« Arrêtez ! arrêtez ! » criait désespérément, penché à la portière d’un sleeping-car, un homme qu’il était facile de reconnaître pour un Américain.

Ceci se passait dans l’express du Havre.

Le train filait à toute vapeur.

L’homme, voyant l’inutilité de ses cris, descendit sur le marchepied et se dirigea, par ce chemin périlleux, vers la locomotive.

« Qu’y a-t-il donc ? demanda un voyageur qui le vit passer.

– Formosa se meurt ! » répondit l’Américain en continuant sa marche.

Un instant après, il sautait sur la locomotive et braquait un revolver de gros calibre sur le mécanicien et le chauffeur.

« Doublez, quadruplez la vitesse jusqu’à la prochaine station, sinon je vous brûle à tous deux la cervelle. Il me faut un médecin !… Marchez !… »

Et le bruit sec du chien du revolver ponctua cet ordre.

Un sifflement aigu déchira l’air et, la vapeur affluant dans les pistons de la machine, des à-coup violents secouèrent le train, dont la vitesse devint vertigineuse. Les wagons ne roulaient plus, ils bondissaient sur les rails.

L’épouvante régnait dans tous les compartiments. Les infortunés qui s’y pressaient, affolés de terreur, se rappelaient, avec épouvante, les fantastiques histoires de mécaniciens devenus fous subitement, de locomotives emportées

Le conducteur du train, croyant à un accident arrivé à la machine, serra les freins : la mécanique cassa net. Alors, il fit des signaux. Le train filait de plus en plus vite.

« À la première courbe, murmura-t-il, nous allons dérailler et tomber, comme un obus, sur le village qui se trouve au bas du remblais… »

Heureusement, avant cette courbe, il avait une station.

« Stop ! » dit l’Américain, en abaissant son revolver qui n’avait cessé de menacer le mécanicien.

Le train s’arrêta.

L’Américain, après avoir jeté une poignée de dollars au mécanicien et au chauffeur, avait bondi sur la voie, puis, s’élançant dans le sleeping-car, en était aussitôt sorti, portant une femme dans ses bras.

« Un hôtel ! une chambre ! un docteur ! » criait-il, en courant vers la salle d’attente.
 

*

 

Dans une vaste chambre de l’unique hôtel de l’endroit, Edmond Gerson – c’est le nom de notre Américain – couvait du regard une femme étendue sur le lit, évanouie, dépouillée de ses vêtements.

Sous la fine batiste de sa chemise se dessinaient des formes parfaites. Elle était digne de son nom, cette splendide créature qui s’appelait Formosa.

Un son rauque s’échappait par instants de sa poitrine dont les seins palpitaient.

Elle souffrait et, cependant, – chose étrange ! – ses traits conservaient une placide sérénité ; un doux sourire plissait ses lèvres à peine décolorées.

Son opulente chevelure, éparse sur l’oreiller, entourait, comme d’une auréole d’or, l’ovale de son visage. À travers les longs cils des paupières mi-closes, luisaient deux yeux magnifiquement noirs.

La bouche – un nid de roses – servait d’écrin à une double rangée de perles.

Les minutes semblaient des siècles au malheureux Gerson. Enfin, le médecin parut.

« Sauvez-la ! lui cria-t-il, et ma fortune est à vous ! »

Puis il tomba, brisé par l’émotion, sur une chaise.

Le docteur se dirigea vers le lit. Après avoir un instant regardé la malade, il lui prit la main. Le pouls ne battait pas. Il tâta le front ; sa chaleur n’avait rien d’anormal. Il reprit la main et, dans sa méditation, machinalement, il en pressa le petit doigt. Aussitôt, Formosa ouvrit démesurément ses grands yeux, et ses lèvres ébauchèrent un baiser.

« Hystérique ! » s’exclama le docteur, et il rejeta au pied du lit toutes les couvertures.

La femme lui apparut alors dans toute sa beauté. L’Américain s’était élancé, mais le docteur l’arrêta d’un geste et continua son examen.

« Eh bien ? demanda Gerson, d’une voix étranglée par l’angoisse.

– J’avoue que ma science est quelque peu en défaut. Cet état cataleptique… cette haleine chaude qui s’échappe des lèvres de la malade, à chaque respiration, comme un jet de vapeur… me surprennent. Pourtant, je ne crois pas qu’il y ait danger.

– Que le ciel vous entende !…

– Mais je ne puis rien prescrire avant de connaître les débuts de la maladie. Peut-être n’est-ce qu’une tétanie, une névrose étrange, mais sans gravité. Depuis combien de temps connaissez-vous cette dame ?

– Depuis cinq ans.

– Vous êtes mariés ?

– Non, mais…

– Je comprends… Au point de vue de la science, la situation est la même. Cet accès n’est certainement pas le premier…

– Je ne sais. Nos relations… intimes ne datent que de ce matin. Mais elle dort, n’est-ce pas ?

– Oui. Parlez ; j’ai besoin de tout savoir.

– Soit ! reprit l’Américain, en montrant un siège au docteur. Il y a environ cinq ans que je rencontrai pour la première fois Formosa. C’était à Philadelphie, dans une soirée musicale. Elle chantait divinement. L’auditoire applaudissait avec frénésie. Après le concert, nous traînâmes sa voiture jusqu’à l’hôtel.

– Vous devîntes amoureux ?

– Fou ! Le lendemain, j’allai trouver son barnum, un Français qu’on appelait maître André – un vieillard aussi vieux et laid qu’elle était jeune et belle – et le priai de mettre aux pieds de la diva ma fortune, mon cœur et mon nom.

« Vous êtes le cent dix-septième que j’évince, me répondit-il. Formosa est mon bien, ma chose… ma gloire ! »

– C’était un vieux fou !… ou un misérable qui exploitait cette malheureuse.

– Je le crus comme vous, docteur, mais je ne tardai pas à être détrompé, car elle vint elle-même et me dit, de sa voix douce et mélodieuse, que maître André était le seul être qu’elle aimât. « Cependant, m’écriai-je, vous ne pouvez l’aimer que comme un père ! – Comme un père et comme un amant, » répondit-elle.

– C’était raide.

– Je partis, le désespoir dans l’âme, avec la ferme intention de me brûler la cervelle.

– Ce que vous ne fîtes pas, et vous eûtes raison !

– Je réfléchis qu’il valait mieux essayer de me faire aimer. Il n’est cœur de glace, pensai-je, qui ne fonde à la flamme d’un véritable amour.

– Alors ?

– Le soir du même jour, maître André quitta Philadelphie avec Formosa. Jugez de mon désespoir ! Pendant une année, je fouillai l’Amérique. Enfin, je les découvris au Brésil.

Ah !… Formosa était plus belle que jamais, quoique ses cheveux fussent alors noirs comme l’aile du corbeau ; à Philadelphie, je l’avais connue blonde comme les blés. À Philadelphie, elle chantait seulement ; au théâtre de Rio-de-Janeiro, elle dansait aussi. Vous savez, docteur, combien sont voluptueuses les danses espagnoles ?

– Par ouï-dire.

– À voir et entendre Formosa, il y avait de quoi rendre fou le fakir le plus endurci !… J’assistai à toutes les représentations. Un soir, je parvins à me glisser dans la loge où elle s’habillait. Je me cachai dans une armoire ; j’y faillis étouffer en attendant l’entracte. Enfin, elle entra seule. Je me jetai à ses pieds ; elle ne parut ni surprise, ni courroucée, ni même émue.

– Bah !

– On eût dit qu’elle m’attendait. Je saisis ses mains et les couvris de baisers.

– Mais cela allait très bien !

– Quand, tout à coup…

– Maître André entra ?

– Non. Elle chanta, en y mettant toute son âme, une chanson d’amour !

– C’était au moins intempestif ! fit le docteur en éclatant de rire.

– À qui le dites-vous ! poursuivit l’Américain. Au son de sa voix, maître André accourut. Je sautai par la fenêtre… Le lendemain, maître André avait disparu encore une fois !

– C’était vraiment jouer de malheur !

– J’étais aimé, je n’en pouvais douter. Je me jurai de retrouver quand même ce vieux misérable et de lui enlever mon adorée coûte que coûte. Cent fois je crus avoir retrouvé sa trace, puis rien !… Enfin, il y a trois jours, à Paris, je passais devant la gare de Lyon. J’étais désespéré et pensais vaguement à réaliser mon premier projet.

– Le coup de pistolet ?

– Oui… quand je rencontrai un petit vieillard. Je faillis tomber à la renverse ; c’était maître André !… Il monta dans un fiacre qui passait et donna l’adresse d’un petit pavillon, rue de l’Arbalète. C’était là qu’habitait Formosa !…

Alors, je conçus un plan que j’exécutai sans plus tarder. J’avais retenu un appartement au Grand Hôtel sous le nom du prince Popoff. J’écrivis à maître André que j’avais un engagement pour le théâtre de Pétersbourg à lui proposer, et le priai de venir me voir. Il me répondit qu’il ne voulait pas traiter à moins de vingt-cinq mille francs par soirée. Je télégraphiai à maître André que j’acceptais et que je l’attendrais le lendemain matin pour signer le contrat. Il fut exact. À peine fûmes-nous seuls que, le saisissant brusquement, je lui mis un flacon de chloroforme sous le nez. Il tomba comme une masse.

– Vous risquiez de le tuer !

– Non, non. Il en avait pour cinq ou six heures de sommeil. Je l’enfermai dans mon appartement et me fis conduire au pavillon de la rue de l’Arbalète. J’y trouvai Formosa !

– Elle vous reconnut ?

– Elle n’en eut pas le temps. Je la pris dans mes bras et la portai dans ma voiture. « Au chemin de fer du Havre, criai-je au cocher, et brûle le pavé ! » Pendant le trajet, nos lèvres ne se quittèrent pas… Nous arrivâmes juste à temps pour prendre l’express

– Je ne vous demande pas ce qui se passa ensuite…

– Docteur, il n’y a dans aucune langue des mots pour l’exprimer.

– Oui, oui. Passez !

– Tout à coup, il me sembla que c’était une masse inerte que je tenais entre mes bras.

– Parbleu ! vous aviez surmené le système nerveux.

– Ses lèvres ne me rendaient plus baiser pour baiser et, au lieu de paroles d’amour, des sons rauques sortaient de sa bouche. Enfin, elle tomba dans l’anéantissement où vous la voyez encore. Alors, perdant la tête, j’appelai à l’aide et… »

L’Américain s’arrêta subitement et se dressa, épouvanté.
 

*

 

« Je vous dis qu’ils sont ici ! criait une voix dans l’escalier de l’hôtel. D’ailleurs, j’ai requis la loi pour m’appuyer.

– C’est maître André, » s’écria l’Américain et, en un clin d’œil, il traîna une commode devant la porte.

À ce moment, un bruit aigu, strident, s’échappa des lèvres de la malade, et un tremblement convulsif agita ses membres.

Le docteur était ahuri.

« Elle est là, vociférait maître André, au-dehors. Je l’entends ! Il va me la perdre, le bandit !

– Au nom de la loi, ouvrez ! » dit une grosse voix.

Formosa se tordait sur le lit et râlait horriblement.

« Enfoncez la porte ! » hurla maître André.

Presque aussitôt, la porte vola en éclats et la barricade élevée par l’Américain fut renversée. Maître André se précipita, suivi de deux gendarmes…

Au même instant, une explosion formidable ébranla la chambre, qui s’emplit d’un épais nuage de vapeur et de fumée.

On entendit des cris, des jurons, des plaintes, le bruit sourd des corps roulant sur le plancher.

Quand, par les carreaux brisés, la fumée se fut un peu dissipée, la chambre présentait un sinistre aspect.

Le docteur gémissait sous le lit. Un des gendarmes avait passé à travers la commode et gisait, immobile, au fond du troisième tiroir. Son collègue paraissait pour ainsi dire incrusté dans une armoire.

L’Américain, lui, était au milieu de la chambre, étendu sur le dos.

Maître André, debout près du lit, s’arrachait avec rage la peau du crâne.

Quant à Formosa, elle avait complètement disparu.

Sur le plancher, des engrenages, des crémaillères, des ressorts, des débris de chaudière, des fils de laiton, des bobines de Ruhmkorf, des tubes tordus, des morceaux de caoutchouc, un œil en verre, des dents et une perruque à demi brûlée étaient éparpillés !
 

Jourdain Guibelet

 

P. S. – Formosa était tout simplement une femme en caoutchouc, mue par la vapeur.

Faute d’eau, elle avait éclaté.

Maître André est un homme de génie, plus fort que Vaucanson. Il s’est remis à la besogne.

En apprenant qu’il avait aimé une femme artificielle, Edmond Gerson, l’Américain, est devenu fou.
 

J. G.

 
 

 

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(« Jourdain Guibelet » [pseudonyme emprunté à un médecin philosophe du XVIIe siècle, et utilisé pour une demi-douzaine de contes parus dans Gil Blas ; peut-être Gaston Vassy ?], in Gil Blas, deuxième année, n° 340, samedi 23 octobre 1880. Otto Dix, « Stilleben im Atelier » [Nature morte dans l’atelier], huile sur toile, 1924 ; David Jagger, « Nu et mannequin, » huile sur toile, sd)