On a déjà bien du mal à s’accommoder de sa femme, mais que serait-ce, grand Dieu ! si ces gentils produits, destinés par le Créateur à exercer la patience masculine, parvenaient à se dédoubler, à être deux à la fois, à se multiplier autour de nous ?
Un tel phénomène, bien troublant et assurément fort redoutable pour le repos des hommes, a paru impossible jusqu’ici. On ne connaît guère que le bon Dieu qui soit capable de se manifester sous trois formes différentes, et, pour ce qui est du dédoublement de la personnalité, il faut remonter jusqu’à François Xavier, jésuite, pour en avoir un exemple.
On sait, en effet, que ce saint homme avait la faculté de se trouver, le même jour et à la même heure, en Chine et au Japon, fait certifié dans les annales de la Compagnie et qu’on ne saurait mettre en doute sans être le dernier des mécréants.
Or, voici qu’une femme possède aujourd’hui cette étonnante propriété. C’est l’épouse de M. Milman, chevalier du Bain et secrétaire adjoint de la Chambre des communes, logé à Westminster et jouissant de 38,000 fr. de traitement.
Le bruit s’étant répandu que Mme Milman était double et pouvait, tout en gardant la chambre, se promener en même temps dans la cour du palais, on a interrogé cette dame au sujet de ce fait extraordinaire.
« Ce n’est que trop vrai, a-t-elle dit. Voilà des années que je suis ainsi affligée d’une autre moi-même qu’on rencontre où je ne suis pas. L’autre jour, un ami prend congé de moi dans la salle de travail où je me livre à la manie de relier des livres. À peine a-t-il franchi la porte qu’il me retrouve sur le palier. Stupéfait, il s’efface pour me laisser passer. Or, je n’avais pas bougé.
À chaque instant, ce sont des aventures semblables. L’une des gouvernantes vient de me quitter parce qu’elle est très nerveuse et que la fréquence de ces apparitions la rendait positivement malade. Aujourd’hui encore, une jeune dame qui habite avec nous vient de me voir dans la cour sans que j’aie quitté la maison.
Je n’ai jamais vu mon double. Mais je l’ai entendu. Un soir, je venais d’entrer dans ma chambre, j’entends des craquements et sors sur le palier. Toutes les portes que je venais de fermer étaient ouvertes. Je rentre précipitamment et sonne à la fois la bonne et le maître d’hôtel. Il n’y a qu’un escalier ; la bonne couche sous le toit et le maître d’hôtel dans le sous-sol. Ils étaient forcés de rencontrer l’intruse. Et, en effet, la bonne n’avait rien vu, mais le maître d’hôtel fut tout surpris de me trouver dans ma chambre, puisqu’il venait, dit-il, de me voir ouvrir la double porte d’un corridor au rez-de-chaussée. »
Espérons que le cas ne se généralisera pas ! Non seulement il doit être désagréable de savoir qu’on vagabonde malgré soi, mais comme, après tout, il n’est pas prouvé que le double partage les sentiments de son sosie, cela peut avoir des conséquences graves.
Supposez une très honnête femme, fidèle à ses devoirs, et de qui la « ressemblance » cascaderait à outrance ! La belle réputation qu’elle y gagnerait ! Elle serait capable d’entendre prononcer le divorce contre elle sans avoir eu seulement le bénéfice de la situation !
D’autre part, voyez le cas d’un pauvre mari, dont les deux femmes s’entendraient, et qui dormirait paisiblement à côté de l’une, tandis que l’autre serait occupée à cueillir au-dehors ce que Mme Liane de Pougy nomme si gentiment la première fleur de l’adultère !
Décidément, cette histoire du dédoublement des femmes serait grosse de fâcheuses complications. Aussi devons-nous souhaiter que Mme Milman reste seule à jouir de cet avantage douteux.
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(Précy, in La France de Bordeaux et du Sud-Ouest, mercredi 5 juillet 1899 ; Vivien Leigh posant pour David Jagger, Keystone Press Agency Ltd, tirage argentique, 27 septembre 1941)
Bon jour,
Un bel article comme toujours … ce dédoublement …. c’est assez fabuleux …
Merci pour ces partages.
Max-Louis