Oui, madame, le mignard petit cochon qui frétille voluptueusement comme un grelot pendu à votre bracelet d’améthyste, ce fétiche naturaliste dont luisent les yeux roses, dont le groin sensuel semble subodorer quelque errante saveur de truffes, cet animal divin qui vous fit gagner tant de louis à Auteuil avec l’outsider lamentable de je ne sais quel bookmaker, qui remplit votre alcôve d’amoureux extasiés, a son histoire.
Bienheureux les cochons qui n’ont pas d’histoire !
Vous souriez derrière votre éventail. N’avez-vous donc jamais compati aux misères éternisées du pauvre compagnon de saint Antoine, roulant sa bosse de baraque en baraque, et toujours torturé par les diablotins qui hurlent : « Démolissons ! démolissons ! » d’une voix si peu catholique ? Je le revois encore avec sa queue en tire-bouchon qui fusait et pétaradait tout à coup, au milieu de rires cruels, et le triste anachorète à genoux, assourdissant le bon Dieu de sa complainte…
Mais revenons à notre histoire. Il se fait tard. La lune voile sa face blême dans le feuillage épais des ormes. Et vous dormirez comme jamais vous n’avez dormi, au fond de ce large fauteuil où votre grand-mère dodelina si souvent de la tête en ronronnant très doucement.
*
Il était une fois, – il y a bien, bien longtemps de cela. Peut-être, en additionnant vos vingt ans et les miens, puis en multipliant le total jusqu’à l’aube, trouverions-nous la date de cette époque lointaine.
En ce temps-là, Cendrillon perdait son adorable pantoufle, Peau-d’Âne commandait des robes couleur de soleil, la Belle au Bois dormant n’avait pas rouvert ses yeux clos par un mystérieux sommeil, et le diable, qui se portait encore très bien, venait parfois flâner et lire les gazettes sur la Terre.
Il affectionnait surtout pour ses escapades certain duché de Gascogne paisiblement endormi au bord de l’Océan.
Messire Satanas se trouvait dans ce pays de cocagne comme un coq au milieu de sa basse-cour. Les brises y charriaient d’énervants parfums de vice. Les péchés capitaux fleurissaient, pieusement cultivés par les unes et les autres. Le vin vous avait un bouquet inoubliable de grappes brûlées aux claires solaisons d’août, qui faisait tintinnabuler dans la cervelle grisée des carillons de folie. Les filles étaient invraisemblablement jolies et friandes d’amours passagères à coucher les plus vigoureux gens d’armes du Roy de France sur la litière.
On ne rencontrait que des couples aux joues enluminées, aux regards trempés de langueur, qui processionnaient enlacés suivant la guise amoureuse. On en rencontrait à chaque pas, dans les bosquets obscurs des jardins, au détour des rues désertes, dans les hautes herbes des fossés desséchés, et même dans les larges confessionnaux de Saint-Cléophas, l’église abbatiale où se psalmodiaient des litanies qui ressemblaient peu à celles de Notre-Dame.
La ripaille ne discontinuait pas, pantagruélique, sublime, et tandis que les vieux, s’emplissant comme des futailles au cabaret, roulaient un à un sous les tables, les jeunesses n’interrompaient pas la détraquante musique d’amour qui montait des quatre coins de la ville saoûlée de volupté.
Le duc Désiré XIV, qui gouvernait la province depuis longues années, avait trop souvent succombé à la tentation et revendiqué ses droits galants de seigneur.
Aussi, gâteux, goutteux, catarrheux et l’échine courbée, se traînait-il comme une âme en peine, endurant le supplice du païen Tantalus à chaque cotillon rencontré et pestant contre la malechance. Cependant, il prenait bien encore le menton de ses vassales et, d’un accent gnia-gnia, leur débitait des madrigaux sucrés dont elles se gaussaient.
Or, – une nuit de novembre où les étoiles s’étaient éteintes dans le vaste ciel assombri, – cahin-caha, Désiré XIV rentrait incognito dans son palais, lorsque, devant l’église, il entendit des clameurs stridentes et des jurons inconnus qui retentissaient sous le porche.
« Palsambleu ! s’exclama-t-il. On s’assassine là-bas ! »
Il mit ses lunettes, approcha sa lanterne charitablement, et il vit un gentilhomme tout de noir vêtu et d’une maigreur famélique qui se tordait dans l’énorme bénitier de Saint-Cléophas.
« Une drôle d’heure pour prendre un bain ! » murmura le duc philosophiquement ; et il ajouta en saluant :
« Monsieur est malade ?
– Très malade, répondit brusquement l’inconnu.
– Monsieur est étranger ?
– Je suis le diable.
– Le diable ! balbutia Désiré XIV, le diable dans mes États !
– Pourquoi pas ? Tes sujettes ne valent-elles pas le voyage ?…
– Monsieur est trop aimable.
– Quant à ton vin, j’ai juré sur mes cornes de n’en plus boire une goutte. Je rentre toujours abominablement gris et, ce soir, bêtement, je me suis laissé choir dans ce maudit bénitier.
– Je comprends. »
Satanas recommença ses lamentations d’une voix aiguë.
« Mon petit duc, répétait-il, de grâce, retire-moi du bénitier. Je te promets tout ce que tu désireras.
– Bah ! fit Désiré, qui ne croyait pas à grand-chose en ce monde ni dans l’autre.
– Je te promets… Que veux-tu ? Je peux tout.
– Veinard ! Moi, je ne peux plus rien depuis dix ans. Et, corbleu, si tu me garantissais que…
– Retire-moi du bénitier ; tu redeviendras aussitôt plus jeune, plus robuste qu’autrefois. Et, de cette nuit, il suffira qu’une femme te reluque pour…
– Hein ! interrompit le duc, il suffira qu’une femme me reluque ? »
Et, n’y tenant plus, affolé de joie, d’une main secourable il retira le diable de l’eau bénite.
« Merci, Désiré, » dit celui-ci avec une exquise politesse.
Puis, décrochant de sa chaîne de montre un petit cochon d’or merveilleusement ciselé :
« Mon cher, continua-t-il, je tiens ce que je promets. Prenez ce talisman, touchez de votre nez la queue du cochon, et ce que vous m’avez demandé arrivera. »
Il consulta sa montre.
« Deux heures déjà ! j’ai un souper au Purgatoire. Vous m’excuserez, n’est-ce pas ? »
Il disparut dans la nuit.
Désiré XIV contemplait son cochon d’un regard extasié et il songeait déjà aux douces jouissances oubliées qu’il allait savourer de nouveau, à ses cinquante ans enterrés pour ne plus revenir, et aux belles fillettes qui ne se gausseraient plus de lui.
*
Il crut avoir rêvé, le lendemain, quand les pépiements bavards des moineaux qui picoraient parmi les cerisiers du jardin ducal le réveillèrent dans son grand lit à baldaquin. Il se frotta longtemps les yeux, et il fut ébahi en apercevant sur sa table le cadeau du diable. Le petit cochon brillait comme un écu neuf, et des raies de soleil, filtrant entre les lamelles des volets, le nimbaient d’une auréole radieuse.
« Serait-ce vrai ? s’écria Désiré XIV. Nous le verrons bien. »
Il sauta de son lit, et, fiévreusement, le corps agité de frissons inquiets, il frotta et refrotta son nez violâtre à la queue tire-bouchonnante de l’animal magique. Il revêtit ensuite son plus beau pourpoint et ses chausses les plus voyantes.
« Nous verrons bien, nous verrons bien ! » fredonnait-il d’un air guilleret.
Il se frottait les paumes, dansait, riait, s’attendrissait. Et, la toilette terminée, il sortit de ses appartements.
La première personne qu’il rencontra au milieu de l’antichambre fut dame Corinne, la gouvernante de feu la duchesse. Une vieille, chevronnée, bourgeonnée, velue, et dont la laideur était devenue proverbiale.
La gouvernante fixa ses petits yeux clignotants sur le duc.
Aussitôt, Désiré XIV sursauta, les traits transfigurés par un bonheur immense.
« Ça revient, ça revient, marmottait-il éperdument.
– Qu’est-ce que c’est ? » glapissait dame Corinne.
Et tous deux, haletants, les paupières mi-closes, la bouche ouverte, se trémoussaient de hue et de dia, ainsi que des marionnettes tirées par une invisible main.
La vieille retomba d’abord sur la banquette de l’antichambre, abasourdie et la poitrine soulevée de soupirs bruyants.
Le duc se secoua, toussa et redressa la tête.
« Pouah ! dit-il en se détournant. Nous commençons bien mal ! »
Il franchit le seuil du palais et, les mains aux poches comme un poète désœuvré qui cherche des rimes opulentes, le nez en l’air, s’arrêtant aux boutiques, regardant aux fenêtres entrouvertes, il erra par les quartiers populeux de sa capitale…
Malheureusement, les femmes se sauvaient à son approche, riant de toutes leurs dents blanches, cachant leurs frimousses gamines, car le diable ne l’avait ni embelli, ni rajeuni.
Désiré XIV en était fort marri. Il arriva enfin sur les berges herbeuses de la rivière. De longs peupliers défeuillés frissonnaient au bord, étendant des ombres violettes au milieu de la nappe verte de l’eau. Et les laveuses, roses de fatigue, les bras nus, tapaient leur linge à grands coups de battoir.
Le duc s’assit dans les feuilles mortes.
« Bonjour, petites ! cria-t-il d’un ton paterne.
– Bonjour, monseigneur ! répliquèrent les laveuses et, comptant s’esclaffer, elles dévisagèrent Désiré.
Mais elles se turent subitement. Sans mot dire, le duc gigotait frénétiquement dans son lit de feuilles. Et toutes les laveuses, effarées, s’affaissaient les unes sur les autres, piaillant, proférant des syllabes entrecoupées, des mots d’amour, des noms de galants. Elles tendaient leurs bras et leurs lèvres à des baisers imaginaires. Les corsets craquaient. Les boutons sautaient. Une grisante odeur de femme amoureuse s’évaporait dans l’air calme.
Désiré XIV n’abandonna la partie qu’au coucher du soleil.
*
Vous pensez bien que l’histoire s’ébruita. Les commères ont la langue longue, surtout lorsqu’il est question d’amour et des choses essentielles.
Il n’était bruit, d’un bout à l’autre du duché, que du mirifique pouvoir de Désiré XIV. Jamais aucun amoureux n’avait exécuté de semblables tours de force. Les laveuses en tiraient encore la langue.
Dès lors, le palais fut assiégé par les cotillons. Le duc ne put mettre le nez dehors, faire un pas dans sa capitale, sans être arrêté par mille œillades brûlantes qui le mettaient en joie.
Il tint bon pendant huit jours.
Le nombre grossissait sans cesse. Les femmes arrivaient par foules de tous les royaumes connus.
L’inondation des jupons couvrait le duché.
Exténué, tremblant pour ses vieux os, Désiré XIV finit par invoquer son ancien protecteur. Le diable se présenta au palais ponctuellement.
« Que me voulez-vous, cher ? questionna-t-il.
– Ah ! mon pauvre ami, gémit le duc, quel cadeau vous m’avez fait ! Reprenez votre petit cochon, s’il vous plaît, et délivrez-moi des femmes…
– Ainsi soit-il ! dit Satanas par habitude.
– Reprenez votre cochon, s’il vous plaît.
– Impossible, mon petit Désiré. Je ne reprends jamais ce que j’ai donné. C’est de la manie chez moi.
– Je vous vendrai mon âme en échange.
– Ne disons pas de bêtises, n’est-ce pas, entre nous. Et là-dessus, à bientôt ! »
Et sur ces mots gouailleurs, Satanas se retira par la cheminée.
*
Voulez-vous savoir la fin de ce conte lugubre ?
Le duc fit son devoir jusqu’au bout.
Quand il se sentit près de rendre l’âme, il ordonna de porter son grand lit à baldaquin sur la plus haute tour de Saint-Cléophas. De cette façon, on pouvait le voir de quinze lieues à la ronde. De quinze lieues à la ronde, des milliers et des milliers de femmes écarquillèrent vers lui leurs yeux suppliants.
Et il mourut dans de fabuleux spasmes d’amour, tandis que, pareil à un encensement d’église, de tous ces corps pâmés, de toutes ces bouches enivrées, montaient jusqu’à son visage blêmi les tièdes arômes des nuits voluptueuses, et que les râles des gorges oppressées se mêlaient comme pour bercer son suprême sommeil d’une sérénade folle.
Voilà l’histoire du petit cochon, telle que me l’a contée un vieux trombone de mes amis.
Avez-vous bien dormi, madame ?
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(René Mazeroy, sous le pseudonyme de « Mora, » in Gil Blas, deuxième année, n° 250, dimanche 25 juillet 1880 ; repris sous son vrai nom dans le Fin-de-Siècle, journal littéraire illustré, septième année, n° 610, dimanche 3 janvier 1897, et quinzième année, n° 1062, dimanche 5 mai 1901. Cette nouvelle a également été reprise en volume, toujours sous le pseudonyme de « Mora, » dans le recueil Les Deux Femmes de Mademoiselle, histoires de garnison, Paris : Victor Havard, 1880. Benjamin Rabier, illustration de couverture [détail] pour « Bêtes & gens, » L’Assiette au beurre, n° 88, 6 décembre 1902 ; « Un Trio célèbre, » eau-forte de Léon Lebègue, 1910)