Il y avait huit jours que la grève des Établissement Héranet et Maneard était terminée. Le mouvement avait complètement avorté ; près d’un tiers du personnel avait été licencié en représailles.
« Quand il y a un pet d’humeur, n’est-ce pas, assurait M. Dyan, le directeur, une petite saignée ne fait pas de mal… Il s’agit d’être bien maître de soi et de l’instrument. »
Comme on connaissait l’excellence des idées du directeur sur la question sociale et la manière d’en traiter, on l’avait chargé de pratiquer ladite saignée, jugée nécessaire. Ce dont, entre parenthèse, il s’était tiré à merveille. Il n’avait pas eu peur. Dans chaque service, il y eut des femmes et des hommes de remerciés. Tacticien avisé, M. Dyan avait fait établir, par précaution, des fiches de renseignements sur chaque salarié de la maison. Ainsi, il était au courant des faits, gestes et opinions de son personnel. Ce répertoire lui avait été d’un grand secours. Il avait pu savoir quelles femmes il serait facile d’attirer les premières ; quels ouvriers étaient sensibles à la flatterie, quels autres à la menace. Quoique logique dans ses desiderata, et bien conduite, la troupe des rebelles, minée par le travail souterrain des mouchards, en moins de trois semaines, avait été acculée à la débâcle.
Une équipe de jaunes avait coopéré au triomphe de la cause patronale, et fait mettre une quarantaine de personnes sur le pavé. L’insurrection avait été matée. Tout était donc pour le mieux.
Cependant, les premiers jours, les patrons avaient eu peur… M. Héranet eût été seul !… Heureusement que M. Maneard ne se perdait pas en considérations humanitaires. Il avait fulminé. « Ah, ils veulent la guerre ! Eh bien, fermons la boîte… maintenant… à ceux qui sauront le mieux tenir. »
*
Ah, cette grève ! comme toutes celles où il n’y avait pas d’entente… M. Dyan en riait, rien que d’y songer. Il n’avait pu assister au Conseil d’administration qui avait eu lieu l’avant-veille, retenu au lit par une grosse migraine. On lui avait voté des félicitations. Le mouvement avait été enrayé si vite ! Les résultats avaient été satisfaisants au possible.
Une dactylo venait de lui remettre le procès-verbal de cette réunion extraordinaire. Il constatait, avec orgueil, que cette grève l’avait fait apprécier comme un type à poigne. C’était justement la fin de l’an. Cela lui promettait de bonnes étrennes.
Il se frotta les mains, relut encore les quatre pages tapées à la machine.
« Ça va bien, ça va… » et tout à coup il sentit monter en lui un impérieux besoin de se dépenser. Bien qu’il fût de bonne heure, il quitta son bureau et s’achemina vers l’usine. La grande porte de la rue était ouverte. Des gens attendaient, des chômeurs.
« Ce serait une idée, murmura-t-il, en pensant à quelque chose… Pourquoi pas ?… Mais oui, c’est ça, » monologuait-il.
Il venait de décider qu’il assisterait à la procession des candidats à l’embauchage.
Le « balayage, » qui avait suivi la rentrée chez Héranet et Maneard, avait paru l’aubaine à quelques-uns de ces « malheureux. » Les pauvres étaient venus nombreux, comme si on leur eût promis du bonheur. Ils étaient, hélas ! les chiens qui sollicitaient une place à la niche… Tant pis pour la chaîne et le collier. Il fallait manger…
C’était la grande corvée de M. Cossime, chaque matin. Il recevait les postulants.
« Vos références ?
– Bien, oui, ça va… » (ça allait ou ça n’allait pas). En cas d’absence de papiers, il se basait sur la corpulence du quémandeur ; d’autres fois, à la tête. L’examen annulait quelquefois la bonne impression de plusieurs certificats.
L’heure approchait. Il attendait que se proposent les « mendigots d’ouvrage, » comme il disait. Il fumaillait une cigarette lorsque M. Dyan entra. Le Directeur s’assit.
« Rien de nouveau ?
– Non, Monsieur Dyan. »
On parla de politique quelques minutes, puis M. le Directeur dit :
« Cossime, ça ne vous vexera pas… c’est moi qui vais recevoir vos clients, ce matin. Ça m’amusera un peu. »
*
Neuf heures sonnèrent à une église voisine. Les neufs coups s’égrenaient, clairs, dans l’air glacé de bruine. La rue en sembla emplie quelques secondes. Les trois femmes et les deux hommes qui attendaient à la porte, laissèrent un petit laps de temps engloutir les dernières ondes sonores, et entrèrent. Le groupe se figea devant la cabane vitrée du contremaître.
Le directeur fit signe d’entrer en frappant au carreau. Ces gens semblaient gênés. Ils hésitaient à passer l’un avant l’autre. Enfin, les hommes s’effacèrent devant les femmes.
L’une d’elle pénétra.
« Je venais pour voir si vous n’aviez pas besoin d’emballeuse.
– Non, pas aujourd’hui, le service est au complet. Mais, d’ailleurs, nous n’embauchons pas les femmes comme jadis. Vous reviendrez demain. On vous donnera une feuille à remplir, et dès qu’une place sera vacante, – si les renseignements pris sur vous sont bons, – on vous fera signe.
– Pas la peine d’attendre, dit-elle aux autres, faut revenir demain, pour avoir une feuille. »
Les femmes restèrent perplexes. L’éclaircissement leur arriva du bureau vitré.
« Demain, oui, revenez…
– Ça doit être le « Dirlo, » le type qui m’a répondu. C’est pour ça qu’il faut revenir. »
Elles s’en retournèrent en bavardant toutes trois.
Un des hommes entra.
« Des certificats ?
– Oui, Monsieur, tenez, quatre ans là, vous voyez que j’avais…
– Oui, interrompit le Directeur. Ce papier date de huit mois. Qu’avez-vous fait depuis ?
– J’ai été à l’hôpital, trois mois, puis j’ai bricolé. Je voudrais une place stable. J’ai deux enfants. »
Au mot d’hôpital, M. Dyan a levé la tête ; il a remarqué combien était ravagé le visage de l’homme.
La face était creusée de rides, les lèvres blanches, le nez pincé. Cet homme ne devait pas être costaud. Alors, à quoi bon ?
« Vous avez encore besoin de repos, affirme M. le Directeur.
– Ah ! Monsieur, mais avec quoi voulez-vous que je me l’octroie ?
– Ici le travail est trop dur ; je regrette. »
Sans doute le paria comprit qu’il serait inutile d’essayer d’apitoyer le « bourgeois. » Il salua. En partant, par un mouvement instinctif, il baissa les épaules. Il voulut, cependant, ne pas paraître trop affligé. Il avait placé une main derrière le dos, machinalement – un des gestes de l’enfant qui veut faire l’homme. La rue le reprit de nouveau dans son tourbillon de froid.
Le second ouvrier était entré. Ce fut moins long. Il se présentait dépenaillé, les vêtements sales. Il était peu soigné de sa personne.
« Il n’y a rien, lui dit-on.
– Bien, merci, » et il s’en fut.
Un nouveau venu frappa à la porte. Après qu’il eut pénétré, il salua.
« Pardon, demanda-t-il, pour l’embauchage ?
– C’est ici, renseigna M. Cossime.
– Vous avez des certificats ?
– Oui, Monsieur. »
Eu fouillant dans son portefeuille, il fit choir un carton que le Directeur reconnut ; une carte syndicale.
« Avec ça, ça suffit, » affirma M. Dyan.
L’ouvrier comprit, bougonna, et, en claquant la porte, partit.
« Non ; on sort d’en prendre, » ricana le contremaître.
C’était, maintenant, le moment du plein de demandes. Il était 9 heures et demie. Du bout de la cour, quatre hommes et une femme s’avançaient, renseignés par la concierge.
Sans doute, ces gens attendaient depuis des jours le travail, grâce auquel l’homme bouffe… M. le Directeur remarqua, tout haut, qu’ils avaient tous le dos voûté.
Il songea à des cariatides. N’étaient-elles pas porteuses d’un monde ces épaules rejetées en avant, comme sous le poids de la fatalité ?
« Je vous laisse à votre office, » dit-il enfin au contremaître.
*
Quand il passa devant le groupe de chômeurs, il sentit leurs regards poser leur interrogation sur lui. Ces regards étaient sans insolence, sans pensée même. Il les toisa avec un mépris d’homme qui se juge supérieur.
Ces êtres étaient bien, avec leurs épaules rentrées, le dos plié, les cariatides qui soutenaient la Société. Il était joyeux d’avoir trouvé cette comparaison. Il ricana.
« Ah ! Ah ! Elle ne tombera pas tout de suite, notre chère société. »
C’était ainsi que le voulait la vie. Il y avait les parasites et les producteurs… et ces derniers soutenaient les inutiles. L’ouvrier pliait sous le poids d’un formidable édifice. C’était là une image de la force capitaliste.
M. Dyan se sentait d’humeur à ironiser.
Entre ses dents, il marmotta :
« Que le poids fasse fléchir les épaules et s’incliner la tête… Comme cela, oui ; ainsi, ils ne verront pas ce qu’ils subissent.
Et Dieu les aide… Tant qu’ils ne connaîtront pas mieux l’Édifice qu’ils supportent, ces braves ouvriers, eh ! eh ! la Société aura de robustes cariatides. »
_____
(Henry Poulaille, « Les Contes de l’Ère nouvelle, » in L’Ère nouvelle, organe de l’entente des gauches, septième année, n° 2877, dimanche 20 septembre 1925 ; Amedeo Modigliani, « Cariatide » [Mademoiselle Grain de Café], huile sur toile, c. 1911-1912)