Lorsque le Petit Vieux reçut son invitation, il ne put s’empêcher de rire de plaisir : il y avait des années qu’on ne l’invitait plus nulle part. Ses journées, aussitôt, devinrent fiévreuses : il sortit son plus beau costume de la naphtaline et l’envoya chez le repasseur, il s’acheta une cravate et une nouvelle paire de souliers, il alla chez la manucure, il se fit couper les cheveux, il récapitula tous les mots d’esprit qu’il connaissait, les inscrivit dans un cahier et les apprit par cœur. Devant ses yeux tournoyaient inlassablement les scènes les plus éclatantes de son succès prochain : il se préparait à rentrer dans le monde ! L’avenir miroitait de perspectives juvéniles ! Le Petit Vieux traversait des jours de jeune fiancée.
L’entrée du Petit Vieux est accueillie par des cris d’admiration.
Le Maître et la Maîtresse de Maison (se penchant vers son oreille et parlant très fort) : – Vous êtes venu ! Quelle joie ! On n’y comptait pas trop, vous savez : à votre âge !…
Le Petit Vieux (très vieux beau) : – Le plaisir de vous baiser la main me le fait oublier !
La Maîtresse de Maison (le sourire en réclame pour brosses à dents) : – Coquin ! Coquin ! C’est le démon du soir !
Les invités s’approchent par groupes, entourent le Petit Vieux, le contournent, l’examinent comme une curiosité.
– C’est le Petit Vieux !…
– Mais oui, c’est lui !…
– Il sort encore, voyez-vous ça !…
– Quelle énergie !…
– À son âge !…
– Il est fantastique ! Savez-vous qu’il a quatre-vingt-sept ans ?…
– Quatre-vingt-huit ! Quatre-vingt-huit !…
– Qui est-ce ?…
– C’est le Petit Vieux ; il a quatre-vingt-huit ans !…
– Remarquable !…
– Il paraît qu’il est végétarien : avec ça, il nous enterrera tous !…
– Est-ce qu’il comprend ?…
Le Petit Vieux : – Je crois devoir vous aviser que mon audition est parfaite, si le reste laisse à désirer.
Tout le monde (admirativement) : – Il n’est pas encore sourd !…
Une voix (en un claironnement confidentiel) : – Incroyable ! Et il a gardé toute sa lucidité !
Le Petit Vieux (encaissant avec stoïcisme) : – Je pense que nous allons nous offrir un petit whisky-soda.
Exclamations :
– Du whisky !…
– Il prend du whisky !…
– Son estomac !…
– Son foie !…
– Son cœur !…
– Sa rate !…
– Ses reins !…
Le Petit Vieux (résigné) : – Bien, donnez-moi de l’eau de Vichy, alors.
Tout le monde :
– Mais non ! Mais non !…
– Jamais de la vie !…
– Un whisky-soda pour le Petit Vieux !…
– Mais pas trop fort quand même !…
– Après tout, l’alcool conserve !…
Le Petit Vieux : – Merci pour la conserve !
Rires gênés. La foule d’admirateurs commence à s’éclaircir : « On a vu ce qu’il y avait à voir. » Le Petit Vieux fait un pas vers le buffet.
La-Dame-Pleine-de-Sollicitude (lui prenant le bras) : – Attention, le parquet est glissant.
Le Petit Vieux : – Vous êtes bien aimable, mais je sais encore marcher ; chaque matin, je fais une demi-heure de marche tout seul…
Exclamations :
– Une demi-heure de marche !…
Le-Monsieur-Sportif : – Excellent exercice ; ça fait travailler le foie sans fatiguer le cœur. (Bombant le torse) MOI, je fais du squash, du tennis, du polo, de la natation…
Les dames le regardent d’un air caressant.
Le Petit Vieux : – On dit que les grands sportifs font de piètres amants !
Le-Monsieur-Sportif : – Ha ! Ha ! Ha ! Vous vous placez parmi les non-sportifs, je présume ! Ha ! Ha ! Ha ! Nous pourrions concourir pour voir ! Ho ! Ho ! Ho !…
Le-Monsieur-Sportif s’éloigne en drainant la majorité du public du Petit Vieux.
Le Petit Vieux (aux derniers fidèles qui l’entourent) : – Hé ! Hé ! On dirait que ça l’a vexé ! N’empêche : je me souviens qu’en 1896 j’étais allé passer l’été en Écosse, dans la propriété du Duc de Cumburrough. Hé ! Hé ! Charles était un grand sportif, un passionné de la chasse à courre, et Émilie, la Duchesse… Hi ! Hi ! Hi !… Émilie, la femme de Charles…
Le Petit Vieux lève les yeux, cherche : il est seul… Autour de lui, des groupes fermés rient, narrent, mangent, boivent, fument… Lui seul est seul, comme un vieux raseur. Il lui semble que les domestiques le regardent. Il rougit ; il a honte ; il a l’impression d’être nu. Il se dirige vers un groupe et s’y insère.
– « Plim plam ploum Plon plon plon »
– Franchement, c’est se moquer du monde !
– De quoi s’agit-il ? s’enquiert le Petit Vieux.
– C’est une élucubration du poète moderne Pichon.
– « Plim plam ploum, plon plon plon, » répète le Petit Vieux ; qu’est-ce que ça veut dire ?
– On se le demande !
– De mon temps, on écrivait des poèmes qui voulaient dire quelque chose. Je me souviens du sonnet que j’avais écrit sur les yeux de la Princesse Élenoutsa. Ed mond Rostand l’avait lu et avait déclaré qu’il regrettait de ne l’avoir pas composé lui-même. Ça débutait comme ce ci… Attendez…
« Princesse aux yeux verts comme des mers peu profondes… »
Le Petit Vieux lève la tête : le groupe s’est dissous ; il est de nouveau seul. Le Petit Vieux est perplexe et inquiet. Il hésite. Une dame dit :
– Vous comprenez, il commençait à raconter ses souvenirs, alors merci ! Quand ces vieillards commencent à vous débiter leur vie, on est fichu !
Une voix d’homme répond, spirituelle :
– Un siècle pour les vivre et deux pour les raconter ! Ha ! Ha !
Le Petit Vieux a envie de pleurer.
– Je ne raconterai plus rien, décide-t-il douloureusement.
Et il s’infiltre dans un autre groupe.
– Alors, je lui ai répondu : « J’ai pour devise : laisser braire ! »
– Ha ! ha ! Ha !…
Le Monsieur se retire sur son triomphe et se dirige vers le bar. Un certain nombre de personnes lâchent le groupe qui se resserre.
La-Dame-qui-aime-les-Pédérastes : – Ces pédérastes sont toujours pleins d’esprit !… Je les adore !
Un monsieur : – Mais vous adorez tout ce qui est paradoxal !
La-Dame-qui-aime-les-Pédérastes : – Les choses raisonnables sont les plus ennuyeuses ! (Criant dans l’oreille du Petit Vieux) : Ce monsieur a des mœurs spéciales !
Le Petit Vieux : — Ah ?… Oui ?… Oui ?…
Il est maintenant en tête-à-tête avec la dame. Il cherche quelque chose à dire et n’ose rien dire. Le silence devient inconfortable.
La-Dame-qui-aime-les-Pédérastes (avec un effort) : – Et comment allez-vous, monsieur ?
Le Petit Vieux : – Très bien, merci, très bien…
Un silence.
La-Dame-qui-aime-les-Pédérastes : – On ne vous voit plus très souvent…
Le Petit Vieux :– Que voulez-vous…
Un silence.
La-Dame-qui-aime-les-Pédérastes : – Ça doit vous fatiguer, maintenant, ces sorties…
Le Petit Vieux : – Oh ! non ! Pas du tout ! Au contraire : j’adore le monde !
Un silence. Le Petit Vieux se demande s’il ne pourrait pas citer la spirituelle réflexion de son ami, le Grand Duc Bonowhisky, sur les mondanités. Le Petit Vieux décide que la verve de ce brave Bonowhisky devrait être bien accueillie par la-Dame-qui-aime-les-Pédérastes. Le Petit Vieux se prépare à lancer le nom de son fumant ami dans la conversation. Le Petit Vieux ouvre la bouche.
La-Dame-qui-aime-les-Pédérastes (précipitamment) : – Excusez-moi, je dois dire un mot à ce monsieur avant qu’il ne parte.
Le Petit Vieux est seul à nouveau. Il espère que la dame reviendra, mais la dame s’ingénie à gagner l’autre bout du salon. Le Petit Vieux se ronge les ongles au centre d’un grand espace vide. Brusquement, la Maîtresse de Maison s’abat sur lui, telle un ouragan :
– Cher ami, vous êtes servi ? S’occupe-t-on de vous ? Prenez une orangeade ! J’espère que vous vous amusez ! Pas trop fatigué ? Non ? Parfait ! Mais ne restez pas debout comme ça : c’est très mauvais pour la circulation ! Venez, donnez-moi le bras ; je m’en vais vous installer dans ce fauteuil : vous y serez très bien et vous pourrez tout voir !
Misérablement, le Petit Vieux se laisse conduire jusqu’au fauteuil d’où se retire la-Jouvencelle-boutonneuse-et-gauche-dont-Personne-ne-veut-s’occuper.
La Maîtresse de Maison (maternelle) : – Là… Doucement… Vous y êtes ?… N’est-ce pas qu’il est confortable, mon fauteuil ? Pas trop de courants d’air ? Voulez-vous que je ferme ? Non ? Vous êtes sûr ? Faites bien attention : faut pas prendre froid ! (Se tournant vers la jouvencelle boutonneuse) Tenez, je vous confie ma fille ! Voyez si j’ai confiance ! Elle a déjà seize ans et vient d’être classée première à l’école ! Maintenant je dois voler vers mes autres invités ! Excusez-moi ! Élisabeth, occupe-toi du monsieur !
Et la Maîtresse de Maison se sauve, telle une rafale.
Le Petit Vieux est assis dans son fauteuil. Il se sent très vieux, très las, très découragé. La Jouvencelle est en train de lui demander ce qu’il pense de Malherbe. Des regards amusés, attendris, se posent sur lui… des regards qui brûlent et paralysent comme le froid. Un couple passe en souriant ; le monsieur dit :
– Observe le vieux satyre !
La femme en riant :
– Méchant ! Je le trouve chou comme tout !…
Le Petit Vieux sent des larmes qui lui piquent les paupières. Il serre son râtelier.
– Évidemment, pense-t-il, bien sûr ; j’ai
atteint l’âge où le gâtisme devient un
refuge…
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(Rémi Gantès, Petites Histoires pathétiques, dessins de l’auteur, Le Caire : Imprimerie Paul Barbey, 25 mars 1951 ; tirage à 500 exemplaires numérotés. Du même auteur, on pourra retrouver sur ce blog « L’Histoire de la Petite Personne » et celle du « Petit Parasite »)
J adore..pauvre petit vieux..je l imagine fort bien..il est touchant.