Dans un tiroir, madame Delmore trouva un bout de papier sur lequel elle reconnut l’écriture de sa fille. Elle lut :
« La faute est commise, je suis sa maîtresse. J’ai beaucoup pleuré. Ce que j’ai fait doit être abominable. Qu’en sais-je ? Je ne sais rien. Je ne sais même pas si je l’aime. Non, je ne l’aime pas ; je le hais. »
C’était une femme de mœurs rigides, de caractère impérieux et dur. Elle surmonta l’horrible douleur qui la terrassait, sonna le domestique, fit venir son mari. Quand il fut là, elle lui dit simplement :
« Ta fille tient le journal de sa vie particulière. En voici une feuille qu’elle a égarée. »
En lisant, il pâlit. Ses jambes défaillirent. Il dut s’asseoir. Et il bégayait :
« La malheureuse… la malheureuse… »
Elle le gourmanda :
« C’est bon, pas tant de jérémiades, il faut agir ; quel est ton avis ? »
Il ne répondit pas, interloqué, annihilé d’ailleurs depuis longtemps par cette femme autoritaire dont la volonté n’admettait point de résistance. Elle reprit :
« C’est assez ridicule à moi de te consulter. As-tu jamais eu une opinion quelconque ! »
Elle sonna de nouveau :
« Dites à mademoiselle Berthe que je l’attends. »
Quelques minutes après, Berthe entra.
Elle semblait toute jeune. Une grosse natte descendait le long de son dos. Ses joues colorées révélaient la santé. De sa bouche rouge, de sa poitrine éclose, de sa taille flexible, émanait une provocation précoce.
Sa mère articula d’une voix haletante :
« Tu as un amant, n’est-ce pas ? »
Berthe rougit. La vue du papier l’empêcha de mentir. Elle regarda son père comme pour demander un secours : il tournait la tête. Elle eut l’idée de se jeter aux genoux de sa mère ; mais elle ne voulut pas s’humilier, l’aimant peu.
Découragée, elle avoua, d’un signe.
« Son nom, son nom ! » proféra madame Delmore.
Cela surtout l’exaspérait. Qui avait ainsi déjoué sa surveillance ? Comment cette enfant avait-elle pu la duper de telle façon ? Et, tout en interrogeant, elle se remémorait les hommes de leur entourage, les intimes, les invités de passage, les jeunes, les vieux, les beaux, les laids. Aucun d’eux, en vérité, ne méritait plus spécialement qu’on le soupçonnât.
« Son nom ! répétait-elle ; c’est bien le moins que je sache qui a déshonoré ma fille. »
Mais elle vit à la figure calme de Berthe qu’elle n’obtiendrait rien. Elle s’était si souvent heurtée à cet entêtement inerte et sans phrases ! Alors, elle se fit humble :
« Je t’en prie, petite, j’ai tant de chagrin… Si tu t’es donnée, c’est que tu l’aimes… Dis-moi son nom et tu l’épouseras. »
La jeune fille murmura :
« Il ne peut pas m’épouser. »
*
Le lendemain M. Delmore, sur l’ordre de sa femme, partit pour la Bretagne. Une semaine plus tard, ces dames le rejoignirent, accompagnées de deux bonnes.
À la station, un vieil omnibus les attendait. La route était longue. Il neigeait. Des plaines blanches se déroulaient à l’infini. Elles virent un Christ tout nu, la tête lourde de flocons. Un chien passa, famélique. Elles frissonnèrent.
La nouvelle demeure commandait un promontoire. Le village voisin se trouvait à vingt minutes de marche. Un chaos de rochers monstrueux, à qui l’Océan livrait de gigantesques batailles, se dressaient, venus on ne sait d’où. C’était un pays de légendes sinistres.
Madame Delmore visita la maison. Elle détermina l’emploi des diverses pièces. Les bonnes habiteraient le premier étage, les maîtres, le second. Elle choisit pour elle et son mari une grande chambre qui donnait sur le palier, et elle dit à sa fille en lui désignant une mansarde :
« Tu coucheras là… Si ton amoureux vient, ce sera par la fenêtre. »
Et l’on vécut dans cette prison. Les neiges fondirent. Il plut, d’interminables journées. Le printemps vint. Des bourrasques galopèrent à travers les landes. Puis ce fut l’été. Et il y eut du soleil et des orages, des ciels radieux et de grosses nuées écrasantes.
Une année entière ainsi s’écoula. Nul indice ne mit madame Delmore sur la voie de la vérité. Pourtant elle sentait, elle sentait de tout son instinct en éveil, qu’un mystère planait autour d’elle. L’inaltérable humeur de sa fille en fournissait une preuve éclatante. L’amant était là, quelque part. On se voyait. On s’écrivait. Mais où ? Comment ?
Jamais Berthe ne sortait seule : son père ou sa mère la suivait pas à pas. Jamais elle ne restait seule à la maison : l’un ou l’autre se chargeait de la garder.
La nuit, peut-être ? Oh ! madame Delmore s’en inquiétait. Ceux qui s’aiment se retrouvent toujours. L’ombre des soirs est propice. Les portes s’ouvrent. Les murailles s’escaladent. Et les corps s’étreignent, silencieux.
Elle dormait à peine. Au moindre bruit, elle tressautait.
« Écoute, disait-elle à son mari ; écoute, on marche. »
Furtivement, elle gagnait le couloir. Rien. C’était le vent qui sifflait, un meuble qui craquait, un oiseau funèbre qui voletait dans les combles.
Le temps même ni ses insuccès ne la pouvaient rassurer.
« Il y a quelqu’un, affirmait-elle, il y a quelque chose du moins. Qui la soutiendrait ainsi ? Où puiserait-elle son bonheur insolent ? Elle aime ! Elle est aimée ! Ils se voient ! »
Très las, abattu, M. Delmore insinuait :
« Tu te trompes ; elle a eu un entraînement criminel ; aujourd’hui, c’est fini. »
Elle haussait les épaules et ne daignait point répondre.
Tout vestige de tendresse et de bienveillance s’évanouissait en elle. Sa rancune, chaque minute croissante, se manifestait par des attitudes sévères, par des vexations, par de courtes phrases sèches où sifflait son mépris. Dans leurs promenades, elle regardait avec une sorte de rage cette grande fille souple courir le long du chemin, secouer les branches des arbres, cueillir des fleurs, s’acharner après les papillons. Elle s’irritait de la voir sereine et forte, joyeuse malgré sa faute, insouciante malgré l’énigme de sa vie. Elle la devinait hors de son atteinte, réfractaire à ses vieilles idées de devoir et de probité, sans principes, sans conscience.
Comment de sa chair avait pu surgir cette chair vicieuse, et de son esprit discipliné sourdre cet esprit de révolte et de corruption ?
Elle se mit à la haïr de toute sa haine.
Et ce lui fut une joie sincère quand, tout à coup, cette gaieté s’éteignit.
Berthe devint morose, taciturne. Ses paupières rougies trahissaient les larmes secrètes. Madame Delmore se reput de ses tristesses. Il lui échappa des rires odieux. À peine se demandait-elle la cause de cette transformation subite.
Mais un jour, un doute épouvantable l’envahit. Elle observa.
Ignominie ! Depuis un an, sa fille vivait murée, cloîtrée, enterrée. Et pourtant… pourtant, elle était enceinte !
*
Cinq mois passèrent. On renvoya les bonnes. Berthe ne sortait que le soir.
Et, une nuit, un cri lamentable retentit.
C’étaient les premières douleurs. M. Delmore, affolé, se précipita vers la mansarde. Sa femme le rejoignit sans hâte et lui ordonna :
« Va-t-en ; je vais la soigner, tu me gênerais ; surveille la route, il ne faut pas que l’on approche. »
Il obéit. Seule, elle se pencha sur son enfant, lui maintint les poignets, et, d’une voix lente :
« De qui est-il ? Avoue ; j’ai le droit de savoir, je te pardonnerai. »
Elle la scrutait de ses yeux perçants dont nulle pensée de compassion n’atténuait la rigueur. Sa maternité ne s’éveillait même pas à voir ce misérable visage où la sueur coulait, à entendre ces gémissements d’angoisse, à deviner le martyre de ce corps. Elle répéta sourdement :
« De qui ? De qui ? Veux-tu répondre ? »
Entre les lèvres de la malheureuse, un mot s’exhala, à deux reprises :
« Non, non.
– C’est bien, » dit madame Delmore.
Elle recula jusqu’à la porte, croisa les bras et attendit.
Des heures défilèrent.
Sur sa couche, Berthe se tordait. Le terrible mal lui déchirait les entrailles.
Par un reste d’orgueil, elle s’efforçait au silence. Mais une douleur aiguë, atroce, la fit hurler :
« Au secours, maman ; au secours, au secours ! »
Madame Delmore ne bougeait pas.
Il y eut un peu de répit. La malade, vaincue, poussait de pauvres plaintes douces et pitoyables. Et elle ne cessait de murmurer :
« Maman, oh ! maman… »
Sa détresse redoublait de se sentir abandonnée, plus seule auprès de sa mère qu’une bête perdue qui mettrait bas dans quelque coin. Et cependant elle l’implorait, presque à son insu, comme sa naturelle consolatrice, comme l’unique puissance de qui elle espérât le remède salutaire.
Debout, les traits figés en une immobilité farouche, les épaules clouées à la porte, la mère se taisait.
D’effroyables crises se succédèrent, de plus en plus proches. Berthe gisait, pantelante. Ses forces diminuaient. À peine, de sa gorge étranglée, s’échappaient des sons rauques, des soupirs d’agonisante.
Puis une souffrance infernale lui arracha les reins, lui ouvrit le ventre, et sur les draps une chose tomba.
Madame Delmore appela son mari.
Il vint.
« Occupe-t-en, » lui dit-elle.
Elle s’en alla. Elle manquait d’air.
Il faisait doux. Des étoiles brillaient. Elle erra par les chemins, l’esprit tendu, cherchant, cherchant toujours…
Des lueurs pâlirent l’horizon. Elle rentra.
Dans la mansarde, elle aperçut M. Delmore courbé, baisant l’enfant et le tendant à Berthe avec un sourire.
Et soudain la vérité l’aveugla. Elle comprit !
Alors, en une minute de démence, elle se rua sur le petit être, le saisit entre ses deux mains, et le cassa, net, en deux…
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((Maurice Leblanc, in Gil Blas, quinzième année, n° 4857, lundi 6 mars 1893 ; repris dans La Lanterne, supplément littéraire, douzième année, n° 925, 25 juillet 1895, et dans Fin de Siècle, huitième année, n° 741, jeudi 7 avril 1898 ; Roland Topor, « Cendrillon, » lithographie, 1977)
Bon jour,
Le mystère jusqu’au dernier moment … atroce vérité … !
Max-Louis