Michel Servanne est un écrivain bien oublié de nos jours. Il est pourtant l’auteur de quelques contes d’anticipation non dénués d’intérêt, comme « Le Rayon noir » ou « La Mort dans la ville, » réunis pour la plupart dans son recueil Le Cabaret du Coq rouge (Paris : Éditions contemporaines, 1932).
Nous vous proposons aujourd’hui une longue nouvelle de merveilleux-scientifique, « La Cité des hommes sans voix. » Écrite en collaboration avec Henri Picard, elle est parue en feuilleton dans le quotidien socialiste Le Soir en 1929 et n’a jamais été reprise en volume.
MONSIEUR N
I
La nuit, qui calme les rumeurs des villes et endort l’activité des campagnes, était déjà très avancée. Toute la journée, un vent vif et froid avait soufflé avec violence. Une neige abondante recouvrait le sol, masquant les inégalités du terrain.
La plaine et le ciel obscurcis n’offraient plus qu’une masse brumeuse sans horizon. Niché au creux d’un vallon, le village sommeillait, assoupi avec confiance dans cette léthargie factice qui l’engourdissait chaque soir, jusqu’aux résurrections joyeuses de l’aube nouvelle.
Un silence impressionnant avait succédé aux sifflements de la tempête. Les reflets livides des toits, bleuis par la caresse de la lune, projetaient une pâle clarté sur le manteau de neige qui simplifiait les lignes et fondait les aspérités.
Les rues désertes, toutes blanches, coupées au centre par la sinuosité d’une ligne boueuse, escaladaient les pentes abruptes de la cuvette sur le flanc de laquelle ce village rhénan avait rapproché les foyers de gens unis par leur même existence et leur commune activité.
Seules, trois ou quatre maisons, dont les volets filtraient des zébrures lumineuses, attestaient que ce n’était pas là un décor éteint, sans vie et sans âme.
Non loin du clocher sombre et amaigri par les ténèbres, la maison du vieux Frédérich Shonwiller projetait les reflets de sa clarté intérieure sur les tas de mousse neigeuse amassés de chaque côté de la porte.
Un peu plus haut, une autre lumière devait permettre au jeune docteur Amyl de poursuivre dans la nuit de continuelles études.
Au loin, près du serpentin blanc formé par la route, les lueurs clignotantes de la « Halte » éclaboussaient d’un halo lumineux le ruban sans fin des rails d’acier, qui ceinturait le bas du village.
Mais il y avait encore un foyer, d’où la clarté d’une lampe, déformée par le triangle de rideaux mal clos, allait caresser les pins frémissants qui secouaient dans des frissons des papillons blancs.
C’était, à mi-chemin du sommet de la montagne, dans la forêt profonde, presque inaccessible, la villa du professeur Karl Carlton, l’homme le plus extraordinaire de l’Université de Kölhn.
*
Chez Frédérich Shonwiller régnait une assez douce quiétude. Installé dans un confortable fauteuil, le ventre opulent, l’ancien maître de la scierie était assis entre sa fille Thérésa et le jeune Natt.
Tous les samedis, avec une régularité qui s’accordait avec ses propres sentiments, Natt venait dîner et « faire la veillée » chez Frédérich Shonwiller, en attendant que son union avec Thérésa ne l’installât définitivement dans son second foyer.
Les fumets des vins vieillis, les voluptés d’une chère abondante, préparée avec amour par la jeune fille, la satisfaction de trouver en ce lieu les sympathies familiales qui manquaient à sa vie solitaire, retenaient le jeune Natt dans ces agapes prolongées.
De temps à autre, afin de reculer un sommeil qui montait par bouffées. le vieux Fred mesurait dans des gobelets minuscules un alcool dont la caresse de feu ranimait leur palais empâté par les succulentes d’un trop copieux festin.
Heureux, les trois convives oubliaient que la vieille horloge avait secoué depuis bientôt une heure la théorie de ses douze coups monotones et qu’il était peut-être le moment de se confier aux paresseuses douceurs d’un sommeil reposant.
Frédérich, sachant par une expérience renouvelée chaque samedi que Natt ne se déciderait pas à prendre congé, peu pressé de retrouver l’isolement d’un logis à l’âtre vide et aux draps glacés, se décida à dominer l’apathique mollesse de son contentement inactif, se leva et souhaita la bonne nuit, avec les mêmes et habituels mots de bonhomie.
Il rappela à Natt que l’office du dimanche ne permettait pas de s’attarder sans fin aux douceurs des songes.
Le père Jacob était ponctuel, lui dit-il ; il convenait que Natt, jeune sonneur occasionnel, appelât avec la même exactitude les fidèles à leur dévotion intangible.
Natt, après avoir revêtu son veston fourré et s’être coiffé d’un bonnet, ouvrit la porte et s’éloigna lentement.
« N’oubliez pas de décider votre frère, le docteur Amyl, à venir demain partager notre repas, lui cria encore le vieux Frédérich.
– Je tâcherai, » répondit le jeune homme.
Et après la « bonne nuit » souhaitée une dernière fois, la silhouette de Natt disparut au détour du chemin.
La porte se ferma, effaçant le faisceau lumineux qui avait, pendant ces courts instants, nimbé les buissons d’une auréole de pâle clarté.
Quelques minutes…
Le vacillement des lumières déplacées de fenêtre à fenêtre, puis tout fut plongé dans l’ombre silencieuse.
Dans la chaumière de Frédérich Shonwiller, la poitrine du vieil homme se soulevait dans le rythme d’un sommeil heureux, évaporant dans son souffle une impression de douce quiétude.
Dans la chambre de la jeune fille, Thérésa, les paupières mi-closes, rêvait à l’inconnu mystérieux et attirant qui devait mettre fin à sa vie de jeune fille… à la silhouette fugitive de celui qu’elle reverrait le lendemain, et un nom vint sur ses lèvres : « Natt. »
Elle le répéta deux fois, puis sa tête glissa sur l’oreiller de plumes… Elle dormait.
Ce village si paisible, dont l’existence s’écoulait dans un calme bienheureux, sans heurt et sans violence, dont les jours pareils suspendaient chaque soir leur activité coutumière, pouvait-il soupçonner le déchaînement soudain et l’extraordinaire aventure qui allait oppresser, sous son angoisse hallucinante, la cité tranquille et détruire le sens des mots : Paix, quiétude, bonheur !…
II
L’horloge de l’église venait d’égrener les trois coups doublés de dix heures moins le quart.
Quelques paysans, blocs d’étoffes d’où émergeait un nez et où brillaient des yeux, arrivaient déjà des fermes éloignées pour assister à l’office religieux et acheter des friandises dominicales.
Le seul café du village résonnait des joyeuses clameurs des hommes venus là pour réchauffer leurs membres engourdis par le froid et absorber des boissons bouillantes arrosées de vieilles eaux-de-vie.
Frédérich Shonwiller adressait de son jardin un salut fraternel aux passants amis, tout en faisant voltiger les pétales de neige épaissis sur la plus frêle corolle d’une plante gracile qui faisait son orgueil.
Thérésa, tout endimanchée, rectifiait le sympathique alignement d’une table bien dressée.
Ayant tiré sa montre, Fred lut qu’il était presque moins cinq et il pensa qu’il allait entendre l’appel du clocher.
C’était avec une joie toujours renouvelée qu’il écoutait les résonances des vieilles cloches. Ces cloches qui avaient rythmé de leurs battements sonores les principaux événements de sa vie, qui avaient dansé une sarabande joyeuse lors de sa naissance, qui avaient remué en brelan pour l’annonce de ses noces, et martelé lentement leur lugubre bourdonnement pour pleurer, à leur manière, la perte de sa femme. Il les aimait, ces cloches qui sonnaient les étapes de toutes les générations et qui survivaient aux vies qu’elles avaient annoncées !
Dans son âme fruste, tout attachée aux vieilleries et aux émotions traditionnelles, Frédérich attendait avec une sorte de respect que le son de ce carillon éveillât les échos boisés de la vallée.
Natt était ponctuel. Chaque dimanche, depuis que le jeune homme avait remplacé le vieux sonneur, Fred essayait, mais en vain, de pouvoir adresser à son futur gendre le reproche taquin d’une irrégularité dans son horaire précis. Il acceptait chaque fois la petite inoffensive vengeance de pouvoir reprocher à Natt un retard qu’il n’aurait pas manqué d’attribuer aux veillées trop prolongées.
C’était avec une joie maligne qu’il suivait la marche imperceptible du chronomètre.
Son attention s’accrut. L’aiguille principale venait de toucher le point exact.
Un sourire illumina la physionomie du vieux Fred : pour la première fois, Natt était en retard.
Une minute après s’était écoulée. Et, soudain, une idée, ridicule sans doute, lui fit songer qu’une raison plus sérieuse avait pu retarder le jeune homme.
Deux autres minutes passèrent ; les cloches restaient toujours muettes. Cette fois, le vieux Fred eut le pressentiment que quelque chose d’anormal était survenu.
Pouvait-il se douter que, de cette innocente taquinerie, de cette futilité banale, allait naître la constatation d’un fait inouï, sans précédent, qui allait troubler la quiétude de tout un pays ?
Il était alors dix heures passées.
Inquiet, Frédérich Shonwiller cria à Thérésa :
« Natt est en retard, ce matin ! »
Il prononça ces paroles d’une voix forte, et cependant, un événement étrange se produisit :
Aucun son ne s’était échappé de sa gorge.
Apeuré, grimaçant, il porta la main à son cou et cria :
« Thérésa, m’entends-tu ? »
Malgré les contractions de sa bouche et les mouvements de sa langue, AUCUNE sonorité ne troubla le silence de plomb de la rue déserte.
Des gouttes de sueur fiévreuse perlèrent sur son visage sillonné de rides. Il resta comme pétrifié.
Passant sa paume desséchée sur son front moite, il ne pouvait coordonner les pensées qui se pressaient en foule dans son cerveau.
Cette sensation d’une décrépitude soudaine lui faisait songer à l’éternel silence dont ses signes marquaient par leur brusquerie même la venue prochaine.
Subitement vieilli, brisé, il rentra à la maison d’un pas lent.
Étonnée de l’expression anormale de la physionomie de son père, Thérésa s’avança et lui demanda, sans doute, la cause de l’altération de ses traits.
Le vieux Fred vit le mouvement des lèvres de sa fille, mais il n’entendit pas un murmure ; c’est alors qu’il acquit la trop pénible certitude de son irrémédiable infortune.
Par l’habitude de s’exprimer avec des mots, il voulut expliquer son malheur, mais il vit soudain le frais visage de son enfant blêmir, sa bouche prononcer des paroles certainement articulées avec violence, et, chose surprenante : Thérésa eut le même réflexe que lui lorsqu’il s’était aperçu de son mutisme.
Elle porta, dans un tremblement fébrile, sa fine main à sa gorge et fixa son père de ses yeux purs, angoissés de terreur.
Dans les bras l’un de l’autre, effrayés de ce double et inexplicable malheur qui venait de les atteindre simultanément, ils se regardèrent en prononçant des paroles qu’ils n’entendirent pas.
Doublement touchés dans leur affection, ils vécurent des minutes atroces, sentant planer sur eux l’ombre d’une horrible hallucination.
La pensée doit franchir un peu de temps écoulé et revenir au moment où le vieux Fred attendait l’annonce de l’office.
À dix heures moins cinq, les fidèles commencèrent à pénétrer dans le sanctuaire.
Franchissant les dernières travées, certains venaient se placer plus près de l’autel, pendant que d’autres se disséminaient le long des bas-côtés.
Ayant gravi un escalier étroit et tortueux, Natt arriva à la base du clocher, au-dessus du grand porche d’entrée.
Il se suspendit vigoureusement au câble rugueux et sale qui devait ébranler les masses des cloches lourdes.
Il apporta à ce mouvement toute l’énergie de ses muscles saillants.
Thérésa n’attendait-elle pas l’appel de l’airain sonore ?
Il amena, dans un vigoureux effort, le nœud de la grosse corde presque jusqu’à ses genoux et écouta le premier coup. La voix tonnante du bourdon devait tomber dans un déferlement de sons, amples, harmonieux, puis s’échapper pour rappeler le devoir religieux dans les chaumines les plus isolées. Natt sentit que la corde remontait en l’entraînant un peu, sans qu’aucune vibration n’ait répondu à son effort.
Rageur, il se suspendit de tout son poids dans une dépense d’énergie énorme.
De longs anneaux s’enroulèrent à terre, puis, telle une flèche, la corde remonta précipitamment. Aucun bruit n’avait résonné à ses oreilles.
Il lâcha le chanvre de stupeur. Ses mains crispés avaient nettement senti que le battant avait donné une violente vibration à l’armure de bronze, et pourtant la cloche était restée muette.
Quel était ce mystère ?
Natt demeurait cloué sur place, envahi d’une sourde terreur. Autour de lui aucun bruit, même l’habituelle rumeur de l’arrivée des fidèles, ne venait rompre l’implacable silence.
Il se demanda s’il n’était pas le jouet d’une hallucination modelée avec le relief de la plus vraisemblable réalité.
Il fixa sans les voir les poutres entremêlées, puis soudain, se précipita dans l’escalier, descendit par bonds les marches étroites faites de lames triangulaires qui joignaient la colonne centrale au vieux mur.
Il manquait de glisser à chaque pas, mettant ses mains contre les pierres vétustes qui limaient ses paumes vigoureuses.
Ses mains ensanglantées attestaient qu’il ne pouvait être le jouet d’un rêve, et cependant le martèlement de ses sabots sur les marches de bois ne rompait pas le silence oppressant.
Haletant, échevelé, couvert de poussière, il s’arrêta sous le portique à l’entrée de l’église, où débouchait l’escalier du clocher.
Là, le cauchemar se transforma en fantasmagorie.
La nef était pleine de fidèles. Cette foule, habituellement calme et recueillie, offrait un spectacle surprenant.
Quittant ses bancs, gesticulant, elle vociférait de ses cent bouches ouvertes des cris que Natt n’entendaient pas.
Sans se soucier de la majesté du lieu, malgré le prêtre qui, adossé à l’autel, prononçait des paroles que nul ne percevait, les paysans renversaient des chaises, bousculaient femmes et enfants, et se précipitaient vers la sortie. Et, partant d’une seule détente, les fidèles s’élancèrent contre les portes qu’ils repoussèrent violemment. Plusieurs hommes tombèrent. Ils ne purent se relever. La foule, hurlante mais muette, passait par-dessus eux, piétinant leur visage, sans qu’un gémissement, un appel, un cri, ne pût refréner la vague affolée.
Les yeux dilatés d’épouvante, Natt comprit : les gens n’entendaient plus ; les sons étaient morts.
Comme lui, ils avaient constaté le fait incroyable.
Chacun, sans doute, s’était cru seul atteint, mais en quelques minutes l’angoisse était devenue collective.
Un souffle de folie avait fait tressaillir le village.
La démence parcourait les maisons, s’échappait par les venelles, s’étendait de seconde en seconde, gagnait toute la cité, la cité des hommes qui ne s’entendaient plus, qui ne se comprenaient plus, ni ne pouvaient s’exprimer. La Cité des hommes sans voix.
Le premier moment de stupeur passé, le vieux Fred, avec la décision dont il avait souvent fait preuve durant sa vie, entraîna sa fille jusqu’à la pièce qui lui servait de bureau.
Il tira une feuille de papier. L’émotion était si violente que sa main tremblait. Pendant quelques secondes, il ne put parvenir à écrire le moindre mot lisible. Se dominant par un effort de volonté, il parvint à griffonner cette phrase ambiguë :
« Malheur épouvantable. Confiance ! Je vais chez Amyl. »
Sans prendre le temps de se vêtir plus chaudement, il s’élança vers la rue.
De son jardin, il aperçut une grande masse obscure qui piétinait, tournoyait, des groupes de gens qui gesticulaient et couraient en tous sens. Il avait une hâte fébrile de savoir.
Malgré son âge, et l’extrême fatigue due à la violente émotion ressentie quelques instants auparavant, il s’avança rapidement dans la direction des gens assemblés.
En chemin, il faillit être renversé par un homme qui courait droit devant lui.
Plus il se rapprochait, mieux il reconnaissait ces visages, dont les yeux embués de désespoir ou fixés par la peur l’effrayaient.
Jouant des épaules, décochant des coups, les hommes se frayaient un passage pour parvenir jusqu’aux blessés étendus sur la neige. Des mères affolées cherchaient leurs enfants égarés dans les premiers moments de la bousculade. Dans une rue adjacente, un sabotier déchargeait un fusil sur le ciel, pour faire la preuve de sa surdité, en lançant des imprécations vers son Dieu.
Dans l’église, vingt fidèles ralliés par leur pasteur imploraient une clémence divine, pendant que d’autres s’enfermaient dans leur maison, dont ils verrouillaient soigneusement la porte.
Par un hasard heureux, Natt, ayant aperçu Frédérich Shonwiller, parvint à le rejoindre.
Sans essayer de prononcer d’impossibles paroles, par une mimique expressive, ils convinrent de se rendre chez le docteur Amyl. Ils repartirent en courant. Au détour d’une rue étroite et déserte, une vieille bâtisse alsacienne se dressait : c’était la demeure du frère de Natt.
Les deux hommes, ne pouvant annoncer leur visite par un moyen habituel, franchirent la clôture du jardinet, poussèrent une fenêtre entrouverte, et pénétrèrent dans le cabinet du médecin, sans que celui-ci pût même soupçonner leur présence.
Agenouillé devant sa bibliothèque, le jeune savant fouillait fébrilement. Déjà, quinze volumes jonchaient le sol. D’autres allaient les rejoindre, quand Natt mit la main sur l’épaule de son frère.
Il se redressa d’un bond, mais, instantanément, son visage énergique se rasséréna. Il connaissait l’inanité des mots qu’il pouvait prononcer ; d’un geste, il désigna deux fauteuils.
Natt et Frédérich avaient une confiance aveugle en la science du jeune homme ; ils prirent place sur les sièges et attendirent sans impatience.
Le docteur arpenta la pièce pendant quelques instants ; puis, prenant un bloc de papier, écrivit : « Ce phénomène doit être passager. »
Après en avoir pris connaissance, Frédérich Shonwiller passa le papier à Natt. Celui-ci, l’ayant lu, ajouta quelques mots : « Quelle en est la cause ? Sommes-nous destinés à rester sourds et ne pouvoir nous exprimer que par écrit ? »
« Je cherche, » traça laconiquement le jeune médecin.
Sans plus d’explication, il retourna à sa bibliothèque et déplaça sans ménagement un nouvelle pile de livres, qui s’écroulèrent… oh ! miracle ! avec un bruit qui leur sembla formidable !!!
D’un bond, les trois hommes s’étaient redressés.
Un « ah ! » s’échappant de leur poitrine renouvela la preuve qu’ils entendaient. Les sons étaient revenus !
Pendant quelques secondes, ces hommes, dont tous les nerfs exacerbés tendaient vers ce seul but : entendre, n’osèrent plus ni parler, ni bouger. Ils avaient peur !
La crainte de s’être trompés, d’être la victime d’un phénomène comparable au mirage, les retenait immobiles, muets, quand soudain une clameur féroce retentit.
Ils se précipitèrent vers la fenêtre, qu’ils repoussèrent violemment. De biais, on apercevait la place de l’église.
Une foule, – la foule, – celle de tous les pays, de toutes les régions, la foule inconsciente et stupide, hurlait en commun dans la joie délirante de crier… de s’entendre !
Des hommes s’agitaient, s’envoyaient de formidables claques sur les épaules.
Les femmes, repoussant les volets, tout à l’heure hermétiquement clos, s’interpellaient d’une maison à l’autre.
Une grappe de gamins, suspendus après les cordes des cloches, sonnaient à toute volée.
Puis, ce fut la ruée vers l’église, où le prêtre allait commencer une allocution.
« Chers frères… mes chers enfants !… » dit-il, invinciblement ému.
Ce fut tout ce qu’il put exprimer ; les autres paroles ne parvinrent pas jusqu’aux fidèles attentifs.
Le mystérieux silence régnait à nouveau.
Pour la deuxième fois, les sons étaient morts.
Il y eut une hésitation, un flottement, la pensée confuse d’une erreur passagère. Mais le silence était revenu, absolu, implacable. Ce fut un affolement plus complet, plus effrayant peut-être que la première fois, le paroxysme d’une crise d’angoisse dont les énervements successifs avaient exagéré le potentiel et les syndromes se révélaient plus hallucinants. L’appréhension tenaillait les cœurs, l’effort crispait les nerfs ; la foule se dispersa en quelques secondes.
Les gens n’avaient plus qu’une idée, s’enfermer chez eux, comme pour se mettre à l’abri d’un maléfice dont le silence n’était qu’un symptôme. Quel être mystérieux, malfaisant dans sa puissance énorme, pouvait jeter un sort sur leur cité ?
Dans ce village rhénan, où les légendes se transmettaient encore le soir à la veillée, plus d’une femme, angoissée, égrena un chapelet grelottant.
Chez le docteur Amyl, si cette deuxième interruption des sons ne provoqua pas une réaction aussi violente, elle n’en jeta pas moins un grand trouble dans l’esprit dérouté du docteur.
Quant à Frédérich Shonwiller, la réaction fut bénigne.
Il était complètement fixé sur l’importance qu’il devait personnellement attribuer au mutisme et à la surdité dont il s’était cru atteint. Par un égoïsme bien humain, doublé de l’expérience que lui conférait son grand âge, il attendait que le temps vint modifier les événements, et rétablir la vie normale.
Le docteur arpenta encore quelques instants son cabinet, puis, s’asseyant à son bureau, écrivit ces trois mots : « Il faut agir. »
Son frère lut le papier par-dessus ses épaules, et, ne comprenant pas la pensée du docteur, se demandait quelle activité pourrait bien concourir au rétablissement de l’état normal, quand un incident le détourna du cours de ses pensées.
Comme il passait le papier à Frédéric Shonwiller, une grosse pierre toucha une statuette de pierre cuite qui s’écroula sans que le moindre bruit ait pu éveiller leur attention.
Natt avait vu la statuette s’effondrer. Il se précipita vers la fenêtre, dont un grand carreau manquait. Dehors, une vingtaine de personnes stationnaient. Des gestes désordonnés ponctuaient des mots qu’on n’entendait pas.
C’est à la science qu’elles venaient maintenant demander le salut. Amyl, sans se montrer, jeta un regard sur ce groupe de pauvres gens dont il connaissait tous les noms, dont il avait si fréquemment vaincu les défaillances de leur corps.
Aujourd’hui, il devait s’incliner, impuissant à se guérir lui-même. Et, pour la première fois depuis le début de cette fantastique aventure, le visage du docteur exprima une douloureuse émotion. Son frère le remarqua.
Craignant, qu’énervée, la foule ne tentât d’enfoncer la porte, Natt sortit et traça sur le panneau, au moyen d’un morceau de plâtras, le mot : « Absent. » Petit à petit, déçue et lasse de ne pouvoir, faute de se comprendre, prendre une décision, la masse populeuse se retira.
Natt ferma la porte et fit mine de s’éloigner. Quelques instants plus tard, il rejoignit les deux hommes qui avaient échangé, pendant ce temps, de nombreuses notes manuscrites.
Natt en prit connaissance. Il devait rejoindre Thérésa, pendant que Shonwiller et Amyl descendraient jusqu’à la halte située à deux cents mètres à l’orée du village. Le docteur pensait y pouvoir communiquer avec la ville la plus proche par le télégraphe Morse.
Ils partirent sous la neige.
Les bourrasques avaient recommencé leur tournoiement de flocons glacés, qui s’abattaient en tourbillonnant dans l’espace.
Les deux hommes cheminaient, aveuglés et transis, laissant derrière eux de larges et profondes empreintes.
Ils apercevaient le fantôme squelettique des signaux qui étendaient leurs bras colorés vers les horizons sans fin.
La masse sombre de la cabane du gardien apparaissait, derrière la dentelle mouvante du rideau de neige. Près des rails, dont l’acier luisant tranchait le tapis blanc d’une double ligne impeccablement régulière, le cheminot attendait l’arrivée imminente d’un express dont il n’entendrait pas la résonance caractéristique. Le docteur lui fit comprendre son désir de correspondre avec la ville. Amyl câbla lui-même avec nervosité. La réponse fut scandée de suite. Le jeune homme traduisit : « Comprenons pas… Êtes-vous fou ? »
Cette réponse stupéfia les trois hommes.
Par quel phénomène inexplicable seul leur village se trouvait-il plongé dans ce mystérieux et angoissant silence ?
Le docteur chercha à se souvenir si, parmi ses nombreuses lectures, il pouvait découvrir un cas présentant quelque analogie avec leur situation.
Mais c’est en vain que sa pensée parcourait le périple de sa mémoire ; il ne pouvait se remémorer la moindre similitude, fût-elle née de l’imagination créatrice d’un fertile romancier.
Ils sortirent du poste.
Le vieux Shonwiller et le docteur retournèrent au village, pendant que le cheminot, au milieu de la voie, serrait les poings de rage devant l’impossibilité d’assurer le moindre service.
Les deux hommes retrouvèrent Natt et Thérésa assis devant la haute cheminée dans laquelle achevaient de se consumer des branches de sapin.
Thérésa relevait les brindilles de bois mort, qui s’éparpillaient sur les vieilles briques. Natt, les yeux rivés sur le frais visage de la jeune fille, s’inquiétait des souffrances émotives qu’elle ne pouvait traduire.
Réunis à nouveau, ils se serrèrent autour de la table familiale dans une attitude de réflexion et de recherche.
Ne pouvant échanger aucune parole, ils mesuraient l’importance de leurs idées avant que d’essayer une traduction mimée ou écrite. Le jeune docteur Amyl s’énervait de son impuissance à échafauder une explication possible ; il détournait brusquement la tête, fixant de ses prunelles inquiètes, tantôt le plafond obscurci, tantôt l’encoignure d’une vieille porte, tantôt parcourant du regard les mouvements sculptés des vieux meubles.
Frédérich Shonwiller, chez lui, à l’abri des inclémences du temps, près de ceux qu’il enveloppait d’une douce affection, étonna ses compagnons par un geste quiet. Il tira de sa poche une pipe en porcelaine, et, lentement, méthodiquement, la bourra d’un beau tabac blond. À la troisième bouffée, il traça au crayon, en marge d’un journal, ces deux mots : « Que faire ? »
« Attendre » écrivit Thérésa.
« Fuir, » proposa Natt.
« Non, agir, » rectifia le docteur d’une écriture nerveuse.
Ils levèrent vers Amyl des regards interrogateurs. Le visage du jeune savant exprimait une jubilation intense. Ils comprirent que les réflexions du docteur avaient été fructueuses, et ils attendirent qu’il eût exprimé sur le papier le résultat de ses méditations.
Avidement, ils suivaient la pointe du crayon qui formulait les recommandations d’Amyl.
« Que Thérésa reste à la maison avec son père ; Natt et moi tentons une expérience. Dans deux heures, nous serons de retour. »
Les deux hommes prirent rapidement congé et s’éclipsèrent par le potager contigu à la maison de Shonwiller.
Munis chacun d’une canne ferrée, ils gravirent péniblement les sentiers escarpés, glissant sur des rochers recouverts de neige. Tout en montant dans ces sentes embourbées, dont la chair neigeuse se raffermissait sous leur poids, le jeune docteur expliquait par des gestes le projet qui nécessitait cette pénible ascension.
Le télégraphe lui avait appris qu’à douze kilomètres, le bourg le plus proche n’avait pas subi l’extraordinaire phénomène. L’idée d’un cataclysme d’allure universelle devait être écartée ; il voulait délimiter la zone de silence, ce qui devait lui permettre de mieux en déterminer la cause.
Après une demi-heure de marche, les deux hommes ressemblaient étrangement à deux fantômes. Leurs vêtements étaient recouverts de myriades d’étoiles blanches formées par les cristaux de neige, et leurs mains bleuies par le froid se crispaient douloureusement sur leur bâton noueux. Ils allaient atteindre le plateau interrompant la chaîne des monticules, quand Natt accrocha une racine et tomba lourdement.
Sa chute assourdie par la neige devait passer inaperçue et, cependant, le docteur avait entendu un bruit étouffé.
Il se retourna et s’écria : « Tu t’es fait mal, Natt ? »
Et Natt, comme s’il eût été à l’extrémité d’un téléphone lointain, entendit faiblement l’exclamation de son frère.
« Non, » répondit-il.
En prononçant ce mot, il s’était avancé de quelques pas, et le mot arriva brutal, claquant comme un coup de fouet aux oreilles d’Amyl.
Ils avaient dépassé la zone du silence !
Du sommet de la colline, on découvrait un village.
Les habitants, joyeux, se dirigeaient par les routes et les venelles jusqu’à l’église dont les cloches sonnaient l’office des vêpres. Ainsi, à quelques kilomètres à vol d’oiseau, d’autres hommes vivaient insouciants de leurs angoisses.
Détournant leurs regards vers leur cité, le docteur et Natt aperçurent de longs chariots alsaciens devant plusieurs portes.
L’exode commençait. Entassant ce qu’ils avaient de plus précieux, des habitants se préparaient à fuir ce pays maudit.
Le docteur Amyl regardait, impuissant, ce spectacle affligeant.
Pourquoi ce village, son village, était-il seul atteint ?
Sa vue embrassait tour à tour les prairies, les bois, la vallée, le village qu’il chérissait.
Que faire ? Que penser ?
Près de lui, Natt, le cœur lourd d’angoisse, respectait son silence.
« Vois-tu ? » fit Natt soudain.
Et il désigna une silhouette semblable à la leur qui, postée à la lisière d’un bois, inspectait les alentours avec une longue-vue.
« Couchons-nous, » ordonna le docteur.
Sans hésitation, ils s’allongèrent côte à côte derrière des mélèzes rabougris, en observant l’inconnu.
L’homme descendit, s’arrêta, prit des notes sur un carnet, remonta, inscrivit encore quelques lignes, puis, précipitamment, s’éloigna et se perdit bientôt dans la profondeur de la forêt.
Les deux frères se relevèrent. Un nom s’échappa de leurs lèvres : « Karl Carlton. »
C’était le fameux professeur dont la science universellement respectée faisait la gloire de l’Université de Köhln.
Comme eux, sans doute, il étudiait l’extraordinaire phénomène ; comme eux, il devait en chercher l’explication.
« À la villa de Karl Carlton, ordonna le docteur. Lui seul peut nous donner un avis autorisé, lui seul est assez savant pour prévoir un remède ou prédire ce qui pourrait survenir.
– Allons rassurer Thérésa, proposa Natt. Nous ne pouvons laisser Shonwiller et sa fille dans la cruelle ignorance de ce que nous avons constaté. Si notre bonheur ne peut exister qu’en dehors du pays, nous fuirons la cité, » ajouta-t-il, amer.
Ils redescendirent, plongés à nouveau dans la zone muette.
Leurs visages décelèrent aux Shonwiller qu’il y avait un fait nouveau.
Le docteur s’affaira dans la rédaction d’un long rapport, énonçant ses impressions, relatant leur expérience, et posant l’inquiétant dilemme : « S’exiler ou rester ? »
S’exiler, c’était abandonner leur maison, leurs souvenirs, l’héritage matériel et spirituel de tant d’années.
Rester, c’était la perspective de vivre sans se comprendre, sans pouvoir traduire ses pensées, ses besoins, ses consolations, l’impossibilité d’entendre la mélodie des mots affectueux, le gémissement des plaintes ou les murmures du bonheur ! C’était vivre en s’ignorant, sans pouvoir se défendre contre les êtres ou les choses, qui grincent, sifflent, mugissent ou rugissent, se cassent, blessent ou tuent.
Dehors, un temps serein avait succédé aux violentes bourrasques de l’après-midi. Le froid était plus vif, la couche de neige plus profonde.
La lune lavait, blafarde, les façades des maisons, éclaboussait le tapis immaculé de ses fluorescences livides ; morne et bête, elle s’arrondissait dans un ciel moucheté d’étoiles.
Dans le jardin de Frédérich Shonwiller, une ligne étroite et boueuse séparait le sol uniformément blanc, et traçait une piste sombre jusqu’à la porte d’entrée.
Debout derrière la fenêtre, le jeune docteur rêvait. Espérait-il découvrir l’énigme ?
Installé devant l’âtre, le vieux Fred exposait à la chaleur du foyer ses guêtres humides.
L’un près de l’autre, Thérésa et Natt traduisaient par leurs yeux ce qu’ils ne pouvaient exprimer.
La nuit enveloppait lentement le village qui semblait frappé à mort.
Les rues étaient désertes ; les contrevents des maisons ne filtraient plus aucune lumière. Dans quelques foyers, un feu agonisait dans des cheminées dédaignées.
Une charrette passa comme doit passer un fantôme.
Le docteur la suivit des yeux. Elle avançait lentement, tourna et disparut.
En se penchant pour suivre le véhicule, Amyl aperçut, suspendue à mi-hauteur du coteau voisin, une lumière qui brillait d’un éclat inaccoutumé.
C’était la villa du professeur Karl Carlton.
Karl Carlton ! Il l’avait oublié ! Cette lumière, cette étoile terrestre était la preuve que le vieux savant, penché sur des manuscrits, essayait d’arracher son secret à la nature marâtre.
Le docteur Amyl se retourna brusquement, donna en passant un coup de pied au fagot qui lentement se consumait, et à la lueur flamboyante dessina en gros caractères, sur un papier qu’il avait saisi : « Karl Carlton. »
Dix minutes après, les trois hommes s’enfonçaient dans la nuit.
Le vent faiblissait et la lune inondait de lumière le paysage.
Guidés par elle, le vieux Shonwiller, Natt et le docteur, avançaient lentement dans la direction de la villa du professeur.
Au fur et et à mesure qu’ils gravissaient la côte, ils dominaient leur malheureux village sur lequel s’épandait le silence terrifiant, silence absolu, que nulle créature ne pouvait rompre.
Une grande espérance les portait : Karl Carlton !…
Ils avançaient les épaules en avant, dans un monde spectral, et ce calme profond et prolongé ne laissait pas d’agir sur leurs nerfs, mis depuis le matin à une cruelle épreuve.
Encore cent mètres, et ils arriveraient.
Au travers des arbres chargés de neige, ils contemplaient les rayons lumineux qui se vaporisaient dans les gaz d’un léger brouillard.
Avidement, ils fouillaient du regard ce coin de bois contenant toutes leurs espérances.
Connaître la vérité ! S’affranchir de ce joug terrifiant était leur seul désir.
Natt, le premier, arriva à la grille ; il s’arrêta et attendit ses compagnons. La même difficulté qu’il avait rencontrée quand il s’était présenté chez son frère se dressait à nouveau.
La personnalité du professeur le faisait hésiter à pénétrer chez ce vénérable savant ainsi qu’un vulgaire malfaiteur. Et cependant, aucune autre solution n’était pratiquement réalisable. L’agitation de la sonnette aurait été inopérante et, d’autre part, la villa, étant séparée du mur de clôture par des massifs d’arbres, un jet de pierres eût été vain. Ils parcoururent du regard les allées désertes, cherchant à apercevoir, à travers l’enchevêtrement des arbres et des buissons, la silhouette bien connue de Karl Carlton.
Rien !
Ils se regardèrent, hésitants.
Le docteur fit le tour de la propriété, sans découvrir un moyen correct d’annoncer leur visite.
Natt escalada le mur, et, avant qu’aucun de ses compagnons n’ait pu le retenir, il était déjà à califourchon sur le faîte.
Il n’y avait personne en vue ; il fit signe à ses compagnons, et, avec une souplesse de gynmasiarque, se laissa choir dans le jardin de la propriété, suivi du docteur et de Shonwiller.
Quelques secondes après, ils marchaient à pas rapides, Natt en tête, quand soudain une masse pesante s’abattit sur le jeune homme, qui roula à terre.
Un chien, l’un des deux farouches gardiens du professeur, un redoutable berger allemand, venait de l’attaquer.
Le jeune homme s’était retourné et pesait de tout son poids sur la bête qu’il cherchait à étrangler. De ses mains puissantes, sans pitié, il se mit à serrer la gorge, protégée par une épaisse fourrure, malgré les soubresauts que tentait l’animal.
Amyl et le vieux Fred assistaient impuissants à ce douloureux spectacle, craignant de gêner leur compagnon dans sa défense par une intervention inopportune.
Le docteur se précipita tout à coup devant Shonwiller : l’autre molosse se lançait sur le vieil homme. Arrivé tel un bolide, il rencontra le bras armé du docteur. Ces luttes sauvages et épiques se terminèrent rapidement par la mort des deux redoutables gardiens, sans qu’un cri ou qu’une plainte n’ait pu trahir leur intensité. L’une des bêtes, un couteau dans la gorge, perdait son sang par de profondes blessures ; l’autre, le nez dans la neige, avait été étouffée par Natt. Les trois hommes se rassurèrent sur la légèreté des morsures reçues. Après s’être assurés qu’aucun autre ennemi ne pouvait surgir, ils se remirent en marche vers la maison du professeur qu’ils atteignirent sans encombre.
Sans s’arrêter, le docteur franchit le perron ; aisément, il ouvrit la porte du vestibule en passant son bras par le châssis entrouvert.
Ce geste banal plongea les trois hommes dans la plus vive stupéfaction.
Ils avaient perçu le bruit causé par le verrou.
Le docteur Amyl pénétra dans le vestibule ; ses pas résonnèrent normalement.
La zone de silence s’arrêtait donc à la porte du vieux savant ?
« On entend ! » risqua Amyl. D’une commune voix, Natt et Fred répétèrent : « On entend ! »
À l’extrémité du couloir, de vives lumières aux coloris violacés, rubis, orange, ou soudain fulgurantes, brillaient puis disparaissaient.
Intrigués, ils s’approchèrent de la porte entrebâillée par laquelle elles s’échappaient.
Au centre d’une pièce aux parois recouvertes de feuilles métalliques, sur une table de verre, une boule de feu, entre deux colonnes de mercure, tournait à une vitesse fantastique et projetait de tous côtés les rayons kaléidoscopiques remarqués du couloir.
Deux plateaux de cristal, chargés de particules mystérieuses, s’approchaient ou s’écartaient, tandis que, sous des réactions caloriques intenses, l’air qui les séparait dansait en des vibrations diaphanes.
Tout ce spectacle de fantasmagorie avait un magicien. Le professeur Karl Carlton, devant une table, penché sur des manettes, surveillait ces instruments diaboliques ou prenait des notes mystérieuses. L’ombre que fit la forte carrure de Fred Shonwiller, médusé, au seuil de la porte, le fit se redresser.
D’un bond, le savant s’élança jusqu’aux trois hommes.
« Arrière ! Un pas de plus : vous êtes morts. »
Son visage, habituellement hirsute mais bonhomme, défiguré par les rougeoiements de son satanique enfer, était effrayant à voir. Ses traits, habituellement calmes, étaient bouleversés par l’apparition soudaine des intrus.
Il entrevit le docteur Amyl ; instantanément, son visage se rasséréna.
« Ah ! vous arrivez bien, » fit-il.
Sans quitter la combinaison, les sandales et les gants de caoutchouc, il sortit de la pièce.
Prenant familièrement le docteur par les épaules, il s’écria avec chaleur :
« Regardez. Vous avez devant vous la plus formidable découverte du siècle : la machine à supprimer les sons.
Vous en avez ressenti les formidables effets ! Je ne puis encore divulguer ce secret, mais vous avez pu constater l’extraordinaire résultat de mon invention. Les sons sont émis, mais ils meurent au point exact de leur émission !
Leurs vibrations qui les transportaient en ondes sonores sont anéanties ; il n’y a plus de vibration possible, car ce prodigieux appareil émet une multitude de nouvelles vibrations annihilant les ondes sonores !
Le son né, il meurt ! Il ne se propage plus ! Votre bouche profère un cri, votre faculté auditive ne peut l’entendre ! Entrevoyez-vous les multiples applications de cette géniale trouvaille ? »
Le savant, tout illuminé d’une joie orgueilleuse, tout enfiévré par les chimères de son rêve, continuait dans un débit précipité, plein de force et de conviction, pendant que les trois hommes, surpris, n’osant bouger, restaient figés dans une torpeur faite de crainte, de respect et de stupéfaction.
« Qu’un pays, qu’un seul, soit détenteur de mon secret, c’est l’asservissement de ses voisins, du monde ! Car je puis, à mon gré, augmenter la portée de cette zone de silence.
C’est la vie humaine réglée méthodiquement, orientée vers la production intense, source des richesses. Le repos complet par un sommeil réparateur, le travail silencieux, fécond et supérieur !
Et c’est moi, moi ! qui peux, suivant les caprices de ma volonté, dominer le monde, créer une religion, déclencher une révolution. Moi, chercheur infatigable et souvent méconnu, moi en qui vous n’avez jamais douté, mon jeune ami, et…
– Grands Dieux ! » s’exclama Natt.
Tous les regards se portèrent vers la porte d’entrée largement ouverte, d’où l’on apercevait toute la vallée.
Une gerbe de feu s’élevait près de la « Halte. » Sans aucun doute, une catastrophe venait de se produire ; une rame de wagons était là-bas qui flambait !…
Nul ne pouvait percevoir les gémissements, les plaintes, les cris des blessés. C’est silencieusement que les voitures s’étaient écrasées les unes sur les autres, que la chaudière, renversée, laissait échapper ses jets de vapeur bouillante. Aucun secours ne pouvait parvenir à ces malheureux, aucune aide, aucun espoir. Ils se débattaient avec la mort, avec un silence de mort !
Cela ne se pouvait pas, cela ne devait pas être. Serrant les poings, le vieux Shonwiller s’élança vers les manettes.
Avant que le professeur pût lui barrer la route, une formidable explosion ébranla les airs, pulvérisa la villa dans un nuage d’épaisse fumée.
Était-il possible qu’il fût vivant, lui, le vieux Shonwiller ? Comment avait-il pu échapper à l’horrifiante catastrophe ?
Quel horrible cauchemar, quel rêve insensé !
Se frottant les yeux, reprenant doucement contact avec la réalité, le vieux Fred s’aperçut qu’il était tombé de son lit. Bien éveillé et tout ému encore de son hallucinante vision, il n’osait penser, se questionner. Il se redressa ; un choc sur le bois de son lit lui affirma qu’il n’était plus endormi et que les bruits étaient bien vivants, eux aussi !
Ding ! Ding ! Dong !
Les cloches, sous l’impulsion vigoureuse de Natt, sonnaient la messe.
Ainsi, il s’était éveillé aussi tard ?
« Mais oui, » répondit Thérésa, amusée.
Repoussant les volets, Shonwiller contempla les toits voisins, recouverts d’une neige immaculée sous le pâle soleil de décembre.
« Père, tu vas être en retard ! » ajouta calmement sa fille.
Puis elle reprit, d’un ton de doux reproche :
« Je t’ai entendu cette nuit proférer des sons inarticulés ; tu as passé une nuit agitée. Ce n’est pas bien, père, gronda-t-elle en l’embrassant ; c’est ce maudit petit alcool que tu as pris hier au soir, et que tu as fait prendre à Natt ! Tu sais qu’à son âge, il peut causer de multiples désagréments. »
Ding ! Ding ! Dong !!
Elles vibraient de gaieté et de bonheur, les cloches joyeuses.
Elles ébranlaient l’air de leur sonorité ample, harmonieuse, éveillaient les échos de la Cité, la Cité heureuse.
FIN
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(Michel Servanne et Henri Picard, in Le Soir, quarante-quatrième année, n° 300, 301, 302, 304 et 305, lundi 28, mardi 29, mercredi 30 octobre, vendredi 1er et samedi 2 novembre 1929 ; huiles sur toile de Dado, « Le Cri, » 1954 ; « Isolement, » 1954 ; « Audition, » 1954 ; Sans titre, 1954-55 ; Sans titre, 1954)
Bon jour,
Je pense que nous aurions bien besoin de cette invention dans bien des situations. 🙂
Merci pour ces partages.
Max-Louis