L’autre soir, j’étais occupé à écrire près d’une croisée que j’avais eu la témérité d’entrouvrir pour laisser pénétrer dans ma chambre le premier souffle du printemps.

La nuit tombait. Une lampe était posée sur ma table, et je songeais, en considérant les fleurs aux couleurs éclatantes peintes sur l’abat-jour, à la flore naturelle qui commençait à s’épanouir dans les bois.

Cependant, le vent frais qui venait de l’ouest s’insinuait par moments jusque dans mes papiers, et la prudence m’engageait fortement à fermer la fenêtre, quand tout à coup un petit bruit sec retentit sur la feuille où s’étalait mon barbouillage.

Je regardai et je vis deux virgules qui se séparaient l’une de l’autre pour prendre la fuite chacune de leur côté…

Un instant, je demeurai tout ébahi en présence de l’insubordination de ces deux signes de ponctuation qui désertaient ma page d’écriture ; mais, n’ayant pas connaissance qu’il y eût dans Noël et Chapsal la moindre règle sur la fuite des virgules, je voulus m’expliquer plus clairement cet étrange phénomène.

En examinant avec beaucoup d’attention les deux petits traits noirs qui se sauvaient à toutes jambes, je constatai que la partie la plus large de la virgule avait l’apparence d’une tête d’insecte ; que la portion suivante n’était autre chose qu’un mignon corselet continué par deux ailes cornées presque invisibles à l’œil nu, et qu’enfin l’extrémité déliée qui terminait l’animal était tout simplement un abdomen aussi bien conditionné pour digérer un bon repas que celui de l’ogre goulu des contes de Perrault.

Six pattes minces et fines comme des fils de soie portaient ces frêles corpuscules qui allaient et venaient sur la page que je venais d’écrire, inquiets et désorientés comme s’ils se fussent trouvés au milieu du désert de Sahara.

Après un examen minutieux, je reconnus enfin que ces microscopiques visiteurs étaient deux Articulés de la classe des insectes, et que, tout aussi bien que la baleine et l’éléphant, ils avaient leur place marquée dans la série des êtres vivants.

Ils appartenaient au genre staphylin, et à l’espèce nigritulus, traduisible en français par le mot noirot.

C’étaient donc deux staphylins noirots que j’avais sous les yeux ; le mâle et la femelle. Je savais que ces insectes ont la réputation de carnassiers féroces ; mais comme ils étaient loin d’égaler en grosseur même une toute petite puce, je n’avais point à craindre qu’ils m’avalassent d’une bouchée, et je ne crus pas devoir les chasser de mon domicile.

D’où me venaient ces deux êtres infiniment petits qui vivaient et se promenaient avec autant de bonne humeur que vous et moi ?

Le coup de vent qui les avait jetés sur ma table les avait probablement enlevés dans quelque campagne éloignée ; sur les plateaux de Clamart ou de Meudon, peut-être ? Les deux animalcules, éclos dans la journée dans la crevasse d’une écorce d’arbre, avaient été surpris au moment où, poussés l’un vers l’autre, ils se proposaient sans doute de s’unir et de faire un charmant petit ménage !…

Le vent brutal et violent les avait tout à coup saisis, balayés, emportés au sein de l’atmosphère ; les deux insectes s’étaient attachés l’un à l’autre, et, comme un grain de poussière, ils avaient longtemps voyagé dans les hautes régions de l’air.

Toujours poussés par des bouffées de plus en plus impétueuses, secoués et bouleversés par les tourbillons du vent, en butte à tous ses caprices, ils étaient restés liés et inséparables, franchissant les ravins et les vallées, les plaines et les forêts.

Peut-être avaient-ils plané au-dessus de la Seine, du Champ-de-Mars, de l’Exposition universelle ; peut-être avaient-ils fait, aéronautes sans le savoir, le tour de Paris ?…

Ils m’en eussent raconté, de curieuses aventures, s’il m’eût été possible de comprendre leur langage.

Après bien des péripéties enfin, ils venaient d’échouer, non pas dans la corolle d’une anémone ou d’une primevère, comme ils l’avaient rêvé sans doute, mais sur une feuille griffonnée d’où s’exhalaient les âcres émanations de ce liquide bourbeux que nous appelons de l’encre.

De pareilles déceptions nous arrivent tous les jours. Nous faisons des rêves splendides, et notre destinée nous jette où cela lui plaît.

Mes deux staphylins eux-mêmes n’étaient pas des plus malheureux ; ils pouvaient tout aussi bien tomber dans la chope d’un buveur de bière sur le boulevard, ou dans la bouche d’un idiot bayant aux corneilles, et alors ils eussent péri bien plus misérablement.

Je dois dire pourtant que leur bonheur ne fut pas de longue durée et que je fus en partie cause de leur mort.

Après avoir longtemps couru sur le papier, les deux insectes étaient sur le point de se rejoindre quand un grand A majuscule encore humide leur barra le passage. En présence de ce triangle infranchissable, ils se regardèrent avec hésitation et n’eurent pas l’idée de contourner l’obstacle. Je voulus alors la leur suggérer, et je poussai doucement le mâle du bout de ma plume. Mais, hélas !… au moment où il embrassait sa femelle, l’épaisse goutte d’encre, retenue dans la concavité de l’instrument de fer, s’échappa tout à coup ; je fis sur ma feuille un énorme pâté, et je noyai dans cette mare corrosive les deux hôtes ailés qui venaient de m’annoncer le printemps !
 
 

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(Aristide Roger, « Curiosités de l’histoire et de la science, » in Le Petit Journal, cinquième année, n° 1514, mercredi 3 avril 1867 ; Roland Topor, « Le Voyageur immobile, » lithographie, 1968)