Paul Combes (1856-1909), qui signa également certains de ses ouvrages sous le pseudonyme de Léon Dormoy, est un auteur bien oublié de nos jours. Féru de photographie et de sciences naturelles, il a pourtant produit, outre ses ouvrages de vulgarisation scientifique, un certain nombre de fantaisies non dénuées d’intérêt ; citons par exemple : Rayon de soleil, voyage à travers l’univers ; Contes d’un apothicaire ; Les Idées d’un vieux rat ; ou encore la très rare plaquette inspirée de l’une de ses conférences donnée en 1885 : L’Annexion de la Lune, fantaisie scientifique. Le livre que nous présentons aujourd’hui est divisé en deux parties : la première, « L’Harmonie des sphères, » est consacrée à une exploration du système solaire, dans le sillage d’une comète ; la seconde est une délicieuse incursion dans le monde de l’infiniment petit, un voyage à l’intérieur d’une goutte de rosée, dans le monde fascinant des Infusoires. Les épisodes qui la composent : l’exode des Monades, leur guerre avec les Vorticelles et les Volvox, leur rencontre avec Protée, l’intronisation de Kolpode le Grand, y prennent parfois des accents d’épopée et constituent une odyssée des plus curieuses, qui méritait d’être sauvée de l’oubli.
MONSIEUR N
CHAPITRE Ier
Per Amica Silentia Lunæ !
Splendeur étoilée des nuits sereines !… Silences aimés de la Lune et chantés par le doux poète !… Quels mystères étranges s’accomplissent quand vous régnez sur la nature et que des ombres mouvantes et fantastiques luttent avec vos demi-clartés magiques !…
La planète vagabonde qui nous emporte dans l’espace fait chatoyer tour à tour, sous les rayons solaires, les diverses parties de sa riche parure : sa ceinture d’océans, son manteau de verdure, brodé de montagnes et soutaché de fleuves, les diamants de glace de ses pôles ; – et, tour à tour elle les replonge dans la nuit.
Elle devient alors un vaste écran, qui intercepte la lumière et la chaleur de l’astre central et projette dans l’éther un grand cône d’ombre.
Dans cette ombre, les soleils lointains dont le scintillement se perdait dans l’irradiation du jour, s’allument successivement sur le bleu profond du ciel, et la voie lactée poudroie au milieu d’eux.
Bientôt, la Lune apparaît sur l’horizon, pleine, rougeâtre, étrange. Mais, à mesure qu’elle s’élève, elle prend une teinte blafarde, et inonde les campagnes de clartés bleuâtres.
La vie du jour s’est endormie. Dans les cités humaines, comme dans le terrier de l’insecte, l’activité fiévreuse a fait place au repos. L’oiseau a mis la tête sous l’aile, le papillon a cherché un refuge sous la feuillée des bois. Les plantes elles-mêmes ont incliné leurs tiges et clos leurs fleurs : elles dorment aussi…
Mais une autre vie s’est réveillée. Les belles-de-nuit épanouissent leurs corolles et livrent à la brise leurs parfums enivrants qui attirent autour d’elles les sphinx et les phalènes.
Le ver luisant scintille dans l’herbe, le grillon répond par son cri-cri argentin aux coassements lointains des grenouilles du marécage.
Les mille « voix du silence » se font entendre.
Dans les airs, la chauve-souris enchevêtre ses circuits capricieux, et le hibou fait entendre au loin ses sinistres ululations.
Sur le plateau voisin, le courlis au cri perçant fait rouler ses œufs avec son long bec, tandis que, sous bois, un maraudeur à quatre pattes va porter la désolation dans les nids des petits oiseaux endormis.
La Terre est encore chaude des rayons du jour. Mais, maintenant, elle ne reçoit plus les caresses vivifiantes du Soleil, et elle perd peu à peu la chaleur emmagasinée pendant la journée.
Si encore le ciel était couvert ! L’écran des nuages renverrait à la surface du sol la majeure partie des rayons de chaleur qu’elle émet.
Mais non ! Jamais nuit étoilée n’eut plus d’éclat ! Pas un nuage ne macule la voûte céleste !
Aussi, la chaleur du sol rayonne sans obstacle à travers l’atmosphère et se perd dans les espaces infinis. Comme rien ne vient la remplacer, la température des plantes et du terrain qui les supporte s’abaisse rapidement.
Le ver luisant éteint ses feux ; les insectes frileux regagnent leur gîte ; le grillon se tait ; les plantes frissonnent sous la brise devenue plus froide à leur contact.
Une sorte de torpeur semble avoir saisi la nature entière.
Peu à peu, l’atmosphère elle-même subit le contrecoup du rayonnement nocturne. Elle perd sa transparence : c’est la vapeur d’eau qu’elle renferme qui se condense sous l’action du froid et l’emplit d’une légère buée.
À mesure que le refroidissement s’accentue, la vapeur d’eau se condense tout à fait au contact des corps froids et se dépose en gouttelettes liquides sur les feuilles et sur les tiges des plantes.
C’est la rosée !
Les premiers hommes, très portés à diviniser tout ce qui leur paraissait inexplicable et à revêtir leurs divinisations de formes poétiques, considéraient la rosée comme les pleurs de l’aurore.
Empruntons-leur cette image et considérons une de ces « larmes, » arrêtée à la cime d’un brin d’herbe.
Déjà l’aube blanchit le ciel, et la nuit s’enfuit rapidement.
CHAPITRE II
La Naissance d’un Monde
Le Soleil s’est levé !
Soudain la campagne étincelle de mille brillants : chaque goutte de rosée s’est transformée en perle de feu.
Il y en a partout : dans l’herbe, sur les fleurs, sur les pierres, sur les légers fils d’araignées qui s’entrecroisent de toutes parts.
Au lever du « père de la vie, » un tressaillement a saisi la nature entière. Une salve de chants d’oiseaux jaillit de tous les abris de feuillage, et les plantes elles-mêmes semblent prêtes à se mettre en mouvement.
La goutte de rosée que nous observions a glissé le long du brin d’herbe et s’est arrêtée à l’endroit où la feuille engaine la tige. Là s’était accumulé un peu de poussière.
Il y a de tout dans ces poussières que transporte la brise : débris organiques et inorganiques, cristaux imperceptibles, pollen des fleurs, germes insaisissables des infiniment petits.
Tout cela vient d’être submergé par la goutte-Océan !
Un Océan, cette larme de l’aurore ?
Et pourquoi pas ?
Les océans des hommes ne sont eux-mêmes que des gouttes d’eau dans l’infini, et le poète appelle toute leur masse :
Une larme d’enfant qui roule dans l’espace !
Une larme qui fuit, une larme qui passe
Et qu’un soupir du temps desséchera !
Notre larme de l’aurore a englouti des myriades de germes vivants, et cependant elle est restée limpide comme un diamant.
Mais si notre œil, puissamment armé de lentilles grossissantes, plongeait dans ses profondeurs, que ne verrait-il pas ?
Le rayon de Soleil, par sa lumière et sa chaleur, vient d’accomplir une création. Nous voyons éclore et grouiller, dans l’immensité de la goutte d’eau, une multitude infinie d’animalcules bizarres. Il semble que nous assistions à une espèce d’insurrection des atomes qui, s’indignant de rester oisifs, se précipitent vers des destinées inconnues.
Une végétation féerique a surgi dans ce nouveau monde. Des conferves d’une extrême délicatesse croissent à côté de grappes de diatomées, à la structure géométrique, groupées par centaines de mille. Ces dernières se propagent par chapelets indéfinis, agrafées les unes aux autres par une petite membrane très résistante placée à un angle.
Au fond de l’Océan, croissent d’autres conferves, des characées, des batrachospermées, des spirogyræ aux ponctuations hélicoïdales d’un vert brillant, et toute une pléiade d’algues que l’on prendrait pour de simples moisissures.
Du sein de cette végétation, s’élèvent d’élégants buissons : leurs feuilles semblent de petites clochettes découpées avec une grâce, une délicatesse infinies.
Mais l’orifice de ces clochettes est garni d’une série de cils vibratiles en mouvement continuel !… Chacune de ces petites clochettes, que nous avions prises pour des feuilles, est un petit animal attaché par une tige au bout de laquelle il a fleuri.
Ainsi, cet Océan minuscule, suspendu au brin d’herbe que balance la brise, renferme tout un monde d’êtres organisés, de végétaux s’étendant en forêts immenses où naissent, vivent et meurent des légions d’animaux ayant des sensations, des volontés sans doute, et des passions peut-être.
Des passions !… Ils en ont !
*
« Les Vorticelles sont vraiment à plaindre ! s’écrie soudain le plus gros des animaux en cloche.
– Et pourquoi donc ? demande avec étonnement une de ses compagnes. Je trouve au contraire que nous devons nous estimer fort heureuses. Nous sommes les premières habitantes de ce monde merveilleux que pénètre la lumière et où jaillit une végétation luxuriante ! Nous y régnons seules !
– Oui ! reprit la première, mais nous régnons sur un désert ! Vous êtes trop jeunes encore pour ressentir ce que j’éprouve, car vous n’étiez pas encore nées quand j’apparus la première dans le monde.
– Allons, Senta ! s’écrient les autres. Vas-tu encore faire l’aînée ? Que te manque-t-il ? Qu’éprouves-tu ?
– J’éprouve comme une sensation de vide, et le besoin de trouver une proie sous mes cils vibratiles. »
Les autres restent silencieuses, pour murmurer presque aussitôt :
« Moi aussi, Senta !
– Vous voyez bien, enfants, que j’ai toujours raison ! Fiez-vous à mon expérience. Je le répète, nous sommes très malheureuses d’avoir pour perspective de mourir de faim à peine nées.
– Ce n’était vraiment pas la peine de naître ! fit l’une.
– Au fait, pourquoi sommes-nous nées ? demanda une autre. Je ne l’avais pas demandé !
– Ni moi !
– Senta, toi qui nous as vues naître, dis-nous un peu comment cela s’est fait ?
– Je ne vous ai pas vues naître, petites ! Seulement, j’ai vu d’abord que j’étais seule, et ensuite, je vous ai aperçues près de moi.
– C’est fort drôle ! Et tu ne sais pas d’où nous sommes sorties ?
– Peut-être d’un de ces grains inertes qui gisent à nos pieds !
– Mais comment cela s’est-il fait ? »
Senta garda le silence.
« Peu importe ! dit-elle. Nous existons, voilà l’essentiel ! Il faudrait tâcher de faire durer cela le plus longtemps possible et je sens que je faiblis déjà… J’ai faim !
– Oh ! Senta, voilà du nouveau ! Regarde ! » s’écria une jeune Vorticelle.
Senta redressa péniblement la tête.
Dans les profondeurs de l’Océan s’agitaient des êtres étranges.
C’étaient des globules translucides se vissant dans l’eau en spirale. Quelques-uns étaient tellement petits qu’ils en étaient presque invisibles, même pour les Vorticelles. Tous étaient munis d’un ou de plusieurs cils vibratiles, leur servant d’organes moteurs.
À travers leur transparence, on reconnaissait, ou plutôt on devinait des organes multiples creusés dans l’épaisseur de leur petit corps.
« Vraiment, s’écria Senta, ils ont un canal alimentaire et quatre estomacs.
– Quatre estomacs ! Ils mangent donc ?
– C’est probable, s’ils trouvent de quoi se rassasier.
– Ils ont, du moins, une ressource qui nous manque : celle d’aller chercher leur nourriture où elle se trouve.
– Je voudrais pouvoir leur demander ce qu’ils mangent.
– Je crois, dit Senta, qu’il vaudrait mieux d’abord les croquer eux-mêmes.
– Comment nous répondront-ils ensuite ?
– Il en restera toujours assez ! Regardez! »
Il venait de se passer un spectacle étrange qui se reproduisit plusieurs fois coup sur coup.
L’un des animalcules se gonflait comme une bulle et faisait explosion. De nombreux globules, renfermés dans le premier et ayant l’air d’attendre le moment de vivre, s’en échappaient et se mettaient aussitôt à nager dans toutes les directions, pendant que l’enveloppe vide et inerte tombait lentement au fond de l’Océan. Les nouveaux êtres que cette explosion vitale avait lancés dans le monde, continuaient à grandir et faisaient eux-mêmes explosion à leur tour, donnant la vie à leurs successeurs de la même manière qu’ils l’avaient reçue de leurs parents.
Ces générations se précipitaient avec une effroyable rapidité, accroissant sans cesse le nombre de ces légions tournantes.
« Mais ils vont envahir tout notre univers ! s’écria l’une des Vorticelles.
– Tant mieux ! fit Senta. Si nous ne pouvons aller vers ces bulles vivantes, il faudra bien qu’elles viennent vers nous, quand elles n’auront plus de place dans ces parages éloignés. »
CHAPITRE III
Monades et Volvox
Ce que Senta avait prévu, arriva.
Ces petits êtres, que convoitaient les Vorticelles, se propageaient si rapidement, par explosions successives, que le nuage mouvant qu’ils formaient au fond de l’Océan s’agrandit peu à peu.
Bientôt, les plus aventureux passèrent près des Vorticelles en précipitant leur ronde échevelée.
Senta et ses compagnes se mirent à agiter leurs cils vibratiles avec rapidité. Ce mouvement détermina dans l’eau des tourbillons en spirale, dont la pointe aboutissait à la bouche même des Vorticelles.
Un globule imprudent vint à passer dans le voisinage du tourbillon que produisait Senta : il fut aussitôt entraîné par le courant, qui le porta à l’entrée du redoutable orifice. Là, il eut beau agiter ses cils pour vaincre la force qui l’emportait : on le vit descendre malgré lui dans cette cavité qui lui paraissait immense, et où des sucs terribles sécrétés par un tube digestif imperceptible l’eurent bientôt réduit en pâte.
« C’est toujours un commencement ! » dit Senta avec satisfaction.
Bientôt, d’autres animalcules vinrent se faire prendre et toute la légion tournante finit par s’apercevoir du piège qui lui était tendu près de cette végétation en apparence inoffensive.
Ce fut comme un coup de théâtre. Une armée de globules vint se ranger en bataille en face des Vorticelles, à distance respectueuse de leurs tourbillons.
Un héraut porta la parole en leur nom.
« Race étrangère !… s’écria-t-il. Au mépris du droit des Infusoires, vous avez perfidement attiré et méchamment mis à mort plusieurs citoyens de la république des Monades. Nous exigeons une réparation éclatante !… Si vous la refusez, nos légions fondront sur vous et vous feront disparaître de la face du monde. »
Les Vorticelles, malgré la petite taille de leurs adversaires, commencèrent à trembler.
« Rassurez-vous ! leur dit Senta. Nous n’avons rien à craindre de ces myrmidons. Nous dévorerions facilement toute leur armée.
– Mais elle ne fait que croître ! »
En effet, même sous les armes, les Monades continuaient à faire explosion, complétant leurs cadres par ce procédé commode.
« Laissez-moi faire ! dit Senta.
Et s’adressant au héraut, elle répondit :
« Vous vous fiez à votre nombre pour proférer des menaces, mais vous ne connaissez pas la force des Vorticelles. Nous ne ferions qu’une bouchée de vos nombreux bataillons, s’ils avançaient à notre portée. Nous ne vous craignons pas ! »
Ce fut comme un signal !… À la dernière parole de Senta, toute l’armée des Monades fondit à l’improviste sur les Vorticelles.
Ces dernières en absorbèrent des bataillons entiers, mais bientôt leurs estomacs distendus ne purent plus en contenir davantage et, débordées par le nombre, déchirées par mille petites morsures, elles demandèrent grâce.
Les Monades n’abusèrent pas de leur victoire. Elles cessèrent l’attaque, se rangèrent de nouveau en bataille devant les Vorticelles et élurent un héraut pour traiter des conditions de la paix, le premier ayant succombé dans la lutte ou ayant fait explosion.
D’ailleurs, au bout d’un instant, les vides que la guerre avait faits dans les rangs des Monades étaient comblés, et celles qui attendaient le résultat des délibérations étaient toutes des descendantes de celles qui avaient pris part à la bataille.
Le héraut, que l’on avait choisi très jeune, en prévision de la longue durée des délibérations, s’approcha des Vorticelles et leur parla en ces termes :
« Nos pères nous ont dit comment un différend avait surgi entre les deux nations et comment ils l’avaient vidé par les armes. Je suis chargé d’assurer les résultats de la victoire des Monades. Voici les conditions qui vous sont imposées et que vous devez accepter, si vous voulez que nous tolérions votre établissement dans ce monde, dont nous sommes les premiers habitants.
– Erreur ! protesta Senta. C’est nous qui avons surgi les premières.
– C’est nous, vous dis-je ! s’écria la Monade,en pirouettant sur elle-même avec colère. Monas premier fut notre père et notre roi… Au lieu de donner le jour à ses enfants par explosion, il avait produit des œufs d’où sortit notre puissante nation… Le royaume prospérait lorsque, à la troisième génération des Monades, le roi se gonfla tout à coup et fit explosion. Nos pères se trouvèrent ainsi en présence de vingt héritiers du trône, tous de sang royal, tous jumeaux, et qui prétendaient tous régner… Pour se tirer de ce pas difficile, la nation déclara qu’aucun d’eux ne régnerait et proclama la république, qui prit le nom de république des Monades, en souvenir de Monas premier et dernier… Plus de vingt générations de Monades se sont succédé depuis que ces faits se sont accomplis !… Pouvez-vous vous vanter de posséder une histoire remontant aussi haut ?
– La vie d’une Vorticelle, répondit Senta, correspond à plus de vingt de vos générations et, par conséquent…
– Taisez-vous ! interrompit la Monade. Nous sommes les plus forts ! C’est à nous de dicter la loi… et l’histoire ! »
À cette orgueilleuse et impudente sortie, Senta ne put se contenir. Elle agita vivement ses cils vibratiles et aspira la Monade, malgré les protestations de cette dernière.
À la vue de cette violation audacieuse du droit des Infusoires, l’armée des Monades s’élança une seconde fois contre les Vorticelles.
Ces dernières, ayant déjà digéré leur premier… combat, firent de nouvelles hécatombes de Monades.
Ce fut une lutte mémorable dans les fastes des Infusoires.
Les Vorticelles, excitées par Senta, avalaient des milliers de combattants, au risque de se donner une indigestion.
Les Monades se multipliaient !… C’est le mot !
Elles avaient organisé un corps de réserve où se rendaient, pendant le combat, celles qui commençaient à se gonfler. Là, elles faisaient explosion et, à peine nés, les jeunes guerriers accouraient à la rescousse.
La victoire fut longtemps indécise.
Plusieurs Vorticelles tombèrent sous les morsures multipliées des Monades, mais les survivantes se comportèrent si bien que les Monades décimées se virent obligées d’abandonner la lutte.
Elles se retirèrent en bon ordre, sûres de n’être pas poursuivies par les Vorticelles que leurs tiges retenaient au rivage, mais accompagnées des railleries de Senta, qui leur cria :
« Allez soigner les débris de votre république. »
L’une des Monades se retourna vivement et répondit :
« Notre république va préparer sa revanche, qui sera éclatante ! »
Les restes de l’armée des Monades poursuivirent leur retraite à travers l’Océan, cherchant des parages plus hospitaliers pour s’y refaire dans la paix.
Ils voguèrent ainsi pendant trois générations.
Soudain, les Monades aperçurent de petits granules ronds, à peu près de même dimension qu’elles, mais immobiles et sans cils. Quelques-uns étaient isolés, mais la plupart étaient par groupe de deux, ou même en longs chapelets.
Les Monades eurent bientôt l’explication toute naturelle de ces groupements de granules, en observant le mode de reproduction de ces derniers, qui se faisait par segmentation transversale. Chacun d’eux, après s’être légèrement allongé, s’étranglait en son milieu, puis se formait un sillon médian, qui s’accusait de plus en plus, pendant que les individus qu’il séparait reprenaient leur forme globuleuse.
À côté de ces petits êtres, vivaient d’autres Infusoires ayant la forme de petits cylindres réguliers, plus ou moins larges, plus ou moins longs. Quelques-uns étaient immobiles, d’autres se mouvaient en conservant leur forme raide ; d’autres avaient, au contraire, un mouvement flexueux et ondulatoire.
Ces êtres se reproduisaient aussi par segmentation transversale et se présentaient en longues chaînes d’articles soudés bout à bout. Quelques-uns de ces articles étaient très courts, à peine plus longs que larges. D’autres, au contraire, étaient très longs et les Monades n’y voyaient que des filaments enchevêtrés, où les segmentations transversales, les cloisons, étaient rares ou même absentes. Dans ce cas, et presque toujours aussi quand les chaînes étaient formées de plus de trois ou quatre articles, la mobilité avait disparu, et l’être se préparait pour une nouvelle forme de reproduction dans laquelle intervenaient des sortes d’œufs ou spores. On voyait se former en divers points du filament, ou en l’un des points de l’article court, une petite masse, plus réfringente que le reste, qui prenait des contours de plus en plus accusés. Quand la spore était mûre, le tissu environnant se résorbait autour d’elle, et elle finissait par rester isolée, formant avec ses voisines une poussière, amorphe en apparence, mais vivant de la vie latente des germes et toujours prête à se réveiller.
« Qu’est-ce que tout cela ? s’écria une jeune Monade.
– Ce sont nos troupeaux ! » répondit un nouveau venu.
Il était beaucoup plus gros qu’une Monade et roulait constamment sur lui-même avec une grande vitesse.
« Et toi, qui es-tu ? demandèrent les voyageurs avec intérêt.
– Un éminent citoyen de la république des Volvox ! répondit l’étranger avec fierté, et sans cesser de tourner sur lui-même.
– Bon ! Encore une république ! murmura un descendant de Monas premier, qui aspirait secrètement au pouvoir.
– Et les Volvox ont des troupeaux ? firent les Monades avec étonnement.
– Comme vous voyez ! fit le tourneur d’un air satisfait. Ces petits granules sont des micrococcus ; les cylindres immobiles sont des bactéridies ; les cylindres raides qui se meuvent appartiennent à deux espèces : les plus petits sont des bactéries, les plus gros des bacillus.
– Et ces Infusoires flexueux ?
– Ce sont des vibrions ! Nous avons domestiqué tous ces animaux et nous nous en nourrissons… Nous avons aussi d’autres proies à l’état sauvage : venez voir ! »
Le Volvox conduisit les Monades dans les parties les plus profondes de l’Océan.
Là vivaient des globules ovoïdes se reproduisant par bourgeonnement. En un point de leur surface, on voyait naître une petite intumescence qui grandissait, se développait, s’organisait et arrivait à la dimension du globule-mère, après quoi les deux êtres se mettaient à bourgeonner de nouveau.
« La vitesse de ce genre de reproduction est prodigieuse, dit le Volvox, et les levures auraient bientôt envahi tout l’Océan, si, au bout de quelque temps, par leur multiplication même, elles n’arrivaient à se gêner les unes les autres. D’ailleurs, nous veillons nous-mêmes à arrêter leurs progrès. »
Et, joignant l’action à la parole, le Volvox fit prestement disparaître quelques globules.
« Comme vous le voyez, continua-t-il, ces levures vivent de préférence dans les profondeurs de l’Océan, mais nous avons d’autres proies, les mycodermes, qui, au contraire, se tiennent plus volontiers à la surface, et y forment des pellicules opaques plus ou moins plissées. Leur mode de reproduction est le même que celui des levures, dont ils ne se séparent, du reste, par aucun caractère distinctif bien accusé… Enfin, petites étrangères, nous pouvons encore compter sur vous pour varier nos menus, en vous donnant la chasse. »
Un concert de protestations s’éleva du sein des Monades.
« Taisez-vous ! dit à son tour le Volvox. Nous sommes les plus forts !… Qu’êtes-vous venues faire ici ?… Ces régions nous appartiennent ; pourquoi les avez-vous envahies ?… Vous en pâtirez !
– Nous allons repartir ! s’écrièrent les Monades effrayées.
– Trop tard ! fit durement l’impitoyable Volvox. Nous n’étions pas allés vous chercher, mais maintenant que vous avez osé venir dans ces parages, nous vous poursuivrons à travers tous les océans jusqu’à ce que nous vous ayons exterminées toutes. »
À cette menace, les Monades, furieuses, s’élancèrent sur le Volvox clans l’intention de lui faire un mauvais parti.
Le Volvox se dégagea en tourbillonnant avec violence et s’écria :
« Ah ! vous payerez cher cette agression ! À moi !… »
Mais, dans l’effort qu’il fit, son enveloppe éclata et les Monades se trouvèrent en face de vingt Volvox à l’air déterminé. Comme ils étaient encore de petite taille, les Monades n’hésitèrent pas à se ruer sur eux.
Les Volvox furent bousculés et la plupart perdirent la vie ; néanmoins, l’un d’eux parvint à s’échapper.
« Il n’y a pas de temps à perdre, dit la plus âgée des Monades. Nous allons avoir à dos toute l’armée des Volvox. Il faut fuir ! »
Et la légion des globules s’éloigna en tournoyant.
Il n’y avait pas de routes tracées dans cet immense Océan, et les Monades fuyaient au hasard, ne sachant pas au juste où elles allaient, et craignant de donner tête baissée au beau milieu d’une autre nation hostile.
CHAPITRE IV
Kolpode le Grand
L’exode des Monades aboutit à une partie de l’Océan envahie par la végétation des diatomées.
« Méfions-nous ! dit une Monade. N’allons pas tomber chez quelques-unes de ces Vorticelles sans foi avec lesquelles nos aïeux ont eu maille à partir.
– Bah ! dit une autre. Je m’y connais ! Il n’y a ici que des végétaux. »
L’événement lui donna un immédiat démenti.
Une des prétendues plantes, qui étendait ses ramifications autour d’elle, les ramena soudain jusqu’à sa tige, se ramassa en boule, se détacha du rivage et s’avança vers les Monades en tournant sur elle-même comme un Volvox.
Les Monades effrayées, reculèrent.
« N’ayez pas peur ! fit l’étrange animal, qui avait l’apparence d’une simple masse gélatineuse. Je ne veux pas vous faire de mal.
– Vous n’êtes pas un Volvox ? demandèrent les Monades.
– Fi donc ! s’écria l’autre. Je ne m’abaisse pas à ce point-là. Mon nom est Protée !
– Eh bien ! Protée ! Vous ressemblez fièrement à un Volvox !
– Je ressemble à tout ce que vous voudrez !
– En effet, vous avez eu bientôt changé de forme ! Tout à l’heure, vous aviez absolument l’apparence d’une plante. Nous nous y sommes toutes trompées.
– Je puis prendre toutes les formes, et me plier à tous les besoins, dit Protée… J’ai le caractère bien fait ! »
Et, pour donner une preuve de son dire, il se mit à effectuer une série de transformations rapides qui émerveillèrent les Monades. De rond il devint oblong, carré, losangique, rectangulaire, polygonal, triangulaire, étoile, ridicule, impossible !
« Assez ! assez ! » firent les Monades ahuries, effrayées.
Protée prit la forme d’un pépin d’orange et dit en riant :
« Eh bien, mes chères ! Qu’en pensez-vous ?
– C’est merveilleux ! s’écrièrent-elles.
– Mais non, c’est tout naturel ! dit l’autre. J’ai là-dessus toute une théorie que l’on pourrait appeler le protéisme.
– Quelle théorie ?
– Je crois que, bien loin d’être un phénomène particulier à mon humble personnalité, ces modifications de l’organisme sont une loi générale de la nature.
– Comprends-tu, toi ? chuchotaient entre elles les Monades.
– Pas un traître mot !
– Je m’explique ! poursuivit Protée.
– Tu fais bien ! susurrèrent les Monades.
– Vous savez que ce monde renferme une grande variété d’êtres vivants. D’abord des végétaux, tels que les conferves, les diatomées, les characées, les batrachospermées, les spirogyræ, les algues…
– Et les Monades ! interrompit une des plus jeunes.
– Les Monades sont des animaux, dit Protée d’un air professoral… Et moi aussi !.. On remarque encore, parmi les animaux, les Vorticelles…
– Nos aïeux ont payé pour les connaître !
– Les micrococcus, les bactéridies, les bactéries, les bacillus, les vibrions, les levures, les mycodermes, les Volvox…
– Encore des gredins avec lesquels nous avons eu maille à partir…
– Ah ! ah ! fit le professeur en interrompant son cours. Serait-ce vous qui avez massacré le président de la république des Volvox et presque tous ses enfants ?
– C’était le président de leur république !
– Oui-dà !… Et les Volvox vous cherchent dans tous les océans pour venger sa mort.
– Sommes-nous en sécurité ici ?
– Pour le moment, oui ! Mais les Volvox finiront par visiter aussi ces parages. Ce que vous avez de mieux à faire en attendant, c’est d’écouter attentivement le développement de ma théorie. »
Mais l’attention des Monades n’était plus aussi soutenue. Elles s’attendaient, d’un moment à l’autre, à voir l’ennemi poindre à l’horizon.
« Vous croyez peut-être, poursuivit Protée, que tous ces animaux procèdent de souches distinctes.
– Oui, puisqu’ils sont d’espèces différentes.
– Voilà justement le hic ! Qu’appelez-vous espèces différentes ?
– Chacun des types spéciaux et variés d’animaux et de végétaux.
– Et comment comprenez-vous cette variété des êtres vivants ?
– Mais… de la manière la plus simple et la plus apparente. Chaque type spécial se reproduit par génération et, par conséquent, se trouve indépendant des autres par son origine. Il y a autant de souches qu’il y a de types distincts. Un Volvox n’engendrera pas plus une Monade, qu’une Monade n’engendrera un Volvox.
– Sans doute ! Mais qui vous dit qu’à l’origine un type intermédiaire n’a pas servi de point de départ aux Monades et aux Volvox ?
– Et qui vous dit, à vous, que la chose ait eu lieu ?
– Le voici ! D’abord, je me considère moi-même… Vous voyez comme l’organisation de mon corps est simple : je ne suis qu’une masse de gélatine. Eh bien ! vous allez me voir prendre toutes les formes. »
Et Protée exécuta, sous les regards ébahis des Monades, une série de transformations nouvelles :
« Me voilà Monade ! disait-il… Me voici Volvox !… puis vibrion, puis Vorticelle, puis tout ce que vous voudrez.
– Et vous en concluez ?…
— J’en conclus que mon type spécial est bien loin d’être invariable. Or, il en est de même de toutes les espèces, quoique leurs transformations soient plus lentes et involontaires. L’embryon du Volvox ne diffère pas de celui du vibrion, de la Vorticelle et de la Monade. Son germe est un globule amorphe qui se diversifie peu à peu sous l’influence de circonstances extérieures variables et des réactions qui s’ensuivent. Or, il est d’expérience que ces circonstances extérieures, ces conditions d’existence, modifient plus ou moins les types végétaux et animaux, quelquefois au point de faire prendre pour espèces différentes des descendants de la même souche. Voilà pourquoi, à mes yeux, l’espèce n’existe pas, du moins telle que vous la comprenez, c’est-à-dire fixe et invariable. Pour moi, l’espèce ne représente qu’un type transitoire, un moment dans une carrière indéfinie de modifications, et les espèces procèdent les unes des autres.
– L’ennemi ! » s’écria l’une des Monades.
Et toutes de tourbillonner sur elles-mêmes, prêtes à s’enfuir.
« Fausse alerte ! dit Protée. Celui qui vient là est une confirmation vivante de ma théorie.
– Qu’est-ce donc ?
– C’est un vibrion olor ! Regardez-le bien !
– Oh ! le drôle de corps, » s’écrièrent les Monades.
En effet, le particulier qui s’approchait lentement de ces dernières n’était pas sans analogie avec une fiole à très long goulot, et on le voyait constamment s’étirer et rentrer en lui-même.
« Fait-il toujours ce mouvement ? demanda l’une des Monades.
– Toute sa vie durant !
– Voilà un amusement ! Et en quoi confirme-t-il votre théorie ?
– Eh bien ! C’est une modification du Protée ! Je puis, moi, m’allonger et me rétrécir dans tous les sens. Lui ne peut le faire que dans un sens. C’est une transition. Les besoins du vibrion olor n’exigent que ce mouvement de va-et-vient ! »
Le vibrion passa auprès des Monades sans mot dire et continua sa route.
Il tomba au beau milieu d’un parti de Volvox qui tourbillonnaient en désordre dans le liquide.
« Les Monades sont près d’ici ! dit-il aussitôt.
– Il s’agit bien des Monades ! s’écria l’un des Volvox. Nous venons de recevoir une fameuse frottée de la part des Vorticelles ! Voilà tout ce qui reste de notre nation !
– En ce cas, faites un crochet, car en allant tout droit, vous rencontreriez l’armée des Monades.
– Nous ne les cherchons pas, dit fièrement le chef des Volvox, mais nous ne voulons pas les éviter. »
Et ils continuèrent leur marche.
Ils furent bientôt en vue des Monades. Ces dernières, d’abord effrayées, se rassurèrent en voyant le petit nombre de leurs adversaires et se rangèrent en ordre de bataille, excitées par Protée qui s’était mis à leur tête.
Le chef des Volvox se tourna vers les débris de son armée et s’écria :
« Il faut leur passer sur le corps ou mourir ! En avant ! »
Et les Volvox se ruèrent sur les Monades.
Protée fit des prodiges de valeur. Il fouettait l’ennemi de ses lanières, se roulait en boule quand on voulait le saisir, s’insinuait comme un serpent au cœur des bataillons qu’il mettait en désordre en battant l’onde de ses grands bras, puis se hérissait de piquants et rejoignait ses compagnons.
L’armée des Monades enveloppait l’intrépide légion des Volvox qui, malgré sa résistance désespérée, était vouée à une destruction certaine, lorsque l’arrivée d’un nouveau combattant vint changer la face des événements.
Monades et Volvox furent tout à coup bousculés, dispersés, et obligés de refluer de toutes parts autour d’un large espace vide.
Ce ne fut qu’au bout d’un moment que les combattants, revenus à eux-mêmes, purent se rendre compte de ce qui venait de se passer.
Au milieu d’eux tournoyait lentement un géant de forme allongée et renflée à l’arrière. Il était armé pour l’attaque et se promenait en bête de proie dans le monde des infiniment petits. Son organisation était d’une grande perfection. Il avait une bouche bien reconnaissable et, en avant de celle-ci, un organe de propulsion, une lèvre battante qui lui servait à absorber les cadavres d’Infusoires qui flottaient autour de lui dans le liquide. Il avait plusieurs estomacs et, à son arrière, une vésicule contractile qu’il était manifestement impossible de ne pas assimiler à un cœur.
« La paix ! s’écria-t-il. Je veux la paix ! Nul dans le monde des Infusoires n’a le droit de prendre les armes sans mon autorisation…. Monades et Volvox vont faire la paix et reconnaître ma souveraineté… Je les joins à la confédération des Infusoires, qui reconnaît ma domination… Inclinez-vous tous devant Kolpode le Grand !
– Vive Kolpode le Grand ! s’écrièrent les Infusoires.
– Vous devez, dit le roi, pourvoir à ma nourriture et me livrer, à chaque génération, la dîme des nouveau-nés !
– Vive Kolpode le Grand !
– En échange, vous jouirez de ma haute protection et errerez en paix dans toutes les parties du monde connu.
– Vive Kolpode le Grand !
– Et les Vorticelles ? objecta un Volvox.
– Elles nous laisseront en paix, si vous leur livrez, de temps à autre, quelques vibrions ou bactéries choisis dans vos troupeaux.
– Vive Kolpode le Grand ! »
L’unification du pouvoir était réalisée dans le monde entier. Kolpode régnait en monarque absolu sur les Infusoires, et parfois se permettait de dévorer plus de nouveau-nés que n’en comportait la dîme convenue. Mais ses sujets n’en criaient que plus fort :
« Vive Kolpode le Grand ! »
Kolpode avait donc tout ce qu’il fallait pour être heureux… comme un roi !
Cependant, il lui manquait quelque chose… Il n’avait personne à qui parler. Protée lui-même lui paraissait inepte et ridicule avec ses théories savantes ; et lorsqu’il se promenait à travers son royaume, tout en faisant doucement sa digestion, parfois il s’ennuyait à mourir.
« Il n’est pas bon que Kolpode reste seul, » se dit-il un jour.
Et, dès lors, il cessa de manger.
« Notre roi est malade ! disaient les Infusoires en s’apercevant qu’ils n’étaient plus décimés par leur monarque. Qu’a donc notre roi ? »
Et ils étaient fort inquiets.
Il y avait de quoi ! Koldope était devenu globuleux. Ses organes intérieurs semblaient se fondre en une masse granuleuse homogène. Seul le cœur restait visible et continuait à battre d’un mouvement rythmique et assez rapide.
On venait voir cet étrange phénomène de toutes les parties de l’empire.
« Il n’est pas mort, mais il est bien malade ! »
Telle était l’impression générale.
« Qu’allons-nous devenir ? » demandèrent quelques-uns avec une inquiétude réelle.
Mais il s’était rapidement formé un parti qui escomptait d’avance la mort du roi. Il était formé des mécontents qu’avait froissés le régime absolu : Protée, Olor et les Vorticelles.
Senta n’était plus depuis longtemps, mais ses congénères avaient hérité de son esprit intrigant.
Donc, pendant que Kolpode paraissait saisi d’une maladie soudaine, étrange, inexplicable, on conspirait tout bas contre son pouvoir.
CHAPITRE V
La Fin d’un Monde
Kolpode restait toujours roulé en boule.
Olor, que les conspirateurs avaient chargé d’observer le roi, vit tout à coup apparaître une segmentation qui partageait le monarque en deux moitiés. Le cœur était resté dans l’une d’elles, mais, au bout de quelques instants, chacune des moitiés eut sa vésicule contractile.
Le roi des Infusoires tournait toujours lentement sur lui-même : son aspect granuleux n’avait pas changé.
On vit bientôt naître et s’accuser de plus en plus un sillon nouveau, perpendiculaire au premier, et il se forma ainsi quatre Kolpodes qui prirent chacun un cœur, des cils à leur surface, et acquirent un commencement d’organisation intérieure. Quand ils furent devenus assez forts, ils se mirent à rouler les uns sur les autres, lentement, comme pour vaincre une sorte d’adhérence glutineuse, et ils finirent par se séparer, sans qu’on pût voir trace d’une enveloppe commune.
« Vive… » s’écrièrent les Infusoires par habitude.
Mais ils s’arrêtèrent tout interloqués, ne sachant quelle appellation donner aux nouveaux venus.
Pendant ce temps, Olor était accouru tout effaré apprendre la grande nouvelle aux conspirateurs.
« Ah ! mes amis ! s’écria-t-il. Vous ne savez pas…. Le vieux souverain s’est partagé en quatre !…
– Il est mort !
– Non, il est quadruple maintenant !
– Quatre tyrans au lieu d’un !
– Nous ne le souffrirons jamais !
– En ce cas, dit Protée, il faut profiter de leur jeunesse pour leur courir sus et les détruire.
– Malheureusement, la grande masse des Infusoires les a déjà acclamés.
– J’ai un plan ! dit Protée. Suivez-moi, Olor ! Vous, Vorticelles, préparez-vous à combattre !… Je vais vous emmener les tyrans ! »
Protée et Olor nagèrent vers l’endroit où les jeunes princes recevaient les hommages des diverses tribus d’Infusoires et croquaient au passage quelques-uns des députés.
Ils approchèrent à leur tour, tout en se tenant à distance respectueuse, et Protée prit la parole en ces termes :
« Illustres Kolpodes ! recevez les hommages de deux fidèles serviteurs de votre auguste père, Kolpode le Grand !… Vos fidèles Vorticelles, auxquelles leur organisation ne permet pas de se déplacer, supplient vos altesses d’avoir l’obligeance de venir dans leurs parages recevoir leurs hommages respectueux ! »
Et il ajouta à voix basse, de manière à n’être entendu que des Kolpodes :
« Ce sont de succulents morceaux ! »
Ce dernier trait d’éloquence décida les jeunes princes, qui se mirent en marche à la suite de Protée et d’Olor, accompagnés de tout un peuple d’Infusoires.
« Hum ! fit Olor, en remarquant cette dernière particularité. Serons-nous les plus forts ?
– Laissez-moi faire ! » dit simplement Protée.
En approchant du pays des Vorticelles, les quatre princes agitaient déjà leurs lèvres avec volupté. Dès qu’ils les aperçurent, ils se précipitèrent de ce côté, avec l’intention d’en happer quelques-unes. Mais les Vorticelles étaient de forte taille et, agitant leurs cils vibratiles avec force, elles produisirent de violents tourbillons qui entraînèrent les jeunes Kolpodes et leur ôtèrent leurs moyens de défense.
« Trahison ! s’écrièrent-ils. À nous, nos fidèles sujets ! »
La foule des Infusoires s’ébranla en hurlant :
« Mort aux traîtres ! »
Et les Vorticelles commencèrent à trembler. Mais Protée ne perdait pas la tête.
« Mort aux tyrans ! » s’écria-t-il soudain. Et la foule changeante cria avec lui :
« Mort aux tyrans ! »
Les Kolpodes furent déchiquetés par la foule des Infusoires, qui se nourrirent de leurs débris. Protée se retirait modestement du lieu de son triomphe, quand il fut saisi par quelques Volvox et montré au peuple, qui s’écria avec enthousiasme :
« Vive le libérateur des Infusoires ! Qu’il soit notre roi !
– Non, protestèrent les Vorticelles. Plus de rois !… Proclamons la république fédérative des Infusoires.
– Vive la république ! hurla la foule.
– Qui sera dépositaire du pouvoir ? demanda Olor.
– Je propose un triuminfusoriat élu par le peuple.
– Vive le triuminfusoriat ! » crièrent tous les Infusoires.
On alla aux voix.
Protée, Olor et un Volvox furent élus Triuminfusoires… Mais les Vorticelles demandèrent à être représentées par un tribun.
Le tribun des Vorticelles fut accordé et nommé séance tenante.
Le triuminfusoriat dura peu.
Protée finit par accaparer le pouvoir et se fit proclamer dictateur absolu.
Il tint alors à tous les Infusoires réunis le discours suivant :
« Puissantes nations de ce vaste univers, ma domination vous garantit désormais une ère de paix et de progrès. Profitez-en pour vous livrer aux paisibles conquêtes de la science et du travail. Étudiez ce monde pour utiliser toutes les forces qu’il met à votre disposition, exploitez ses richesses, transformez-les par votre industrie, et que le commerce apporte la civilisation et le bien-être jusqu’aux confins les plus reculés de la république. Vous jouissez d’une liberté qui ouvre la porte à tous les progrès, à toutes les découvertes, et peut vous faire espérer de former un jour une race supérieure qui connaîtra le bonheur dans le travail et dans la paix !… L’avenir est à vous !… »
Il n’en dit pas davantage.
Un chaud rayon de soleil venait de réduire la goutte de rosée en vapeur ; un baiser de Phébus avait séché cette larme de l’aurore.
À sa place, restait un atome de poussière, cendres inertes du monde des Infusoires !
FIN
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(Léon Dormoy [pseudonyme de Paul Combes], Les Deux Pôles de l’Infini, « Bibliothèque Gilon, » Verviers, sd ; les invendus ont été remis en vente par la Librairie Fischbacher, [Paris, 1883] ; illustrations de J.-J. Grandville pour Un Autre Monde, Paris : Henri Fournier, 1844)