de Crookes, c’est-à-dire qu’elles sont intermédiaires entre l’ultraviolet et les rayons cathodiques. Elles sont dues aux chocs des atomes les uns contre les autres…
– Oui, je sais, au bombardement moléculaire, deviné par Crookes…
– Aussi n’est-ce plus la pesanteur, la gravitation qui agit désormais sur nos deux personnalités, mais bien les attractions et répulsions intramoléculaires. Mais puisque vous êtes si savant, dites-moi ce que vous apercevez là-bas ? »
Dans la direction que son mystérieux compagnon lui montrait, Gaston Quarmuis distingua des corpuscules de forme annulaire se mouvant avec une prodigieuse vitesse.
« Des atomes-tourbillons, répliqua-t-il. Le physicien Thomson en a donné depuis longtemps la théorie. Ce sont des tores. L’univers, d’après ce physicien, serait formé d’un milieu où le frottement serait nul. Le fluide ou éther remplissant tout l’espace, aussi bien les étendues interplanétaires que les vides intermoléculaires, est constamment traversé par des fractions infiniment petites de matière, animées de mouvements tourbillonnants. Ces particules sont infiniment limitées, distinctes les unes des autres par leur forme, leur masse et le mode de mouvement qui les agite, qualités qu’elles conservent éternellement. Dans le milieu parfait où elles se meuvent, ces portions de matière ne sauraient changer ou disparaître, et aucune unité nouvelle ne pourrait naître spontanément. Partout, les atomes de même espèce sont constitués de la même façon et doués des mêmes propriétés.
– Eh bien ! vous avez l’occasion de vérifier de vos yeux l’exactitude de ces théories, et vous voyez que ces atomes indépendants, indestructibles, instables et indéformables, présentent la forme d’anneaux parfaitement réguliers…
– En effet, ce sont des tores de section circulaire, analogues aux ronds de fumée que les fumeurs de pipe s’amusent souvent à reproduire. »
Gaston Quarmuis bandait tous les ressorts de son intelligence pour essayer de comprendre cet extraordinaire paysage.
« De même qu’il n’y a ni haut ni bas dans l’Univers, songeait-il, il n’y a ni infiniment grand ni infiniment petit. Tout est relatif aux proportions de l’homme. N’ai-je pas sous les yeux, en ce moment, de véritables systèmes planétaires formés par ces associations d’atomes qui entrent dans la composition de l’une des molécules dont l’agrégation constitue en réalité une vulgaire coquille d’œuf ?… Et, arrivé à ce stade ultime de déductibilité où matière et force se confondent dans le substratum fondamental, je trouve la reproduction à une échelle ultramicroscopique de l’univers stellaire ! Puis-je en conclure que tout l’univers sidéral, avec ses milliards de soleils et d’étoiles, n’est à son tour qu’un infime tourbillon de poussière et que les astres, sont les atomes de l’infini ? Énigmes, mystères, questions insolubles pour mes sens imparfaits et mon savoir insuffisant !… »
Un cri de Décimicrom tira le savant de cet abîme de réflexions.
« Fuyons !… s’était exclamé l’incompréhensible créature, ou nous allons être les victimes des forces aveugles de la nature ! »
Un cataclysme déterminé par une cause inconnue – peut-être quelque infusoire avait-il culbuté dans ses mouvements la coquille d’œuf – venait subitement de se déchaîner. L’espace s’était enflammé et des lueurs phosphorescentes, violacées, déchiraient ses profondeurs insondables. Les atomes-tourbillons s’entrechoquaient et rebondissaient comme des balles élastiques sans se détruire, mais leur mouvement étant transformé en chaleur, ils se trouvaient portés à l’incandescence et se transformaient instantanément en soleils étincelants. En même temps, des explosion inouïes, formidables, assourdissantes, ébranlaient l’éther vibrant. C’était le chaos, et sur son îlot microscopique, soumis à toutes les influences cosmiques, le chimiste se sentit perdu, jouet de toutes ces forces entrées en lutte. Un seul moyen de salut s’offrit à son esprit : reprendre sa stature d’homme afin d’échapper à cette étreinte du monde invisible si redoutable.
« À moi, Décimicron !… » s’écria-t-il.
Mais le Génie Diviseur avait disparu, s’était comme dissous dans les nuées.
Un coup de tonnerre plus épouvantable que jamais emplit l’espace ; le savant eut la sensation que tout point d’appui lui manquait et qu’il tombait dans un gouffre insondable ; l’atome sur lequel il était debout venait d’éclater. Des lueurs vertes, mauves, violettes, dansèrent devant ses yeux dans cet excès de sensations violentes, et il eut un instant d’inconscience. Il tombait dans l’infini.
*
« Tu dormais, mon ami, » fit soudain une voix caressante, dont le timbre bien connu ramena Quarmuis au sentiment de la réalité. Le jeune homme sauta sur ses pieds et son regard effaré parcourut ce qui l’entourait. Il se retrouvait dans son petit laboratoire devant sa table de travail où les pages de son Mémoire sur les spirochætes du côlon demeuraient inachevées, et c’était bien sa femme qui, inquiète de cette longue veillée, était venue le chercher et l’avait trouvé profondément assoupi.
« Décimicron… le Génie Diviseur… » balbutia-t-il.
Madame Quarmuis eut un petit rire.
« Tu rêvais sans doute, répondit-elle, et cela n’a rien d’étonnant, car tu te surmènes. Toujours l’œil à ton microscope ou devant tes cornues… »
Le savant poussa un profond soupir de soulagement, comme au sortir d’un pénible cauchemar. Il serra sa femme dans ses bras et conclut :
« Mon voyage au pays des invisibles n’a été qu’un songe, mais qui sait si je n’ai pas eu un moment de clairvoyance et aperçu la réalité ?… »
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(1) Micron : millième de millimètre.
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(Henry de Graffigny, in La Revue mondiale, trente-et-unième année, volume 39, septième série, n° 21, 1er novembre 1920. « La Chasse aux microbes, » carte postale de la série En l’an 2000, d’après Jean-Marc Côté, c. 1900 ; « Monster Soup commonly called Thames Water, » gravure en couleur de William Heath, 1828 ; « In the Microbe World, » caricature à l’encre de Charles Harrison, c. 1913 ; « Des Animalcules microscopiques, » gravure parue dans Le Magasin pittoresque, n° 19, 1833 ; « A Drop of London Water, » gravure de John Leech, extraite de Punch, or the London Charivari, 11 mai 1850)