La trace argentée de la rosée estivale étincelle sur tout ce qui se trouve au soleil.

À l’endroit où la vaste prairie, à la grasse fécondité, s’adosse contre la sombre forêt solitaire, les derniers nuages du matin planent autour d’un beau jeune homme.

Son regard rayonne ; son corps, qu’un léger manteau couvre à peine, est resplendissant de beauté. Il est là au bout d’un chemin et il s’apprête à s’engager dans un nouveau sentier. Le vent du matin vibre dans les arbres. Sur les branches d’un puissant sapin sont perchés beaucoup d’oiseaux de toutes espèces. Ils écoutent attentivement un gros bouvreuil, à gilet rouge, qui leur raconte beaucoup de choses importantes :

« Oui, oui, fait-il de sa voix perçante. Vous avez beau ne pas me croire ; le beau jeune homme qui est là, près du prunellier, c’est la Mort.

– Mais il a bien plutôt l’air d’un prince déguisé, chuchote la romantique bergeronnette.

– Verbiage que tout cela ! Des princes déguisés, il n’y en a pas, tandis que la Mort, elle existe bien, croassa sentencieusement le corbeau dans son froc noir.

– J’ai toujours cru que la Mort était un épouvantable squelette, avec une faux meurtrière sur l’épaule, siffla d’un air étonné une pinsonne rondelette.

– Ce sont là sots caquetages de vieilles femmes. Je le sais par lui-même, que c’est la Mort, » reprit le bouvreuil, qui continua de la sorte :

« Vous n’ignorez pas qu’une fois je fus pris par un oiseleur, et que je dus passer longtemps parmi les hommes, jusqu’au jour où je réussis à m’enfuir. Mais la triste période de ma captivité eut cela de bon que j’appris la langue des hommes. Lorsque, il y a deux mois de cela, j’allai visiter mon beau-frère le pivert, je m’attardai auprès de lui. Et il faisait déjà un peu sombre quand je repris le chemin du retour. En m’en revenant chez moi, j’arrivai dans une clairière, au milieu de laquelle il y avait un homme qui peignait sur une grande feuille avec de la terre de couleur. Je volai si près de lui que je planai au-dessus de sa tête. Sur son tableau, on voyait des bois, des prairies et des nuages, tout comme ils étaient autour de lui. Et au-dessus, c’était le soleil, merveilleusement beau à son coucher. Mais le peintre qui était au-dessous de moi n’était pas content de son œuvre. Souvent, il rejetait le pinceau, et de ses mains se couvrait le visage, comme le font les hommes quand ils ont du chagrin, et il disait à haute voix :

« Ce n’est pas ce que je veux. »

Et, comme la nuit arrivait, cet homme étrange leva brusquement les mains au ciel et, se lamentant ainsi :

« Où es-tu, ô divine beauté ? Pourquoi te caches-tu devant moi ? S’il me fallait saisir la main de la Mort, pour qu’il me fût donné de t’apercevoir, je le ferais aussitôt. »

Alors, il y eut entre les arbres une lueur soudaine, comme un rayon de soleil, et, à travers la prairie, le jeune homme que vous voyez là vint vers le peintre, d’un pas léger. Lorsque celui-ci l’aperçut, sa joie fut grande ; il tendit les mains et il s’écria avec allégresse :

« Ô Beauté, tu as enfin entendu ma supplication, puisque tu viens toi-même, afin que j’aille à l’école de ta science et que je devienne l’ami de ton amour ! »

Le jeune homme posa la main sur son épaule et lui dit :

« Je suis la Mort, et je vais te conduire sur le chemin de la beauté véritable et éternelle. Suis-moi. »

Et tous deux disparurent. »

C’est ainsi que le bouvreuil finit son récit, tandis que la Mort s’approche des demeures des hommes.
 

*

 

Dans le creux de la vallée d’où, comme d’une verte coquille, sort la route blanche, est assise, sur un lourd fagot de bois, tout accablée de fatigue, une vieille femme.

Elle dort ; son visage, sillonné des rides de la souffrance, est baigné dans un hale de paix et de joie. La vieille femme, qui touche presque au tombeau, rêve. Elle voit son fils, qui, il y a des années, est parti pour aller travailler à la construction d’une voie ferrée dans un pays perdu au bout du monde, vendant ainsi sa jeune force paysanne pour un monceau d’argent. Dans le percement d’une montagne, frappé d’un éclat de roche, il mourut. La pioche à la main, bravement, comme le soldat sur le champ de bataille. Et, comme lui, obscur et oublié. Sauf de sa mère, qui ne veut pas croire à sa mort.

« Il reviendra, à coup sûr, » se disait-elle, et son pauvre corps puisait la volonté de vivre dans cette pensée consolante.

Effectivement, il était souvent revenu auprès d’elle, mais ce n’était jamais que la nuit, quand elle dormait et qu’elle rêvait d’étranges événements. Aujourd’hui qu’elle sommeille, entre la solitude du ciel et celle de la forêt, le miracle du retour de son fils s’accomplit de nouveau pour elle. Mais, lorsqu’elle se réveille, cette fois-ci, son fils n’est pas disparu, comme d’habitude. Il est là devant elle, dans sa force et sa beauté. Désiré des jeunes filles et redouté des garçons, tel qu’il était quand il est parti, le chapeau sur la tête et le bâton de voyage à la main.

Indiciblement heureuse, la vieille maman trottine au-devant de son enfant.

« Ignace, mon petit Ignace, sois enfin le bienvenu. À coup sûr, tu as envie de manger un peu. Ô mon enfant, mon enfant, quelle joie ! Tous mes membres en sont transportés. Laisse-moi m’appuyer contre toi, mon cher petit. »

La Mort, sous l’aspect du fils, prend amoureusement la vieille femme dans ses bras et l’emporte au sein de ce beau jour d’été. Seuls les moucherons et les mouches luisantes vrombissent autour du fagot de bois abandonné.
 

*

 

Dans les champs de céréales qu’a jaunies la maturité, retentit le bruit monotone des faux que l’on martèle. À part cela, le silence recouvre les heures brûlantes. Un silence tel que même les vieux peupliers qui sont à gauche et à droite de la papillotante route du village n’osent pas faire entendre le moindre murmure. Sous un toit de paille fortement saillant, qui est placé, comme un chapeau protecteur, au-dessus d’une basse maison, un petit garçon, qui a peut-être six ans, est couché sur un misérable lit de vieux vêtements. C’est une pauvre créature estropiée, qui depuis sa naissance ne peut pas bouger le moindre membre. Ses frères et sœurs sont en train de faucher le blé dans une grande ferme, à titre de salariés. Les yeux de l’enfant regardent avec un ardent désir du côté du ciel, où est le grand soleil, dans lequel ses parents défunts l’attendent, à coup sûr. Lorsqu’un écho, venu des bois, passe sur le village, il croit que son père et sa mère l’appellent. Ah ! si un ange venait le chercher bientôt, comme il serait sage dans le ciel !

Un étranger se dirige vers la chaumière, à travers la poussière de la route. Lorsque l’enfant malade le voit, il pense tout de suite, malgré lui, à l’image de l’Annonciation qui est accrochée au mur. L’ange qui est peint sur cette image ressemble à ce jeune homme ; seulement, celui-ci est encore beaucoup plus beau et beaucoup plus saint que l’image peinte. Maintenant, il est à côté de son pauvre petit lit et il lui parle avec autant d’amour qu’autrefois sa mère :

« Comment t’appelles-tu, mon enfant ?

– Je m’appelle Jeannot et, n’est-ce pas, tu es le bon ange qui va me porter auprès de papa et de maman ? »

La Mort sort de ses haillons l’enfant bien heureux. Le petit corps malade s’étire dans une béatitude délicieuse, tandis que sa bouche sourit. La Mort, emportant l’enfant, s’en va dans la paix odorante de midi. Autour d’eux résonne une musique céleste.

Les vives couleurs du jour pâlissent. Dominant les pâturages qui vont en montant depuis la vallée des hommes jusqu’à la forêt, la Mort retourne dans le silence des arbres. Une dernière fois, elle regarde derrière elle. Elle regarde, depuis la solitude des monts, dans la vallée où s’agitent encore les hommes et leurs œuvres. Une servante, qui attend son amoureux et qui aperçoit la Mort, pense en elle-même :

« Oh ! voilà une belle créature. On dirait un prince exilé. Peut-être qu’il sait mieux embrasser que mon Joseph ? »

Des enfants de la ville, de retour d’une excursion, chantent en rythmant le pas comme des soldats :
 

Combien la vie est belle, belle, belle,

Les petits oiseaux le savent.

Ils chantent des chansons joyeuses, joyeuses,

Et leur léger plumage s’agite, s’agite,

Dans le bleu du ciel.
 

La Mort disparaît, en souriant, dans la forêt.
 
 

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(Alfons Petzold, traduit du hongrois par Alzir Hella et O. Bournac, « Les Contes de l’Ère nouvelle, » in L’Ère nouvelle, organe de l’entente des gauches, huitième année, n° 3050, dimanche 14 mars 1926 ; Herbert Gustave Schmalz, « The Great Awakening » [Le Grand Réveil], huile sur toile, 1897)